LE RHIN I TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirard, 9 VICTOR HUGO LE RHIN I COLLECTION HETZEL PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie RUE PIERRE-SARRAZIN, No 14 1858 Droit de traduction réservé Il y a quelques années, un écrivain, celui qui trace ces lignes, voyageait sans autre but que de voir des arbres et le ciel, deux choses qu'on ne voit pas à Paris. C'était là son objet unique, comme le reconnaîtront ceux de ces lecteurs qui voudront bien feuilleter les premières pages de ce premier volume. Tout en allant ainsi devant lui presque au hasard, il arriva sur les bords du Rhin. La rencontre de ce grand fleuve produisit en lui ce qu'aucun incident de son voyage ne lui avait inspiré jusqu'à ce moment; une volonté de voir et d'observer dans un but déterminé fixa la marche errante de ses idées, imprima une signification précise à son excursion d'abord capricieuse, donna un centre à ses études, en un mot, le fit passer de la rêverie à la pensée. Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n'étudie, que tout le monde visite et que personne ne connaît, qu'on voit en passant et qu'on oublie en courant, que tout regard effleure et qu'aucun esprit n'approfondit. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l'œil du poëte comme à l'œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l'avenir de l'Europe. L'écrivain ne put résister à la tentation d'examiner le Rhin sous ce double aspect. La contemplation du passé dans les monuments qui meurent, le calcul de l'avenir dans les résultantes probables des faits vivants, plaisaient à son instinct d'antiquaire et à son instinct de songeur. Et puis, infailliblement, un jour, bientôt peut-être, le Rhin sera la question flagrante du continent. Pourquoi ne pas tourner un peu d'avance sa méditation de ce côté? Fût-on en apparence plus assidûment livré à d'autres études, non moins hautes, non moins fécondes, mais plus libres dans le temps et l'espace, il faut accepter, lorsqu'elles se présentent, certaines tâches austères de la pensée. Pour peu qu'il vive à l'une des époques décisives de la civilisation, l'âme de ce qu'on appelle le poëte est nécessairement mêlée à tout, au naturalisme, à l'histoire, à la philosophie, aux hommes et aux événements, et doit toujours être prête à aborder les questions pratiques comme les autres. Il faut qu'il sache au besoin rendre un service direct, et mettre la main à la manœuvre. Il y a des jours où tout habitant doit se faire soldat, où tout passager doit se faire matelot. Dans l'illustre et grand siècle ou nous sommes, n'avoir pas reculé dès le premier jour devant la laborieuse mission de l'écrivain, c'est s'être imposé la loi de ne reculer jamais. Gouverner les nations, c'est assumer une responsabilité; parler aux esprits, c'est en assumer une autre; et l'homme de cœur, si chétif qu'il soit, dès qu'il s'est donné une fonction, la prend au sérieux. Recueillir les faits, voir les choses par soi-même, apprécier les difficultés, coopérer, s'il le peut, aux solutions, c'est la condition même de sa mission, sincèrement comprise. Il ne s'épargne pas, il tente, il essaye, il s'efforce de comprendre; et, quand il a compris, il s'efforce d'expliquer. Il sait que la persévérance est une force. Cette force, on peut toujours l'ajouter à sa faiblesse. La goutte d'eau qui tombe du rocher perce la montagne; pourquoi la goutte d'eau qui tombe d'un esprit ne percerait-elle pas les grands problèmes historiques? L'écrivain qui parle ici se donna donc en toute conscience et en tout dévouement au grave travail qui surgissait devant lui; et, après trois mois d'études, à la vérité fort mêlées, il lui sembla que de ce voyage d'archéologue et de curieux, au milieu de sa moisson de poésie et de souvenirs, il rapportait peut-être une pensée immédiatement utile à son pays. Etudes fort mêlées, c'est le mot exact; mais il ne l'emploie pas ici pour qu'on le prenne en mauvaise part. Tout en cherchant à sonder la question d'avenir qu'offre le Rhin, il ne se dissimule point, et l'on s'en apercevra d'ailleurs, que la recherche du passé l'occupait, non plus profondément, mais plus habituellement. Cela se comprend d'ailleurs. Le passé est là en ruine; l'avenir n'y est qu'en germe. On n'a qu'à ouvrir sa fenêtre sur le Rhin, on voit le passé; pour voir l'avenir, il faut, qu'on nous passe cette expression, ouvrir une fenêtre en soi. Quant à ce qui est du présent, le voyageur put dès lors constater deux choses: la première, c'est que le Rhin est beaucoup plus français que ne le pensent les Allemands; la seconde, c'est que les Allemands sont beaucoup moins hostiles à la France que ne le croient les Français. Cette double conviction, absolument acquise et invariablement fixée en lui, devint un de ses points de départ dans l'examen de la question. Cependant les choses diverses que, durant cette excursion, il avait senties ou observées, apprises ou devinées, cherchées ou trouvées, vues ou entrevues, il les avait déposées, chemin faisant, dans des lettres dont la formation toute naturelle et toute naïve doit être expliquée aux lecteurs. C'est chez lui une ancienne habitude qui remonte à douze années. Chaque fois qu'il quitte Paris, il y laisse un ami profond et cher, fixé à la grande ville par des devoirs de tous les instants qui lui permettent à peine la maison de campagne à quatre lieues des barrières. Cet ami, qui, depuis leur jeunesse à tous les deux, veut bien s'associer de cœur à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il entreprend et à tout ce qu'il rêve, réclame de longues lettres de son ami absent, et, ces lettres, l'ami absent les écrit. Ce qu'elles contiennent, on le voit d'ici: c'est l'épanchement quotidien; c'est le temps qu'il a fait aujourd'hui, la manière dont le soleil s'est couché hier, la belle soirée ou le matin pluvieux; c'est la voiture où le voyageur est monté, chaise de poste ou carriole; c'est l'enseigne de l'hôtellerie, l'aspect des villes, la forme qu'avait tel arbre du chemin, la causerie de la berline ou de l'impériale; c'est un grand tombeau visité, un grand souvenir rencontré, un grand édifice exploré, cathédrale ou église de village, car l'église de village n'est pas moins grande que la cathédrale: dans l'une et dans l'autre il y a Dieu; ce sont tous les bruits qui passent, recueillis par l'oreille et commentés par la rêverie: sonneries du clocher, carillon de l'enclume, claquement du fouet du cocher, cri entendu au seuil d'une prison, chanson de la jeune fille, juron du soldat; c'est la peinture de tous les pays coupée à chaque instant par des échappées sur _ce doux pays de fantaisie_ dont parle Montaigne, et où s'attardent si volontiers les songeurs; c'est cette foule d'aventures qui arrivent, non pas au voyageur, mais à son esprit; en un mot, c'est tout et ce n'est rien: c'est le journal d'une pensée plus encore que d'un voyage. Pendant que le corps se déplace, grâce au chemin de fer, à la diligence ou au bateau à vapeur, l'imagination se déplace aussi. Le caprice de la pensée franchit les mers sans navire, les fleuves sans pont et les montagnes sans route. L'esprit de tout rêveur chausse les bottes de sept lieues. Ces deux voyages mêlés l'un à l'autre, voilà ce que contiennent ces lettres. Le voyageur a marché toute la journée, ramassant, recevant ou récoltant des idées, des chimères, des incidents, des sensations, des visions, des fables, des raisonnements, des réalités, des souvenirs. Le soir venu, il entre dans une auberge, et, pendant que le souper s'apprête, il demande une plume, de l'encre et du papier, il s'accoude à l'angle d'une table, et il écrit. Chacune de ses lettres est le sac où il vide la recette que son esprit a faite dans la journée, et dans ce sac, il n'en disconvient pas, il y a souvent plus de gros sous que de louis d'or. De retour à Paris, il revoit son ami et ne songe plus à son journal. Depuis douze ans, il a écrit ainsi force lettres sur la France, la Belgique, la Suisse, l'Océan et la Méditerranée, et il les a oubliées. Il avait oublié de même celles qu'il avait écrites sur le Rhin, quand, l'an passé, elles lui sont forcément revenues en mémoire par un petit enchaînement de faits nécessaires à déduire ici. On se rappelle qu'il y a six ou huit mois environ, la question du Rhin s'est agitée tout à coup. Des esprits, excellents et nobles d'ailleurs, l'ont controversée en France assez vivement à cette époque, et ont pris tout d'abord, comme il arrive presque toujours, deux partis opposés, deux partis extrêmes. Les uns ont considéré les traités de 1815 comme un fait accompli, et, partant de là, ont abandonné la rive gauche du Rhin à l'Allemagne, ne lui demandant que son amitié; les autres, protestant plus que jamais et avec justice, selon nous, contre 1815, ont réclamé violemment la rive gauche du Rhin et repoussé l'amitié de l'Allemagne. Les premiers sacrifiaient le Rhin à la paix; les autres sacrifiaient la paix au Rhin. A notre sens, les uns et les autres avaient à la fois tort et raison. Entre ces deux opinions exclusives et diamétralement contraires, il nous a semblé qu'il y avait place pour une opinion conciliatrice. Maintenir le droit de la France sans blesser la nationalité de l'Allemagne, c'était là le beau problème dont celui qui écrit ces lignes avait, dans sa course sur le Rhin, cru entrevoir la solution. Une fois que cette idée lui apparut, elle lui apparut, non comme une idée, mais comme un devoir. A son avis, tout devoir veut être rempli. Lorsqu'une question qui intéresse l'Europe, c'est-à-dire l'humanité entière, est obscure, si peu de lumière qu'on ait, on doit l'apporter. La raison humaine, d'accord en cela avec la loi spartiate, oblige dans certains cas à dire l'avis qu'on a. Il écrivit donc alors, en quelque sorte sans préoccupation littéraire, mais avec le simple et sévère sentiment du devoir accompli, les deux cents pages qui terminent le second volume de cette publication, et il se disposa à les mettre au jour. Au moment de les faire paraître, un scrupule lui vint. Que signifieraient ces deux cents pages ainsi isolées de tout le travail qui s'était fait dans l'esprit de l'auteur pendant son exploration du Rhin? N'y aurait-il pas quelque chose de brusque et d'étrange dans l'apparition de cette brochure spéciale et inattendue? Ne faudrait-il pas commencer par dire qu'il avait visité le Rhin, et alors ne s'étonnerait-on pas à bon droit que lui, poëte par aspiration, archéologue par sympathie, il n'eût vu dans le Rhin qu'une question politique internationale? Eclairer par un rapprochement historique une question contemporaine, sans doute cela peut être utile; mais le Rhin, ce fleuve unique au monde, ne vaut-il pas la peine d'être aussi vu un peu pour lui-même et en lui-même? Ne serait-il pas vraiment inexplicable qu'il eût passé, lui, devant ces cathédrales sans y entrer, devant ces forteresses sans y monter, devant ces ruines sans les regarder, devant ce passé sans le sonder, devant cette rêverie sans s'y plonger? N'est-ce pas un devoir pour l'écrivain, quel qu'il soit, d'être toujours adhérent avec lui-même, _et sibi constet_, et de ne pas se produire autrement qu'on ne le connaît, et de ne pas arriver autrement qu'il n'est attendu? Agir différemment, ne serait-ce pas dérouter le public, livrer la réalité même du voyage aux doutes et aux conjectures, et par conséquent diminuer la confiance? Ceci sembla grave à l'auteur. Diminuer la confiance à l'heure même où on la réclame plus que jamais; faire douter de soi, surtout quand il faudrait y faire croire; ne pas rallier toute la foi de son auditoire quand on prend la parole pour ce qu'on s'imagine être un devoir, c'était manquer le but. Les lettres qu'il avait écrites durant son voyage se représentèrent alors à son esprit. Il les relut, et il reconnut que, par leur réalité même, elles étaient le point d'appui incontestable et naturel de ses conclusions dans la question rhénane; que la familiarité de certains détails, que la minutie de certaines peintures, que la personnalité de certaines impressions, étaient une évidence de plus; que toutes ces choses vraies s'ajouteraient comme des contre-forts à la chose utile; que, sous un certain rapport, le voyage du rêveur, empreint de caprice, et peut-être pour quelques esprits chagrins entaché de poésie, pourrait nuire à l'autorité du penseur; mais que, d'un autre côté, en étant plus sévère, on risquait d'être moins efficace; que l'objet de cette publication, malheureusement trop insuffisante, était de résoudre amicalement une question de haine; et que, dans tous les cas, du moment où la pensée de l'écrivain, même la plus intime et la plus voilée, serait loyalement livrée aux lecteurs, quel que fût le résultat, lors même qu'ils n'adhéreraient pas aux conclusions du livre, à coup sûr ils croiraient aux convictions de l'auteur.--Ceci déjà serait un grand pas; l'avenir se chargerait peut-être du reste. Tels sont les motifs impérieux, à ce qu'il lui semble, qui ont déterminé l'auteur à mettre au jour ces lettres et à donner au public deux volumes sur le Rhin au lieu de deux cents pages. Si l'auteur avait publié cette correspondance de voyageur dans un but purement personnel, il lui eût probablement fait subir de notables altérations; il eût supprimé beaucoup de détails; il eût effacé partout l'intimité et le sourire; il eût extirpé et sarclé avec soin le _moi_, cette mauvaise herbe qui repousse toujours sous la plume de l'écrivain livré aux épanchements familiers; il eût peut-être renoncé absolument, par le sentiment même de son infériorité, à la forme épistolaire, que les très-grands esprits ont seuls, à son avis, le droit d'employer vis-à-vis du public. Mais au point de vue qu'on vient d'expliquer, ces altérations eussent été des falsifications; ces lettres, quoiqu'en apparence à peu près étrangères à la _Conclusion_, deviennent pourtant en quelque sorte des pièces justificatives; chacune d'elles est un certificat de voyage, de passage et de présence; le _moi_, ici, est une affirmation. Les modifier, c'était remplacer la vérité par la façon littéraire. C'était encore diminuer la confiance, et par conséquent manquer le but. Il ne faut pas oublier que ces lettres, qui pourtant n'auront peut-être pas deux lecteurs, sont là pour appuyer une parole conciliante offerte à deux peuples. Devant un si grand objet, qu'importe les petites coquetteries d'arrangeur et les raffinements de toilette littéraire? Leur vérité est leur parure[1]. [1] L'auteur à cet égard a poussé fort loin le scrupule. Ces lettres ont été écrites au hasard de la plume, sans livres, et les faits historiques ou les textes littéraires qu'elles contiennent çà et là sont cités de mémoire; or la mémoire fait défaut quelquefois. Ainsi, par exemple, dans la lettre neuvième, l'auteur dit que Barberousse _voulut se croiser pour la seconde ou troisième fois_, et dans la lettre dix-septième il parle des _nombreuses croisades_ de Frédéric Barberousse. L'auteur oublie dans cette double occasion que Frédéric Ier ne s'est croisé que deux fois, le première n'étant encore que duc de Souabe, en 1147, en compagnie de son oncle Conrad III; la seconde étant empereur, en 1189. Dans la lettre quatorzième, l'auteur a écrit l'hérésiarque _Doucet_ où il eût fallu écrire l'hérésiarque _Doucin_. Rien n'était plus facile à corriger que ces erreurs; il a semblé à l'auteur que, puisqu'elles étaient dans ces lettres, elles devaient y rester comme le cachet même de leur réalité. Puisqu'il en est à rectifier des erreurs, qu'on lui permette de passer des siennes à celles de son imprimeur. Un errata raisonné est parfois utile. Dans la lettre première, au lieu de: _la maison est pleine de voix qui ordonnent_, il faut lire: _la maison est pleine de voix qui jordonnent_. Dans la _Légende du beau Pécopin_ (paragraphe XII, dernières lignes), au lieu de: _une porte de métal_, il faut lire; _une porte de métail_. Les deux mots _jordonner_ et _métail_ manquent au Dictionnaire de l'Académie, et selon nous le Dictionnaire a tort. _Jordonner_ est un excellent mot de la langue familière, qui n'a pas de synonyme possible, et qui exprime une nuance précise et délicate: le commandement exercé avec sottise et vanité, à tout propos et hors de tout propos. Quant au mot _métail_, il n'est pas moins précieux. Le _métal_ est la substance métallique pure; l'argent est un métal. Le _métail_ est la substance métallique composée; le bronze est un métail. (_Note de la première édition._) Il s'est donc déterminé à les publier telles à peu près qu'elles ont été écrites. Il dit «à peu près,» car il ne veut point cacher qu'il a néanmoins fait quelques suppressions et quelques changements, mais ces changements n'ont aucune importance pour le public. Ils n'ont d'autre objet la plupart du temps que d'éviter des redites, ou d'épargner à des tiers, à des indifférents, à des inconnus rencontrés, tantôt un blâme, tantôt une indiscrétion, tantôt l'ennui de se reconnaître. Il importe peu au public, par exemple, que toutes les fins de lettres, consacrées à des détails de famille, aient été supprimées; il importe peu que le lieu où s'est produit un accident quelconque, une roue cassée, un incendie d'auberge, etc., ait été changé ou non. L'essentiel, pour que l'auteur puisse dire, lui aussi: _Ceci est un livre de bonne foi_, c'est que la forme et le fond des lettres soient restés ce qu'ils étaient. On pourrait au besoin montrer aux curieux, s'il y en avait pour de si petites choses, toutes les pièces de ce journal d'un voyageur authentiquement timbrées et datées par la poste. De la part des grands écrivains, et il est inutile de citer ici d'illustres exemples qui sont dans toutes les mémoires, ces sortes de confidences ont un charme extrême; le beau style donne la vie à tout; de la part d'un simple passant, elles n'ont, nous le répétons, de valeur que leur sincérité. A ce titre, et à ce titre seulement, elles peuvent être quelquefois précieuses. Elles se classent, avec le moine de Saint-Gall, avec le bourgeois de Paris sous Philippe-Auguste, avec Jean de Troyes, parmi les matériaux utiles à consulter; et, comme document honnête et sérieux, ont parfois plus tard l'honneur d'aider la philosophie et l'histoire à caractériser l'esprit d'une époque et d'une nation à un moment donné. S'il était possible d'avoir une prétention pour ces deux volumes, l'auteur n'en aurait pas d'autre que celle-là. Qu'on n'y cherche pas non plus les aventures dramatiques et les incidents pittoresques. Comme l'auteur l'explique dès les premières pages de ce livre, il voyage solitaire sans autre objet que de rêver beaucoup et de penser un peu. Dans ces excursions silencieuses, il emporte deux vieux livres, ou, si on lui permet de citer sa propre expression, il emmène deux vieux amis, Virgile et Tacite: Virgile, c'est-à-dire toute la poésie qui sort de la nature; Tacite, c'est-à-dire toute la pensée qui sort de l'histoire. Et puis, il reste, comme il convient, toujours et partout retranché dans le silence et le demi-jour, qui favorisent l'observation. Ici, quelques mots d'explication sont indispensables. On le sait, la prodigieuse sonorité de la presse française, si puissante, si féconde et si utile d'ailleurs, donne aux moindres noms littéraires de Paris un retentissement qui ne permet pas à l'écrivain, même le plus humble et le plus insignifiant, de croire hors de France à sa complète obscurité. Dans cette situation, l'observateur, quel qu'il soit, pour peu qu'il se soit livré quelquefois à la publicité, doit, s'il veut conserver entière son indépendance de pensée et d'action, garder l'incognito comme s'il était quelque chose, et l'anonyme comme s'il était quelqu'un. Ces précautions, qui assurent au voyageur le bénéfice de l'ombre, l'auteur les a prises durant son excursion aux bords du Rhin, bien qu'elles fussent à coup sûr surabondantes pour lui et qu'il lui parût presque ridicule de les prendre. De cette façon, il a pu recueillir ses notes à son aise et en toute liberté, sans que rien gênât sa curiosité ou sa méditation dans cette promenade de fantaisie qui, nous croyons l'avoir suffisamment indiqué, admet pleinement le hasard des auberges et des tables d'hôte, et s'accommode aussi volontiers de la patache que de la chaise de poste, de la banquette des diligences que de la tente des bateaux à vapeur. Quant à l'Allemagne, qui est à ses yeux la collaboratrice naturelle de la France, il croit, dans les considérations qu'il en a données dans cet ouvrage, l'avoir appréciée justement et l'avoir vue telle qu'elle est. Qu'aucun lecteur ne s'arrête à deux ou trois mots semés çà et là dans ces lettres, et maintenus par scrupule de sincérité; l'auteur proteste énergiquement contre toute intention d'ironie. L'Allemagne, il ne le cache pas, est une des terres qu'il aime et une des nations qu'il admire. Il a presque un sentiment filial pour cette noble et sainte patrie de tous les penseurs. S'il n'était pas Français, il voudrait être Allemand. L'auteur ne croit pas devoir achever cette note préliminaire sans entretenir les lecteurs d'un dernier scrupule qui lui est survenu. Au moment où l'impression de ce livre se terminait, il s'est aperçu que des événements tout récents, et qui, à l'instant même où nous sommes, occupent encore Paris, semblaient donner la valeur d'une application directe à certain passage que l'on trouvera plus loin. Or, l'auteur ayant toujours eu plutôt pour but de calmer que d'irriter, il se demanda s'il n'effacerait pas ces deux lignes. Après réflexion, il s'est décidé à les maintenir. Il suffit d'examiner la date où ces lignes ont été écrites pour reconnaître que, s'il y avait à cette époque-là quelque chose dans l'esprit de l'auteur, c'était peut-être une prévision, ce n'était pas, à coup sûr, et ce ne pouvait être une application. Si l'on se reporte aux faits généraux de notre temps, on verra que cette prévision a pu en résulter, même dans la forme précise que le hasard lui a donnée. En admettant que ces deux lignes aient un sens, ce ne sont pas elles qui sont venues se superposer aux événements, ce sont les événements qui sont venus se ranger sous elles. Il n'est pas d'écrivain un peu réfléchi auquel cela ne soit arrivé. Quelquefois, à force d'étudier le présent, on rencontre quelque chose qui ressemble à l'avenir. Il a donc laissé ces deux lignes à leur place, de même qu'il s'était déjà déterminé à laisser dans le recueil intitulé les _Feuilles d'automne_, les vers intitulés _Rêverie d'un passant à propos d'un roi_, petit poëme écrit en juin 1830, qui annonce la Révolution de juillet. Pour ce qui est de ces deux volumes en eux-mêmes, l'auteur n'a plus rien à en dire. S'ils ne se dérobaient par leur peu de valeur à l'honneur des assimilations et des comparaisons, l'auteur ne pourrait s'empêcher de faire remarquer que cet ouvrage, qui a un fleuve pour sujet, s'est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout spontanément et tout naturellement à l'image d'un fleuve. Il commence comme un ruisseau; traverse un ravin près d'un groupe de chaumières, sous un petit pont d'une arche; côtoie l'auberge dans le village, le troupeau dans le pré, la poule dans le buisson, le paysan dans le sentier; puis il s'éloigne; il touche un champ de bataille, une plaine illustre, une grande ville; il se développe, il s'enfonce dans les brumes de l'horizon, reflète des cathédrales, visite des capitales, franchit des frontières, et, après avoir réfléchi les arbres, les champs, les étoiles, les églises, les ruines, les habitations, les barques et les voiles, les hommes et les idées, les ponts qui joignent deux villages et les ponts qui joignent deux nations, il rencontre enfin, comme le but de sa course et le terme de son élargissement, le double et profond océan du présent et du passé, la politique et l'histoire. Paris, janvier 1842. LE RHIN LETTRE I DE PARIS A LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE. Départ de Paris.--Le coteau de S.-P.--Prouesses des démolisseurs.--Nanteuil-le-Haudoin.--Villers-Cotterets.--Les 1600 curiosités de Dammartin.--Dieu offre la diligence à qui perd son cabriolet.--La Ferté-sous-Jouarre.--Un épicier héritier du duc de Saint-Simon.--Aspect de la campagne.--Le voyageur raconte ses goûts.--Le bossu et le gendarme.--Pourquoi un homme est un brave.--Pourquoi le même homme est un lâche.--La peau et l'habit.--1814 et 1830.--Meaux.--Un fort bel escalier.--La cathédrale de Bossuet.--Meaux a eu un théâtre avant Paris.--Pourquoi les gens de Meaux ont pendu le diable.--Comment une reine s'y prend pour faire entrer un roi dans le paradis. La Ferté-sous-Jouarre, juillet 1838. C'est avant-hier matin, vers onze heures, comme je vous l'ai écrit, mon ami, que j'ai quitté Paris. Je suis sorti par la route de Meaux, et j'ai laissé à ma gauche Saint-Denis, Montmorency, et tout à l'extrémité des collines le coteau de S.-P. Je vous ai donné dans ce moment-là une bonne et tendre pensée à tous; et j'ai tenu mes regards fixés sur cette petite ampoule obscure au fond de la plaine, jusqu'à l'instant où un tournant du chemin me l'a brusquement cachée. Vous connaissez mon goût pour les grands voyages à petites journées, sans fatigue, sans bagage, en cabriolet, seul avec mes vieux amis d'enfance, Virgile et Tacite. Vous voyez donc d'ici mon équipage. J'ai pris le chemin de Châlons, car je connais la route de Soissons pour l'avoir suivie il y a quelques années; et, grâce aux démolisseurs, elle n'a aujourd'hui qu'un médiocre intérêt. Nanteuil-le-Haudouin a perdu son château bâti sous François Ier. Villers-Cotterets a converti en dépôt de mendicité le magnifique manoir du duc de Valois, et là, comme presque partout, sculptures et peintures, tout l'esprit de la renaissance, toute la grâce du seizième siècle, a honteusement disparu sous la racloire et le badigeon. Dammartin a rasé son énorme tour du haut de laquelle on voyait Montmartre distinctement, à neuf lieues de distance, et dont la grande lézarde verticale avait fait naître ce proverbe que je n'ai jamais bien compris: _Il est comme le château de Dammartin qui crève de rire_. Aujourd'hui, veuf de sa vieille bastille dans laquelle l'évêque de Meaux, quand il était en querelle avec le comte de Champagne, avait le droit de se réfugier avec sept personnes de sa suite, Dammartin n'engendre plus de proverbes et ne donne plus lieu qu'à des notes littéraires du genre de celle-ci, que j'ai copiée textuellement, à l'époque où j'y passai, dans je ne sais plus quel petit livre local étalé sur la table de l'auberge: «DAMMARTIN (Seine-et-Marne), petite ville sur une colline. On y fabrique de la dentelle. Hôtel: _Sainte-Anne_. Curiosités: l'église paroissiale, la halle, seize cents habitants.» Le peu de temps accordé pour dîner par ce tyran des diligences appelé «le conducteur» ne me permit pas alors de vérifier jusqu'à quel point il était vrai que les seize cents habitants de Dammartin fussent tous des curiosités. J'ai donc pris par Meaux. Entre Claye et Meaux, par le plus beau temps et le plus beau chemin du monde, la roue de mon cabriolet a cassé. Vous savez que je suis de ces hommes qui _continuent leur route_; le cabriolet renonçait à moi, j'ai renoncé au cabriolet. Justement une petite diligence passait, la diligence Touchard. Elle n'avait plus qu'une place vacante, je l'ai prise; et dix minutes après l'accident, je «continuais ma route» juché sur l'impériale entre un bossu et un gendarme. Me voici en ce moment à la Ferté-sous-Jouarre, jolie petite ville que je revois pour la quatrième fois bien volontiers avec ses trois ponts, ses charmantes îles, son vieux moulin au milieu de la rivière qui se rattache à la terre par cinq arches, et son beau pavillon du temps de Louis XIII, qui a appartenu, dit-on, au duc de Saint-Simon, et qui aujourd'hui se déforme entre les mains d'un épicier. Si en effet M. de Saint-Simon a possédé ce vieux logis, je doute que son manoir natal de la Ferté-Vidame eût une mine plus seigneuriale et plus fière, et fût mieux fait pour encadrer sa hautaine figure de duc et pair, que le charmant et sévère châtelet de la Ferté-sous-Jouarre. Le moment est parfait pour voyager. Les campagnes sont pleines de travailleurs. On achève la moisson. On bâtit çà et là de grandes meules qui ressemblent, quand elles sont à moitié faites, à ces pyramides éventrées qu'on retrouve en Syrie. Les blés coupés sont rangés à terre sur le flanc des collines de façon à imiter le dos des zèbres. Vous le savez, mon ami, ce ne sont pas les événements que je cherche en voyage, ce sont les idées et les sensations; et pour cela, la nouveauté des objets suffit. D'ailleurs, je me contente de peu. Pourvu que j'aie des arbres, de l'herbe, de l'air, de la route devant moi et de la route derrière moi, tout me va. Si le pays est plat, j'aime les larges horizons. Si le pays est montueux, j'aime les paysages inattendus, et au haut de chaque côte il y en a un. Tout à l'heure je voyais une charmante vallée. A droite et à gauche de beaux caprices de terrain; de grandes collines coupées par les cultures et une multitude de carrés amusants à voir; çà et là, des groupes de chaumières basses dont les toits semblaient toucher le sol; au fond de la vallée, un cours d'eau marqué à l'œil par une longue ligne de verdure et traversé par un vieux petit pont de pierre rouillée et vermoulue où viennent se rattacher les deux bouts du grand chemin.--Au moment où j'étais là, un roulier passait le pont, un énorme roulier d'Allemagne gonflé, sanglé et ficelé, qui avait l'air du ventre de Gargantua traîné sur quatre roues par huit chevaux. Devant moi, suivant l'ondulation de la colline opposée, remontait la roue éclatante de soleil, sur laquelle l'ombre des rangées d'arbres dessinait en noir la figure d'un grand peigne auquel il manquerait plusieurs dents. Eh bien, ces arbres, ce peigne d'ombre dont vous rirez peut-être, ce roulier, cette route blanche, ce vieux pont, ces chaumes bas, tout cela m'égaye et me rit. Une vallée comme celle-là me contente, avec le ciel par-dessus. J'étais seul dans cette voiture à la regarder et à en jouir. Les voyageurs bâillaient horriblement. Quand on relaye, tout m'amuse. On s'arrête à la porte de l'auberge. Les chevaux arrivent avec un bruit de ferraille. Il y a une poule blanche sur la grande route, une poule noire dans les broussailles, une herse ou une vieille roue cassée dans un coin, des enfants barbouillés qui jouent sur un tas de sable; au-dessus de ma tête Charles-Quint, Joseph II ou Napoléon pendus à une vieille potence en fer et faisant enseigne, grands empereurs qui ne sont plus bons qu'à achalander une auberge. La maison est pleine de voix qui jordonnent; sur le pas de la porte, les garçons d'écurie et les filles de cuisine font des idylles, le fumier cajole l'eau de vaisselle; et moi, je profite de ma haute position,--sur l'impériale,--pour écouter causer le bossu et le gendarme, ou pour admirer les jolies petites colonies de coquelicots nains qui font des oasis sur un vieux toit. Du reste, mon gendarme et mon bossu étaient des philosophes, «pas fiers du tout,» et causant humainement l'un avec l'autre, le gendarme sans dédaigner le bossu, le bossu sans mépriser le gendarme. Le bossu paye six cents francs de contribution à Jouarre, l'ancienne _Jovis ara_, comme il avait la bonté de l'expliquer au gendarme. Il possède, en outre, un père qui paye neuf cents livres à Paris, et il s'indigne contre le gouvernement chaque fois qu'il acquitte le sou de passage au pont sur la Marne entre Meaux et la Ferté. Le gendarme ne paye aucune contribution, mais il raconte naïvement son histoire. En 1814, à Montmirail, il se battit comme un lion; il était conscrit. En 1830, aux journées de Juillet, il eut peur et se sauva; il était gendarme. Cela l'étonne et cela ne m'étonne pas. Conscrit, il n'avait rien que ses vingt ans, il était brave. Gendarme, il avait femme et enfants, et, ajoutait-il, son cheval à lui; il était lâche. Le même homme, du reste, mais non la même vie. La vie est un mets qui n'agrée que par la sauce. Rien n'est plus intrépide qu'un forçat. Dans ce monde, ce n'est pas à sa peau que l'on tient, c'est à son habit. Celui qui est tout nu ne tient à rien. Convenons aussi que les deux époques étaient bien différentes. Ce qui est dans l'air agit sur le soldat comme sur tout homme. L'idée qui souffle le glace ou le réchauffe, lui aussi. En 1830, une révolution soufflait. Il se sentait courbé et terrassé par cette force des idées qui est comme l'âme de la force des choses. Et puis, quoi de plus triste et de plus énervant? se battre pour des ordonnances étranges, pour des ombres qui ont passé dans un cerveau troublé, pour un rêve, pour une folie, frères contre frères, fantassins contre ouvriers, Français contre Parisiens! En 1814, au contraire, le conscrit luttait contre l'étranger, contre l'ennemi, pour des choses claires et simples, pour lui-même, pour tous, pour son père, sa mère et ses sœurs, pour la charrue qu'il venait de quitter, pour le toit de chaume qui fumait là-bas; pour la terre qu'il avait sous les clous de ses souliers, pour la patrie saignante et vivante. En 1830, le soldat ne savait pas pourquoi il se battait. En 1814, il faisait plus que le savoir, il le comprenait; il faisait plus que le comprendre, il le sentait; il faisait plus que le sentir, il le voyait. Trois choses m'ont intéresse à Meaux: un délicieux petit portail de la renaissance accolé à une vieille église démantelée, à droite, en entrant dans la ville; puis la cathédrale; puis, derrière la cathédrale, un bon vieux logis de pierre de taille, à demi fortifié, flanqué de grandes tourelles engagées. Il y avait une cour. Je suis entré bravement dans la cour, quoique j'y eusse avisé une vieille femme qui tricotait. Mais la bonne dame m'a laissé faire. J'y voulais étudier un fort bel escalier extérieur, dallé de pierre et charpenté de bois, qui monte à la vieille maison, appuyé sur deux arches surbaissées et couvert d'un toit-auvent à arcades en anse de panier. Le temps m'a manqué pour le dessiner. Je le regrette; c'est le premier escalier de ce genre que j'aie vu. Il m'a paru être du quinzième siècle. La cathédrale est une noble église commencée au quatorzième siècle et continuée au quinzième. On vient de la restaurer d'une odieuse façon. Elle n'est d'ailleurs pas finie. De ses deux tours projetées par l'architecte, une seulement est bâtie. L'autre, qui a été ébauchée, cache son moignon sous un appareil d'ardoise. La porte du milieu et celle de droite sont du quatorzième siècle; celle de gauche est du quinzième. Toutes trois sont fort belles, quoique d'une pierre que la lune et la pluie ont rongée. J'en ai voulu déchiffrer les bas-reliefs. Le tympan de la porte de gauche représente l'histoire de saint Jean-Baptiste; mais le soleil, qui tombait à plomb sur la façade, n'a pas permis à mes yeux d'aller plus loin. L'intérieur de l'église est d'une composition superbe. Il y a sur le chœur de grandes ogives trilobées à jour du plus bel effet. A l'apside, il ne reste plus qu'une verrière magnifique et qui fait regretter les autres. On repose en ce moment, à l'entrée du chœur, deux autels en ravissante menuiserie du quinzième siècle; mais on barbouille cela de peinture à l'huile, couleur bois. C'est le goût des naturels du pays. A gauche du chœur, près d'une charmante porte surbaissée avec imposte, j'ai vu une belle statue de marbre à genoux d'un homme de guerre du seizième siècle, sans armoiries ni inscription d'ailleurs. Je n'ai pas su deviner le nom de cette statue. Vous qui savez tout, vous l'auriez fait. De l'autre côté est une autre statue; celle-là porte son inscription, et bien lui en prend: car vous-même vous ne devineriez pas dans ce marbre fade et dur la figure sévère de Bénigne Bossuet. Quant à Bossuet, j'ai grand'peur que la destruction des vitraux ne soit de son fait. J'ai vu son trône épiscopal, d'une assez belle boiserie en style Louis XIV, avec baldaquin figuré. Le temps m'a manqué pour aller visiter son fameux cabinet à l'évêché. Un fait étrange, c'est que Meaux a eu un théâtre avant Paris, une vraie salle de spectacle, construite dès 1547,--dit un manuscrit de la bibliothèque locale,--tenant du cirque antique en ce qu'elle était couverte d'un velarium, et du théâtre actuel en ce qu'_il y avait tout autour des loges fermant à clef, lesquelles étaient louées à des habitants de Meaux_. On représentait là des mystères. Un nommé Pascalus jouait le Diable et en garda le surnom. En 1562 il livra la ville aux huguenots, et l'année d'après les catholiques le pendirent, un peu parce qu'il avait livré la ville, beaucoup parce qu'il s'appelait le _Diable_.--Aujourd'hui Paris a vingt théâtres, la ville champenoise n'en a plus un seul. On prétend qu'elle s'en vante; c'est comme si Meaux se vantait de n'être pas Paris. Du reste, ce pays est plein du siècle de Louis XIV. Ici, le duc Saint-Simon; à Meaux, Bossuet; à la Ferté-Milon, Racine; à Château-Thierry, la Fontaine. Le tout en un rayon de douze lieues. Le grand seigneur avoisine le grand évêque. La Tragédie coudoie la Fable. En sortant de la cathédrale, j'ai trouvé le soleil voilé et j'ai pu examiner la façade. Le grand tympan du portail central est des plus curieux. Le compartiment inférieur représente Jeanne, femme de Philippe le Bel, des deniers de laquelle l'église fut construite après sa mort. La reine de France, sa cathédrale à la main, se présente aux portes du paradis. Saint Pierre les lui ouvre à deux battants. Derrière la reine se tient le beau roi Philippe avec je ne sais quel air de pauvre honteux. La reine, fort spirituellement sculptée et atournée, désigne le pauvre diable de roi d'un regard de côté et d'un geste d'épaule, et semble dire à saint Pierre: _Bah! laissez-le entrer par-dessus le marché!_ LETTRE II MONTMIRAIL.--MONTMORT.--ÉPERNAY. Montmirail.--_Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimus arva._--Champ de bataille de Montmirail.--Soleil couché.--Napoléon disparu.--Le voyageur parle des ormes.--Le château de Montmort.--Comment le voyageur éblouit mademoiselle Jeannette.--Route de nuit dans les bois.--Epernay.--Les trois églises: Thibaut Ier, Pierre Strozzi, Poterlet-Galichet.--Odry apparaît à l'auteur dans l'église d'Epernay.--Comme quoi le voyageur aime mieux regarder des coquelicots et des papillons que quinze cent mille bouteilles de vin de Champagne.--Pilogène et Phyotrix.--A Montmirail le voyageur remarque un œuf frais.--De quoi on riait au seizième siècle. Epernay, 21 juillet. A la Ferté-sous-Jouarre j'ai loué la première carriole venue, en ne m'informant guère que d'une chose: a-t-elle la voie, et les roues sont-elles bonnes? et je m'en suis allé à Montmirail. Rien dans cette petite ville qu'un assez frais paysage à l'entrée de deux belles allées d'arbres. Le reste, le château excepté, est un fouillis de masures. Lundi, vers cinq heures du soir, je quittais Montmirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à Epernay. Une heure après j'étais à Vaux-Champs, et je traversais le fameux champ de bataille. Un moment avant d'y arriver j'avais rencontré sur la route une charrette bizarrement chargée. Pour attelage un âne et un cheval. Sur la voiture, des casseroles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises de paille, un tas de meubles; à l'avant, dans une espèce de panier, trois petits enfants presque nus; à l'arrière, dans un autre panier, des poules. Pour conducteur, un homme en blouse, à pied, portant un enfant sur son dos. A quelques pas, une femme, marchant aussi, et portant aussi un enfant, mais dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait vers Montmirail comme si la grande bataille de 1814 allait recommencer. «Oui, me disais-je, on devait rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq ans.» Je me suis informé, ce n'était pas un déménagement, c'était une expatriation. Cela n'allait pas à Montmirail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait pas une bataille, cela fuyait la misère. En deux mots, cher ami, c'était une famille de pauvres paysans alsaciens émigrants, à qui l'on promet des terres dans l'Ohio, et qui s'en vont de leur pays sans se douter que Virgile a fait sur eux les plus beaux vers du monde il y a deux mille ans. Du reste, ces braves gens s'en allaient avec une parfaite insouciance. L'homme refaisait une mèche à son fouet, la femme chantonnait, les enfants jouaient. Les meubles seuls avaient je ne sais quoi de malheureux et de désorienté qui faisait peine. Les poules aussi m'ont paru avoir le sentiment de leur malheur. Cette indifférence m'a étonné. Je croyais vraiment la patrie plus profondément gravée dans les hommes. Cela leur est donc égal, à ces gens, de ne plus voir les mêmes arbres? Je les ai suivis quelque temps des yeux. Où allait ce petit groupe cahoté et trébuchant? Où vais-je moi-même? La route tourna, ils disparurent. J'entendis encore quelque temps le fouet de l'homme et la chanson de la femme, puis tout s'évanouit. Quelques minutes après j'étais dans les glorieuses plaines qui ont vu l'empereur. Le soleil se couchait. Les arbres faisaient de grandes ombres. Les sillons, déjà retracés çà et là, avaient une couleur blonde. Une brume bleue montait du fond des ravins. La campagne était déserte. On n'y voyait au loin que deux ou trois charrues oubliées, qui avaient l'air de grandes sauterelles. A ma gauche, il y avait une carrière de pierres meulières. De grosses meules toutes faites et bien rondes, les unes blanches et neuves, les autres vieilles et noires, gisaient pêle-mêle sur le sol, debout, couchées, en piles, comme les pièces d'un énorme damier bouleversé. En effet, des géants avaient joué là une grande partie. Je tenais à voir le château de Montmort, ce qui fait qu'à quatre lieues de Montmirail, à Formentières ou Armentières, j'ai tourné brusquement à gauche, et j'ai pris la route d'Epernay. Il y a là seize grands ormes les plus amusants du monde qui penchent sur la route leurs profils rechignés et leurs perruques ébouriffées. Les ormes sont une de mes joies en voyage. Chaque orme vaut la peine d'être regardé à part. Tous les autres arbres sont bêtes et se ressemblent; les ormes seuls ont de la fantaisie et se moquent de leur voisin, se renversant lorsqu'il se penche, maigres lorsqu'il est touffu, et faisant toutes sortes de grimaces le soir aux passants. Les jeunes ormes ont un feuillage qui jaillit dans tous les sens, comme une pièce d'artifice qui éclate. Depuis la Ferté jusqu'à l'endroit où l'on trouve ces seize ormes, la route n'est bordée que de peupliers, de trembles ou de noyers çà et là, ce qui me donnait quelque humeur. Le pays est plat, la plaine fuit à perte de vue. Tout à coup, en sortant d'un bouquet d'arbres, on aperçoit à droite, comme à moitié enfoui dans un pli du terrain, un ravissant tohu-bohu de tourelles, de girouettes, de pignons, de lucarnes et de cheminées. C'est le château de Montmort. Mon cabriolet a tourné bride, et j'ai mis pied à terre devant la porte du château. C'est une exquise forteresse du seizième siècle, bâtie en brique, avec toits d'ardoise et girouettes ouvragées, avec sa double enceinte, son double fossé, son pont de trois arches qui aboutit au pont-levis, son village à ses pieds, et tout autour un admirable paysage, sept lieues d'horizon. Aux baies près, qui ont presque toutes été refaites, l'édifice est bien conservé. La tour d'entrée contient, roulés l'un sur l'autre, un escalier à vis pour les hommes et une rampe pour les chevaux. Au bas il y a encore une vieille porte de fer, et en montant, dans les embrasures de la tour, j'ai compté quatre petits engins du quinzième siècle. La garnison de la forteresse se composait pour le moment d'une vieille servante, mademoiselle Jeannette, qui m'a fort gracieusement accueilli. Il ne reste des anciens appartements de l'intérieur que la cuisine, fort belle salle voûtée à grande cheminée; le vieux salon, dont on a fait un billard, et un charmant petit cabinet à boiseries dorées, dont le plafond a pour rosace un chiffre fort ingénieusement entortillé. Le vieux salon est une magnifique pièce. Le plafond à poutres peintes, dorées et sculptées, est encore intact. La cheminée, surmontée de deux fort nobles statues, est du plus beau style de Henri III. Les murs étaient jadis couverts de vastes panneaux de tapisserie, qui étaient des portraits de famille. A la Révolution, des gens d'esprit du village voisin ont arraché ces panneaux et les ont brûlés, ce qui a porté un coup mortel à la féodalité. Le propriétaire actuel a remplacé ces panneaux par de vieilles gravures représentant des vues de Rome et des batailles du grand Condé, collées à cru sur le mur. Ce que voyant, j'ai donné trente sous à mademoiselle Jeannette, qui m'a paru éblouie de ma magnificence. Et puis j'ai regardé les canards et les poules dans les fossés du château, et je m'en suis allé. En sortant de Montmort--où l'on arrive par la plus horrible route du monde, soit dit en passant--j'ai rencontré la malle qui a dû vous porter ma précédente lettre. Je l'ai chargée, ami, de toutes sortes de bonnes pensées pour vous. La route s'est enfoncée dans un bois, au moment où la nuit tombait, et je n'ai plus rien vu jusqu'à Epernay que des cabanes de charbonniers qui fumaient à travers les branches. La gueule rouge d'une forge éloignée m'apparaissait par moments, le vent agitait au bord de la route la vive silhouette des arbres, et sur ma tête, dans le ciel, le splendide chariot faisait son voyage au milieu des étoiles pendant que ma pauvre patache faisait le sien à travers les cailloux. Epernay, c'est la ville du vin de Champagne. Rien de plus, rien de moins. Trois églises se sont succédé à Epernay. La première, une église romane, bâtie en 1037 par Thibaut Ier, comte de Champagne, fils d'Eudes II. La seconde, une église de la Renaissance, bâtie en 1540 par Pierre Strozzi, maréchal de France, seigneur d'Epernay, tué au siége de Thionville en 1558. La troisième, l'église actuelle, me fait l'effet d'avoir été bâtie sur les dessins de M. Poterlet-Galichet, un brave marchand dont la boutique et le nom coudoient l'église. Les trois églises me paraissent admirablement dépeintes et résumées par ces trois noms: Thibaut Ier, comte de Champagne; Pierre Strozzi, maréchal de France; Poterlet-Galichet, épicier. C'est vous dire assez que la dernière, l'église actuelle, est une hideuse bâtisse en plâtre, bête, blanche et lourde, avec triglyphes supportant les retombées des archivoltes. Il ne reste rien de la première église. Il ne reste de la deuxième que de beaux vitraux et un portail exquis. L'une des verrières raconte toute l'histoire de Noé de la façon la plus naïve. Vitraux et portail sont, bien entendu, enclavés et englués dans l'affreux plâtre de l'église neuve. Il m'a semblé voir Odry avec son pantalon blanc trop court, ses bas bleus et son grand col de chemise, portant le casque et la cuirasse de François Ier. On a voulu me mener voir ici la curiosité du pays, une grande cave qui contient quinze cent mille bouteilles. Chemin faisant, j'ai rencontré un champ de navette en fleur avec des coquelicots et des papillons et un beau rayon de soleil. J'y suis resté. La grande cave se passera de ma visite. La pommade pour faire pousser les cheveux, qui s'appelle à la Ferté: PILOGÈNE, s'appelle à Epernay: PHYOTHRIX, _importation grecque_. A propos, à Montmirail l'hôtel de la Poste m'a fait payer quatre œufs frais quarante sous; cela m'a paru un peu vif. J'oubliais de vous dire que Thibaut Ier a été enterré dans son église et Strozzi dans la sienne. Je réclame dans l'église actuelle une tombe pour M. Poterlet-Galichet. C'était un brave que ce Strozzi. Brisquet, fou de Henri II, s'amusa un jour à lui larder avec du lard, par derrière, en pleine cour, un fort beau manteau neuf que le maréchal essayait ce jour-là. Il paraît que cela fit beaucoup rire, car Strozzi s'en vengea cruellement. Pour moi, je n'aurais pas ri et je ne me serais pas vengé. Larder un manteau de velours avec du lard! Je n'ai jamais été ébloui de cette plaisanterie de la Renaissance. LETTRE III CHALONS. SAINTE-MENEHOULD. VARENNES. Le voyageur fait son entrée à Varenne.--Place où Louis XVI fut arrêté.--Ce qu'on raconte dans le pays.--Comment s'appelait l'homme qui avait en 1791 l'âme de Judas.--Rapprochements sinistres.--Les lieux ont parfois la figure des faits.--Varennes est près de Reims.--L'auberge du _Grand-Monarque_.--Ce que dit l'enseigne.--Ce que dit l'hôte.--L'église de Varennes.--Ce qu'on trouve dans les paysages de Champagne.--Châlons.--La cathédrale.--Notre-Dame.--Le guettier.--Le voyageur dit des choses très-risquées à propos d'un petit garçon fort laid qui est dans un clocher.--Les autres églises de Châlons.--L'hôtel de ville.--Quels sont les animaux assis devant la façade.--Notre-Dame-de-l'Epine.--Le puits miraculeux.--Familiarité du télégraphe avec Notre-Dame.--Un orage.--Sainte-Menehould.--Beautés épiques de la cuisine de l'_hôtel de Metz_.--L'oiseau endormi.--Eloge des femmes à propos des auberges.--Paysages.--Hymne à la Champagne. Varennes, 25 juillet. Hier, à la chute du jour, mon cabriolet cheminait au delà de Sainte-Menehould; je venais de relire ces admirables et éternels vers: Mugitusque boum mollesque sub arbore somni, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Speluncæ vivique lacus. J'étais resté appuyé sur le vieux livre entr'ouvert, dont les pages se chiffonnaient sous mon coude. J'avais l'âme pleine de toutes ces idées vagues, douces et tristes qui se mêlent ordinairement dans mon esprit aux rayons du soleil couchant, quand un bruit de pavé sous les roues m'a réveillé. Nous entrions dans une ville.--Qu'est cette ville?--Mon cocher m'a répondu: «C'est Varennes.» Puis la voiture s'est engagée dans une rue qui descend, entre deux rangs de maisons qui ont je ne sais quoi de grave et de pensif. Portes et volets fermés; de l'herbe dans les cours. Tout à coup, après avoir passé une vieille porte cochère du temps de Louis XIII, en pierres noires, accostée d'un grand puits revêtu d'un appareil de madriers, la voiture a débouché dans une petite place triangulaire entourée de maisons d'un seul étage, blanchies à la chaux, avec deux arbres rabougris gardant une porte dans un coin. Le grand côté de ce carrefour trigonal est orné d'un méchant beffroi écaillé d'ardoises. C'est dans cette place que Louis XVI fut arrêté comme il s'enfuyait, le 21 juin 1791. Il fut arrêté par Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould (il n'y avait pas alors de poste à Varennes), devant une maison jaune qui fait le coin de la place après avoir passé le beffroi. La voiture du roi suivait l'hypothénuse du triangle que dessine la place. La nôtre a parcouru le même chemin. Je suis descendu de cabriolet et j'ai regardé longtemps cette petite place. Comme elle s'est élargie rapidement! en quelques mois elle est devenue monstrueuse, elle est devenue la place de la Révolution. Voici ce qu'on raconte dans le pays. Le roi se défendit vivement d'être le roi (ce que n'aurait pas fait Charles Ier, soit dit en passant). On allait le relâcher, faute de le reconnaître décidément, lorsque survint un monsieur d'Ethé, qui avait je ne sais quel sujet de haine contre la cour. Ce M. d'Ethé (je ne sais si c'est bien là l'orthographe du nom, mais on écrit toujours suffisamment le nom d'un traître), cet homme donc aborda le roi à la façon de Judas, en disant: «Bonjour, sire.» Cela suffit. On retint le roi. Il y avait cinq personnes royales dans la voiture; le misérable, avec un mot, les frappa toutes les cinq. Ce _bonjour, sire_, ce fut pour Louis XVI, pour Marie-Antoinette et pour madame Elisabeth, la guillotine; pour le Dauphin, l'agonie du Temple; pour Madame Royale, l'extinction de sa race et l'exil. Pour qui ne songe pas à l'événement, la petite place de Varennes a un aspect morose; pour qui y pense, elle a un aspect sinistre. Je crois vous l'avoir fait remarquer déjà en plus d'une occasion, la nature matérielle offre quelquefois des symbolismes singuliers. Louis XVI descendait dans ce moment-là une pente fort rapide et même dangereuse, où le maître-cheval de ma carriole a failli s'abattre. Il y a cinq jours, je trouvais une sorte de damier gigantesque sur le champ de bataille de Montmirail. Aujourd'hui je traverse la fatale petite place triangulaire de Varennes, qui a la forme du couteau de la guillotine. L'homme qui assistait Drouet et qui saisit là Louis XVI s'appelait Billaud.--Pourquoi pas Billot? Varennes est a quinze lieues de Reims. Il est vrai que la place du 21 janvier est à deux pas des Tuileries. Comme ces rapprochements ont dû torturer le pauvre roi! Entre Reims et Varennes, entre le sacre et le détrônement, il n'y a que quinze lieues pour mon cocher; pour l'esprit, il y a un abîme: la Révolution. J'ai demandé gîte à une très-ancienne auberge qui a pour enseigne: _Au grand Monarque_, avec le portrait de Louis-Philippe. Probablement on a vu là tour à tour, depuis cent ans, Louis XV, Bonaparte et Charles X. Il y a quarante-huit ans, le jour où cette ville barra le passage à la voiture royale, ce qui pendait sur cette porte à la vieille branche de fer contournée, encore scellée au mur aujourd'hui, c'était sans doute le portrait de Louis XVI. Louis XVI s'est peut-être arrêté au _Grand Monarque_, et s'est vu là peint en enseigne, roi en peinture lui-même.--Pauvre «Grand Monarque!» Ce matin, je me suis promené dans la ville, qui est, du reste, très-gracieusement située sur les deux bords d'une jolie rivière. Les vieilles maisons de la ville haute font un amphithéâtre fort pittoresque sur la rive droite. L'église, qui est dans la ville basse, est insignifiante. Elle est vis-à-vis de mon auberge. Je la vois de la table où j'écris. Le clocher porte cette date: 1776. Il avait deux ans de plus que Madame Royale. Cette sombre aventure a laissé quelque trace ici, chose rare en France. Le peuple en parle encore. L'aubergiste m'a dit qu'_un monsieur de la ville en avait rédigé une comédie_.--Cela m'a rappelé que la nuit de l'évasion, on avait habillé le petit Dauphin en fille, si bien qu'il demandait à Madame Royale _si c'était pour une comédie_. C'est cette comédie-là qu'a _rédigée_ le «monsieur de la ville.» Je dois réparation à l'église, je viens de la revoir. Elle a au côté droit un charmant petit portail trilobé. Si toutes mes architectures ne vous ennuient pas, je vous dirai que Châlons n'a pas tout à fait répondu à l'idée que je m'en faisais, la cathédrale, du moins. Chemin faisant, et pour n'y plus revenir, j'ajoute que la route d'Epernay à Châlons n'est pas non plus ce que j'attendais. On ne fait qu'entrevoir la Marne, au bord de laquelle j'ai remarqué d'ailleurs, dans les villages, deux ou trois églises romanes à clocher peu aigu, comme le clocher de Fécamp. Tout le pays n'est que plaines; mais toujours des plaines, c'est trop beau. Il y a du reste, dans le paysage, beaucoup de moutons et beaucoup de Champenois. Le vaisseau de la cathédrale est noble et d'une belle coupe; il reste quelques riches vitraux, une rosace entre autres: j'ai vu dans l'église une charmante chapelle de la renaissance avec l'F et la salamandre. Hors de l'église, il y a une tour romane très-sévère et très-pure et un précieux portail du quatorzième siècle. Mais tout cela est hideusement délabré; mais l'église est sale; mais les sculptures de François Ier sont emmargouillées de badigeon jaune; mais toutes les nervures des voûtes sont peinturlurées; mais la façade est une mauvaise copie de notre façade de Saint-Gervais; mais les flèches!...--On m'avait promis des flèches à jour. Je comptais sur les flèches. Et je trouve deux espèces de bonnets pointus, à jour en effet, et d'un aspect, à tout prendre, assez original, mais d'une pierre lourdement fouillée et avec des volutes mêlées aux ogives! Je m'en suis allé fort mécontent. En revanche, si je n'ai pas trouvé ce que j'attendais, j'ai trouvé ce que je n'attendais pas, c'est-à-dire une fort belle Notre-Dame à Châlons. A quoi pensent les antiquaires? Ils parlent de Saint-Etienne, la cathédrale, et ils ne soufflent mot de Notre-Dame! La Notre-Dame de Châlons est une église romane à voûtes trapues et à robustes pleins cintres, fort auguste et fort complète, avec une superbe aiguille de charpente revêtue de plomb, laquelle date du quatorzième siècle. Cette aiguille, sur laquelle les feuilles de plomb dessinent des losanges et des écailles, comme sur une peau de serpent, est égayée à son milieu par une charmante lanterne couronnée de petits pignons de plomb, dans laquelle je suis monté. La ville, la Marne et les collines sont belles à voir de là. Le voyageur peut admirer aussi de beaux vitraux dans Notre-Dame et un riche portail du treizième siècle. Mais, en 93, les gens du pays ont crevé les verrières et exterminé les statues du portail. Ils ont ratissé les opulentes voussures comme on ratisse une carotte. Ils ont traité de même le portail latéral de la cathédrale et toutes les sculptures qu'ils ont rencontrées dans la ville. Notre-Dame avait quatre aiguilles, deux hautes et deux basses; ils en ont démoli trois. C'est une rage de stupidité qui n'est nulle part empreinte comme ici. La révolution française a été terrible; la révolution champenoise a été bête. Dans la lanterne, où je suis monté, j'ai trouvé cette inscription gravée dans le plomb, à la main et en écriture du seizième siècle: «_Le 28 août 1580, la paix a été publiée à Châl..._» Cette inscription, à moitié effacée, perdue dans l'ombre, que personne ne cherche, que personne ne lit, voilà tout ce qui reste aujourd'hui de ce grand acte politique, de ce grand événement, de cette grande chose, la paix conclue entre Henri III et les huguenots par l'entremise du duc d'Anjou, précédemment duc d'Alençon. Le duc d'Anjou, qui était frère du roi, avait des vues sur les Pays-Bas et des prétentions à la main d'Elisabeth d'Angleterre. La guerre intérieure avec ceux de la religion le gênait dans ses plans. De là cette paix, cette fameuse affaire _publiée à Châlons le 28 août 1580_, et oubliée dans le monde entier le 22 juillet 1839. L'homme qui m'a aidé à grimper d'échelle en échelle dans cette lanterne est le guetteur de la ville, le _guettier_, comme il s'appelle. Cet homme passe sa vie dans la guette, petite cage qui a quatre lucarnes aux quatre vents. Cette cage et son échelle, c'est l'univers pour lui. Ce n'est plus un homme, c'est l'œil de la ville, toujours ouvert, toujours éveillé. Pour s'assurer qu'il ne dort pas, on l'oblige à répéter l'heure chaque fois qu'elle sonne, en laissant un intervalle entre l'avant-dernier coup et le dernier. Cette insomnie perpétuelle serait impossible; sa femme l'aide. Tous les jours a minuit elle monte, et il va se coucher; puis il remonte à midi, et elle redescend. Ce sont deux existences qui accomplissent leur rotation l'une à côté de l'autre sans se toucher autrement qu'une minute à midi et une minute à minuit. Un petit gnome à figure bizarre, qu'ils appellent leur enfant, est résulté de la tangente. Châlons a trois autres églises: Saint-Alpin, Saint-Jean et Saint-Loup. Saint-Alpin a de beaux vitraux. Quant à l'hôtel de ville, il n'a de remarquable que quatre énormes toutous en pierre accroupis formidablement devant la façade. J'ai été ravi de voir des lions champenois. A deux lieues de Châlons, sur la route de Sainte-Menehould, dans un endroit où il n'y a que des plaines, des chaumes à perte de vue et les arbres poudreux de la route, une chose magnifique vous apparaît tout à coup. C'est l'abbaye de Notre-Dame-de-l'Epine. Il y a là une vraie flèche du quinzième siècle, ouvrée comme une dentelle et admirable, quoique accostée d'un télégraphe, qu'elle regarde, il est vrai, fort dédaigneusement en grande dame qu'elle est. C'est une surprise étrange de voir s'épanouir superbement dans ces champs, qui nourrissent à peine quelques coquelicots étiolés, cette splendide fleur de l'architecture gothique. J'ai passé deux heures dans cette église; j'ai rôdé tout autour par un vent terrible qui faisait distinctement vaciller les clochetons. Je tenais mon chapeau à deux mains, et j'admirais avec des tourbillons de poussière dans les yeux. De temps en temps une pierre se détachait de la flèche et venait tomber dans le cimetière à côté de moi. Il y aurait eu là mille détails à dessiner. Les gargouilles sont particulièrement compliquées et curieuses. Elles se composent en général de deux monstres, dont l'un porte l'autre sur ses épaules. Celles de l'apside m'ont paru représenter les sept péchés capitaux. La Luxure, jolie paysanne beaucoup trop retroussée, a dû bien faire rêver les pauvres moines. Il y a tout au plus là trois ou quatre masures, et l'on aurait peine à s'expliquer cette cathédrale sans ville, sans village, sans hameau, pour ainsi dire, si l'on ne trouvait dans une chapelle fermée au loquet un petit puits fort profond, qui est un puits miraculeux, du reste fort humble, très-simple et tout à fait pareil à un puits de village, comme il sied à un puits miraculeux. Le merveilleux édifice a poussé dessus. Ce puits a produit cette église comme un oignon produit une tulipe. J'ai continué ma route. Une lieue plus loin nous traversions un village dont c'était la fête et qui célébrait cette fête avec une musique des plus acides. En sortant du village, j'ai avisé au haut d'une colline une chétive masure blanche, sur le toit de laquelle gesticulait une façon de grand insecte noir. C'était un télégraphe qui causait amicalement avec Notre-Dame-de-l'Epine. Le soir approchait, le soleil déclinait, le ciel était magnifique. Je regardais les collines du bout de la plaine qu'une immense bruyère violette recouvrait à moitié comme un camail d'évêque. Tout à coup je vis un cantonnier redresser sa claie couchée à terre et la disposer comme pour s'abriter dessous. Puis la voiture passa près d'un troupeau d'oies qui bavardait joyeusement. «Nous allons avoir de l'eau,» dit le cocher. En effet, je tournai la tête, la moitié du ciel derrière nous était envahie par un gros nuage noir, le vent était violent, les ciguës en fleur se courbaient jusqu'à terre, les arbres semblaient se parler avec terreur, de petits chardons desséchés couraient sur la route plus vite que la voiture, au-dessus de nous volaient de grandes nuées. Un moment après éclata un des plus beaux orages que j'aie vus. La pluie tombait à verse, mais le nuage n'emplissait pas tout le ciel. Une immense arche de lumière restait visible au couchant. De grands rayons noirs qui tombaient du nuage se croisaient avec les rayons d'or qui venaient du soleil. Il n'y avait plus un être vivant dans le paysage, ni un homme sur la route, ni un oiseau dans le ciel; il tonnait affreusement, et de larges éclairs s'abattaient par moments sur la campagne. Les feuillages se tordaient de cent façons. Cette tourmente dura un quart d'heure, puis un coup de vent emporta la trombe, la nuée alla tomber en brume diffuse sur les coteaux de l'orient, et le ciel redevint pur et calme. Seulement, dans l'intervalle, le crépuscule était survenu. Le soleil semblait s'être dissous vers l'occident en trois ou quatre grandes barres de fer rouge que la nuit éteignait lentement à l'horizon. Les étoiles brillaient quand j'arrivai à Sainte-Menehould. Sainte-Menehould est une assez pittoresque petite ville, répandue à plaisir sur la pente d'une colline fort verte, surmontée de grands arbres. J'ai vu à Sainte-Menehould une belle chose, c'est la cuisine de l'_hôtel de Metz_. C'est là une vraie cuisine. Une salle immense. Un des murs occupé par les cuivres, l'autre par les faïences. Au milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne qu'emplit un feu splendide. Au plafond, un noir réseau de poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et au centre une large nasse à claire-voie où s'étalent de vastes trapèzes de lard. Sous la cheminée, outre le tourne-broche, la crémaillère et la chaudière, reluit et petille un trousseau éblouissant d'une douzaine de pelles et de pincettes de toutes formes et de toutes grandeurs. L'âtre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins, découpe de grandes ombres sur le plafond, jette une fraîche teinte rose sur les faïences bleues et fait resplendir l'édifice fantastique des casseroles comme une muraille de braise. Si j'étais Homère ou Rabelais, je dirais: «Cette cuisine est un monde dont cette cheminée est le soleil.» C'est un monde en effet. Un monde où se meut toute une république d'hommes, de femmes et d'animaux. Des garçons, des servantes, des marmitons, des rouliers attablés, des poêles sur des réchauds, des marmites qui gloussent, des fritures qui glapissent, des pipes, des cartes, des enfants qui jouent, et des chats, et des chiens, et le maître qui surveille. _Mens agitat molem._ Dans un angle, une grande horloge à gaîne et à poids dit gravement l'heure à tous ces gens occupés. Parmi les choses innombrables qui pendent au plafond, j'en ai admiré une surtout le soir de mon arrivée. C'est une petite cage où dormait un petit oiseau. Cet oiseau m'a paru être le plus admirable emblème de la confiance. Cet antre, cette forge à indigestion, cette cuisine effrayante, est jour et nuit pleine de vacarme, l'oiseau dort. On a beau faire rage autour de lui, les hommes jurent, les femmes querellent, les enfants crient, les chiens aboient, les chats miaulent, l'horloge sonne, le couperet cogne, la lèchefrite piaille, le tournebroche grince, la fontaine pleure, les bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences passent sous la voûte comme le tonnerre; la petite boule de plume ne bouge pas.--Dieu est adorable. Il donne la foi aux petits oiseaux. Et, à ce propos, je déclare que l'on dit généralement trop de mal des auberges, et moi-même, tout le premier, j'en ai quelquefois trop durement parlé. Une auberge, à tout prendre, est une bonne chose, et qu'on est très-heureux de trouver. Et puis j'ai remarqué qu'il y a dans presque toutes les auberges une femme admirable. C'est l'hôtesse. J'abandonne l'hôte aux voyageurs de mauvaise humeur, mais qu'ils m'accordent l'hôtesse. L'hôte est un être assez maussade. L'hôtesse est aimable. Pauvre femme! quelquefois vieille, quelquefois malade, souvent grosse, elle va, elle vient, ébauche tout, achemine tout, complète tout, talonne les servantes, mouche les enfants, chasse les chiens, complimente les voyageurs, stimule le chef, sourit à l'un, gronde l'autre, surveille un fourneau, porte un sac de nuit, accueille celui-ci, embarque celui-là, et rayonne dans tous les sens comme l'âme. Elle est l'âme, en effet, de ce grand corps qu'on appelle l'auberge. L'hôte n'est bon qu'à boire avec des rouliers dans un coin. En somme, grâce à l'hôtesse, l'hospitalité des auberges perd quelque chose de sa laideur d'hospitalité payée. L'hôtesse a de ces fines attentions de femme qui voilent la vénalité de l'accueil. Cela est un peu banal, mais cela agrée. L'hôtesse de la _Ville de Metz_ à Sainte-Menehould est une jeune fille de quinze à seize ans qui est partout et qui mène merveilleusement cette grosse machine, tout en touchant par moment du piano. L'hôte, son père,--est-ce une exception?--est un brave homme. Somme toute, c'est une auberge excellente. Hier donc, comme je vous l'écrivais au commencement de ma lettre, j'ai quitté Sainte-Menehould. De Sainte-Menehould à Clermont, la route est ravissante. Un verger continuel. Des deux côtés de la route un chaos d'arbres fruitiers dont le beau vert fait fête au soleil, et qui répandent sur le chemin leur ombre découpée en chicorées. Les villages ont quelque chose de suisse et d'allemand. Maisons de pierre blanche, à demi revêtues de planches, avec de grands toits de tuiles creuses qui débordent le mur de deux ou trois pieds. Presque des chalets. On sent le voisinage des montagnes. Les Ardennes, en effet, sont là. Avant d'arriver au gros bourg de Clermont, on parcourt une admirable vallée où se rencontrent les frontières de la Marne et de la Meuse. La descente dans cette vallée est magique. La route plonge entre deux collines, et l'on ne voit d'abord au-dessous de soi qu'un gouffre de feuillages. Puis le chemin tourne, et toute la vallée apparaît. Un vaste cirque de collines, au milieu un beau village presque italien, tant les toits sont plats, à droite et à gauche plusieurs autres villages sur des croupes boisées, des clochers dans la brume qui révèlent d'autres hameaux cachés dans les plis de la vallée comme dans une robe de velours vert, d'immenses prairies où paissent de grands troupeaux de bœufs, et, à travers tout cela, une jolie rivière vive qui passe joyeusement. J'ai mis une heure à traverser cette vallée. Pendant ce temps-là, un télégraphe qui est au bout a figuré les trois signes que voici: [Illustration] Tandis que cette machine faisait cela, les arbres bruissaient, l'eau courait, les troupeaux mugissaient et bêlaient, le soleil rayonnait à plein ciel, et moi je comparais l'homme à Dieu. Clermont est un beau village qui est situé au-dessus d'une mer de verdure avec son église sur sa tête, comme le Tréport au-dessus d'une mer de vagues. Au milieu de Clermont on tourne à gauche, et à travers un joli paysage de plaines, de coteaux et d'eaux courantes, en deux heures on arrive à Varennes. Louis XVI a suivi cette gracieuse route. Mon ami, en relisant cette lettre, je m'aperçois que j'ai deux ou trois fois employé le mot _champenois_ tel qu'il me venait involontairement à la pensée, nuancé ironiquement par je ne sais quelle acception proverbiale. Ne vous méprenez pourtant pas, très-cher, sur le vrai sens que j'y attache. Le proverbe, familier peut-être plus qu'il ne convient, parle de la Champagne comme madame de la Sablière parlait de la Fontaine, lequel était un homme de génie bête, ainsi qu'il sied à un homme de génie qui est Champenois. Cela n'empêche pas que la Fontaine ne soit, entre Molière et Régnier, un admirable poëte, et que la Champagne ne soit, entre le Rhin et la Seine, un noble et illustre pays. Virgile pourrait dire de la Champagne comme de l'Italie: Alma parens frugum, Alma virum. La Champagne a produit Amyot, cet autre _bonhomme_ qui a répandu son air sur Plutarque comme la Fontaine a répandu le sien sur Esope; Thibaut IV, poëte presque roi qui n'eût pas mieux demandé que d'être le père de saint Louis; Robert de Sorbon, qui fut fondateur de la Sorbonne; Charlier de Gerson, qui fut chancelier de l'Université de Paris; le commandeur de Villegagnon, qui faillit donner Alger à la France dès le seizième siècle; Amadis Jamyn, Colbert, Diderot; deux peintres, Lantara et Valentin; deux sculpteurs, Girardon et Bouchardon; deux historiens, Flodoard et Mabillon; deux cardinaux pleins de génie, Henri de Lorraine et Paul de Gondi; deux papes pleins de vertu, Martin IV et Urbain IV; un roi plein de gloire, Philippe-Auguste. Les gens qui tiennent aux proverbes et qui traduisent Sézanne par _sexdecim asini_, comme d'autres, il y a trente ans, traduisaient Fontanes par _faciunt asinos_; ces gens-là triomphent de ce que la Champagne a engendré Richelet, l'auteur du _Dictionnaire des Rimes_, et Poinsinet, l'homme le plus mystifié du siècle où Voltaire mystifia le monde. Eh bien, vous qui aimez les harmonies, qui voulez que le caractère, l'œuvre et l'esprit d'un homme soient comme le produit naturel de son pays, et qui trouvez admirable que Bonaparte soit Corse, Mazarin Italien et Henri IV Gascon, écoutez ceci: Mirabeau est presque Champenois, Danton l'est tout à fait. Tirez-vous de là. Eh, mon Dieu! pourquoi Danton ne serait-il pas Champenois? Vaugelas est bien Savoyard! Il était aussi presque Champenois, ce grand Fabert, ce maréchal de France, fils d'un libraire, qui ne voulut jamais monter trop haut ni descendre trop bas; pur et grave esprit, qui se tint toujours en dehors des extrémités de sa propre fortune, et qui, successivement éprouvé par la destinée, d'abord dans sa noblesse, puis dans sa modestie, toujours le même devant les bassesses comme devant les vanités qu'on lui proposait, ne repoussant pas les bassesses par orgueil et les vanités par humilité, mais répudiant les unes et les autres par chasteté, refusa à Mazarin d'être espion et à Louis XIV d'être cordon bleu.--Il dit à Louis XIV: _Je suis un soldat, je ne suis pas un gentilhomme_. Il dit à Mazarin: _Je suis un bras, et non un œil_. C'était une puissante et robuste province que la Champagne. Le comte de Champagne était le seigneur du vicomte de Brie, laquelle Brie n'est elle-même, à proprement parler, qu'une petite Champagne, comme la Belgique est une petite France. Le comte de Champagne était pair de France, et portait au sacre la bannière fleurdelisée. Il faisait lui-même royalement tenir ses Etats par sept comtes qualifiés _pairs de Champagne_, qui étaient les comtes de Joigny, de Rethel, de Braine, de Roucy, de Brienne, de Grand-Pré et de Bar-sur-Seine. Il n'est pas de ville ou de bourgade en Champagne qui n'ait son originalité. Les grandes communes se mêlent à notre histoire; les petites racontent toutes quelque aventure. Reims, qui a la cathédrale des cathédrales, Reims a baptisé Clovis après Tolbiac. Troyes a été sauvé d'Attila par saint Loup, et a vu en 878 ce que Paris n'a vu qu'en 1804, un pape sacrant en France un empereur, Jean VIII couronnant Louis le Bègue; c'est à Attigny que Pépin, maire du palais, tenait sa cour plénière d'où il faisait trembler Gaifre, duc d'Aquitaine; c'est à Andelot qu'eut lieu l'entrevue de Gontran, roi de Bourgogne, et de Childebert, roi d'Austrasie, en présence des leudes; Hincmar s'est réfugié à Epernay; Abeilard, à Provins; Héloïse, au Paraclet; il a été tenu un concile à Fismes; Langres a vu dans le bas-empire triompher les deux Gordiens, et, dans le moyen âge, ses bourgeois détruire autour d'eux les sept formidables châteaux de Changey, de Saint-Broing, de Neuilly-Coton, de Cobons, de Bourg, de Humes et de Pailly; Joinville a conclu la ligue en 1584; Châlons a défendu Henri IV en 1591; Saint-Dizier a tué le prince d'Orange; Doulevant a abrité le comte de Moret; Bourmont est l'ancienne ville forte des Lingons; Sézanne est l'ancienne place d'armes des ducs de Bourgogne; Ligny-l'Abbaye a été fondée par saint Bernard, dans les domaines du seigneur de Châtillon, auquel le saint promit, par acte authentique, _autant d'arpents dans le ciel que le sire lui en donnait sur la terre_; Mouzon est le fief de l'abbé de Saint-Hubert, qui envoyait tous les ans au roi de France «six chiens de chasse courants et six oiseaux de proie pour le vol.» Chaumont est le pays naïf où l'on espère _être diable à la Saint-Jean pour payer ses dettes_; Château-Porcien est la ville donnée par le connétable de Châtillon au duc d'Orléans; Bar-sur-Aube est la ville _que le roi ne pouvait ni vendre ni aliéner_; Clairvaux avait sa tonne comme Heidelberg; Villenauxe avait la statue de la reine pédauque; Arconville a encore le tas de pierres du huguenot, que chaque paysan grossit d'un caillou en passant; les signaux de Mont-Aigu répondaient à vingt lieues de distance à ceux de Mont-Aimé; Vassy a été brûlée deux fois, par les Romains en 211 et en 1544 par les Impériaux, comme Langres par les Huns en 351 et par les Vandales en 407, et comme Vitry, par Louis VII au douzième siècle et par Charles-Quint au seizième; Sainte-Menehould est cette noble capitale de l'Argonne, qui, vendue par un traître au duc de Lorraine, Charles II, ne s'est pas livrée; Carignan est l'ancienne Ivoi; Attila a élevé un autel à Pont-le-Roi; Voltaire a eu un tombeau à Romilly. Vous le voyez, l'histoire locale de toutes ces villes champenoises, c'est l'histoire de France en petits morceaux, il est vrai, mais pourtant grande encore. La Champagne garde l'empreinte de nos vieux rois. C'est à Reims qu'on les couronnait. C'est à Attigny que Charles le Simple érigea en _sirerie_ la terre de Bourbon. Saint Louis et Louis XIV, le saint roi et le grand roi de la race, ont fait tous deux leurs premières armes en Champagne: le premier, en 1228, à Troyes, dont il fit lever le siége; le second, en 1652, à Sainte-Menehould, où il entra par la brèche. Coïncidence remarquable, l'un et l'autre avaient quatorze ans. La Champagne garde la trace de Napoléon. Il a écrit avec des noms champenois les dernières pages de son prodigieux poëme: Arcis-sur-Aube, Châlons, Reims, Champaubert, Sézanne, Vertus, Méry, la Fère, Montmirail. Autant de combats, autant de triomphes. Fismes, Vitry et Doulevant ont chacune eu l'honneur d'être une fois son quartier général, Piney-Luxembourg l'a été deux fois, Troyes l'a été trois fois. Nogent-sur-Seine a vu en cinq jours cinq victoires de l'empereur, manœuvrant sur la Marne avec sa poignée de héros. Saint-Dizier en avait déjà vu deux en deux jours. A Brienne, où il avait été élevé par un bénédictin, il faillit être tué par un Cosaque. Les antiques annales de cette Gaule belgique qui est devenue la Champagne ne sont pas moins poétiques que les modernes. Tous ces champs sont pleins de souvenirs; Mérovée et les Francs, Aétius et les Romains, Théodoric et les Visigoths; le mont Jules, le tombeau de Jovinus; le camp d'Attila près de la Cheppe; les voies militaires de Châlons, de Gruyères et de Warcq; Voromarus, Caracalla; Eponine et Sabinus; l'arc des deux Gordiens à Langres, la porte de Mars à Reims; toute cette antiquité couverte d'ombre parle, vit et palpite encore, et crie du fond des ténèbres à chaque passant: _Sta, viator!_ L'antiquité celtique bégaye elle-même son murmure intelligible dans la nuit la plus sombre de cette histoire. Osiris a été adoré à Troyes; l'idole Borvo Tomona a laissé son nom à Bourbonne-les-Bains, et près de Vassy, sous les effrayants branchages de cette forêt de Der, où la Haute-Borne est encore debout comme le spectre d'un druide, dans les mystérieuses ruines de la Noviomagus Vadicassium, la Champagne a sa Palenqué. Depuis les Romains jusqu'à nous, investies tour à tour par les Alains, les Suèves, les Vandales, les Bourguignons et les Allemands, les villes champenoises bâties dans les plaines se sont laissé brûler plutôt que de se rendre à l'ennemi. Les villes champenoises construites sur des rochers ont pris pour devise: _Donec moveantur._ C'est le sang de toute la vieille _Gallia Comata_, le sang des Cattes, des Lingons, des Tricasses, des Cataloniens par qui fut vaincu le Vandale, des Nerviens par qui fut battu Syagrius, qui coule aujourd'hui dans les veines héroïques du paysan champenois. C'était un Champenois que ce soldat Bertèche qui à Jemmapes tua de sa main sept dragons autrichiens. En 451, les plaines de la Champagne ont dévoré les Huns; si Dieu avait voulu, en 1814, elles auraient dévoré les Russes. Ne parlons donc jamais qu'avec respect de cette admirable province qui, lors de l'invasion, a sacrifié la moitié de ses enfants à la France. La population du seul département de la Marne, en 1813, était de trois cent onze mille habitants; en 1830, elle n'était encore que de trois cent neuf mille. Quinze ans de paix n'avaient pas suffi à la réparer. Donc, pour en revenir à l'explication que j'avais besoin de vous donner, quand on l'applique à la Champagne, le mot _bête_ change de sens. Il signifie alors seulement naïf, simple, rude, primitif, au besoin redoutable. La bête peut fort bien être aigle ou lion. C'est ce que la Champagne a été en 1814. LETTRE IV DE VILLERS-COTTERETS A LA FRONTIÈRE. Le dernier calembour de Louis XVIII.--Dangers qu'on peut courir dans un tire-bottes.--La plaine de Soissons vue le soir.--Le voyageur regarde les étoiles.--Celui qui passe contemple ce qui demeure.--I. C.--Soissons.--Phrase de César.--Mot de Napoléon.--Silhouette de Saint-Jean-des-Vignes.--Le voyageur voit une voyageuse.--Sombre rencontre.--Vénus.--Paysage crépusculaire.--Ce qu'on voit de Reims en malle-poste.--La Champagne parfaitement pouilleuse.--Rethel.--Où donc est la forêt des Ardennes?--De qui le déboisement est fils.--Mézières.--Ce qu'on y cherche.--Ce qu'on y trouve.--Le miracle de la bombe.--Comment un dieu devient un saint.--Sédan.--Le voyageur se recueille et cherche des choses dans son esprit.--Une médiocre statue au lieu d'un beau château.--Sédan y perd. Turenne n'y gagne pas.--Aucune trace du Sanglier des Ardennes.--Cinq lieues à pied.--Un peu de Meuse.--On court après un verre d'eau, on tombe sur un saucisson.--Un goîtreux.--Charleville.--La place ducale et la place royale.--Rocroy.--Les dialogues nocturnes qu'on entend en diligence.--Un carillon se mêle à la conversation, dans la bonne et évidente intention de désennuyer le voyageur.--Entrée à Givet. Givet, 29 juillet. Cette fois j'ai fait du chemin. Cher ami, je vous écris aujourd'hui de Givet, vieille petite ville qui a eu l'honneur de fournir à Louis XVIII son dernier mot d'ordre et son dernier calembour (_Saint-Denis_, _Givet_), et où je viens d'arriver à quatre heures du matin, moulu par les cahots d'un affreux chariot qu'ils appellent ici la diligence. J'ai dormi deux heures tout habillé sur un lit, le jour est venu et je vous écris. J'ai ouvert ma fenêtre pour jouir du site qu'on aperçoit de ma chambre et qui se compose de l'angle d'un toit blanchi à la chaux, d'une antique gouttière de bois pleine de mousse et d'une roue de cabriolet appuyée contre un mur. Quant à ma chambre en elle-même, c'est une grande halle meublée de quatre vastes lits, avec une immense cheminée en menuiserie, ornée à l'extérieur d'un tout petit miroir et à l'intérieur d'un tout petit fagot. Sur le fagot est posé délicatement à côté d'un balai un tire-bottes énorme et antédiluvien, taillé à la serpe par quelque menuisier en fureur. La baie fantastique pratiquée dans ce tire-bottes imite les sinuosités de la Meuse; et il est presque impossible d'en arracher son pied, si l'on a l'imprudence de l'y engager. On court risque de se promener, comme je viens de le faire, dans toute l'auberge, le tire-bottes au pied, réclamant à grands cris du secours. Pour être juste, je dois au site une petite rectification. Tout à l'heure, j'ai entendu caqueter des poules. Je me suis penché vers la cour, et j'ai vu sous ma fenêtre une charmante petite mauve de jardin tout en fleur qui prend des airs de rose trémière sur une planche portée par deux vieilles marmites. Depuis ma dernière lettre un incident qui ne vaut pas la peine de vous être conté m'a fait brusquement rétrograder de Varennes à Villers-Cotterets, et avant-hier, après avoir congédié ma carriole de la Ferté-sous-Jouarre, j'ai pris, afin de regagner le temps perdu, la diligence pour Soissons: elle était parfaitement vide, ce qui, entre nous, ne m'a pas déplu. J'ai pu déployer à mon aise mes feuilles de Cassini sur la banquette du coupé. Comme j'approchais de Soissons, le soir tombait. La nuit ouvrait déjà sa main pleine de fumée dans cette ravissante vallée où la route s'enfonce après le hameau de la Folie, et promenait lentement son immense estompe sur la tour de la cathédrale et la double flèche de Saint-Jean-des-Vignes. Cependant, à travers les vapeurs qui rampaient pesamment dans la campagne, on distinguait encore ce groupe de murailles, de toits et d'édifices qui est Soissons, à demi engagé dans le croissant d'acier de l'Aisne, comme une gerbe que la faucille va couper. Je me suis arrêté un instant au haut de la descente pour jouir de ce beau spectacle.--Un grillon chantait dans un champ voisin, les arbres du chemin jasaient tout bas et tressaillaient au dernier vent du soir avant de s'assoupir; moi, je regardais attentivement avec les yeux de l'esprit une grande et profonde paix sortir de cette sombre plaine qui a vu César vaincre, Clovis régner et Napoléon chanceler. C'est que les hommes, même César, même Clovis, même Napoléon, ne sont que des ombres qui passent, c'est que la guerre n'est qu'une ombre comme eux qui passe avec eux, tandis que Dieu, et la nature qui sort de Dieu, et la paix qui sort de la nature, sont des choses éternelles. Comptant prendre la malle de Sédan, qui n'arrive à Soissons qu'à minuit, j'avais du temps devant moi et j'avais laissé partir la diligence. Le trajet qui me séparait de Soissons n'était plus qu'une charmante promenade, que j'ai faite à pied. A quelque distance de la ville, je me suis assis près d'une jolie petite maison, qu'éclairait mollement la forge d'un maréchal ferrant allumée de l'autre côté de la route. Là j'ai religieusement regardé le ciel, qui était d'une sérénité superbe. Les trois seules planètes visibles à cette heure rayonnaient toutes les trois au sud-est, dans un espace assez restreint et comme dans le même coin du ciel. Jupiter,--notre beau Jupiter, vous savez, mon ami?--qui exécute depuis trois mois un nœud fort compliqué, faisait avec les deux étoiles entre lesquelles il est en ce moment placé une ligne droite parfaitement géométrique. Plus à l'est, Mars, rouge comme le feu et le sang, imitait la scintillation stellaire par une sorte de flamboiement farouche; et, un peu au-dessus, brillait doucement, avec son apparence de blanche et paisible étoile, cette planète-monstre, ce monde effrayant et mystérieux que nous nommons Saturne. De l'autre côté, tout au fond du paysage, un magnifique phare à feu tournant, bleu, écarlate et blanc, rayait de sa rutilation éblouissante les sombres coteaux qui séparent Noyon du Soissonnais. Au moment où je me demandais ce que pouvait faire ce phare en pleine terre, dans ces immenses plaines, je le vis quitter le bord des collines, franchir les brumes violettes de l'horizon et monter vers le zénith. Ce phare, c'était Aldebaran, le soleil tricolore, l'énorme étoile de pourpre, d'argent et de turquoise, qui se levait majestueusement dans la vague et sinistre blancheur du crépuscule. O mon ami! quel secret y a-t-il donc dans ces astres que tous les poëtes, depuis qu'il y a des poëtes, que tous les penseurs, depuis qu'il y a des penseurs, tous les songeurs, depuis qu'il y a des songeurs, ont tour à tour contemplés, étudiés, adorés: les uns, comme Zoroastre, avec un confiant éblouissement; les autres, comme Pythagore, avec une inexprimable épouvante! Seth a nommé les étoiles comme Adam avait nommé les animaux. Les Chaldéens et les Généthliaques, Esdras et Zorobabel, Orphée, Homère et Hésiode, Cadmus, Phérécide, Xénophon, Hécatæus, Hérodote et Thucydide, tous ces yeux de la terre, depuis si longtemps éteints et fermés, se sont attachés de siècle en siècle avec angoisse à ces yeux du ciel toujours ouverts, toujours allumés, toujours vivants. Ces mêmes planètes, ces mêmes astres que nous regardons aujourd'hui, ont été regardés par tous ces hommes. Job parle d'Orion et des Hyades; Platon écoutait et entendait distinctement la vague musique des sphères; Pline croyait le soleil dieu et imputait les taches de la lune aux fumées de la terre. Les poëtes tartares nomment le pôle _senesticol_, ce qui veut dire _clou de fer_. Quelques rêveurs, pris d'une sorte de vertige, ont osé railler les constellations. _Le lion_, dit Rocoles, _pourrait tout aussi aisément être appelé un singe_. Pacuvius, fort peu rassuré pourtant, tâche de s'étourdir et de ne point croire aux astrologues, sous prétexte qu'ils seraient égaux à Jupiter: Nam si qui, quæ ventura sunt, prævideant, Æquiparent Jovi. Favorinus se fait cette question redoutable: _Si les causes de tout ne sont pas dans les étoiles?_ «_Si vitæ mortisque hominum rerumque humanarum omnium et ratio et causa in cælo et apud stellas foret?_» Il croit que l'influence sidérale descend jusqu'aux mouches et aux vermisseaux, _muscis aut vermiculis_, et, ajoute-t-il, jusqu'aux hérissons, _aut echinis_. Aulu-Gelle, faisant voile d'Egine au Pirée, naviguant par une _mer clémente_, s'asseyait la nuit sur la poupe et considérait les astres: «_Nox fuit, et clemens mare, et anni æstas, cælumque liquide serenum; sedebamus ergo in puppi simul universi, et lucentia sidera considerabamus._» Horace lui-même, ce philosophe pratique, ce Voltaire du siècle d'Auguste, plus grand poëte, il est vrai, que le Voltaire de Louis XV, Horace frissonnait en regardant les étoiles, une étrange anxiété lui remplissait le cœur, et il écrivait ces vers presque terribles: Hunc solem, et stellas, et decedentia certis Tempora momentis, sunt qui formidine nulla Imbuti spectant! Quant à moi, je ne crains pas les astres, je les aime.--Pourtant je n'ai jamais réfléchi sans un certain serrement de cœur que l'état normal du ciel, c'est la nuit. Ce que nous appelons le jour n'existe pour nous que parce que nous sommes près d'une étoile. On ne peut toujours regarder l'immensité; l'infini écrase; l'extase est aussi religieuse que la prière, mais la prière soulage et l'extase fatigue. Des constellations mes yeux retombèrent sur le pauvre mur du paysan auquel j'étais adossé. Là encore il y avait des sujets de méditation et de pensée. Dans ce mur, le paysan qui l'avait bâti avait scellé une pierre, une vénérable pierre, sur laquelle la réverbération de la forge me permettait de reconnaître les traces presque entièrement effacées d'une inscription antique; je ne distinguais plus que deux lettres intactes, I. C.; le reste était fruste. Maintenant qu'était cette inscription? romaine, ou romane? Elle parlait de Rome, sans aucun doute, mais de quelle Rome? de la Rome païenne, ou de la Rome chrétienne? de la ville de la force, ou de la ville de la foi? Je restai longtemps l'œil fixé sur cette pierre, l'esprit abîmé dans des hypothèses sans fond. Je ne sais si la contemplation des astres m'avait prédisposé à cette rêverie, mais j'en vins à ce point de voir en quelque sorte se ranimer et resplendir sous mon regard ces deux lettres mystérieuses--J. C.--qui, la première fois qu'elles apparurent aux hommes, ont gouverné le monde, et, la seconde fois, l'ont transformé. Jules-César et Jésus-Christ! C'est sans doute sous l'inspiration d'une idée pareille à celle qui m'absorbait en ce moment que Dante a mis ensemble dans la basse-fosse de l'enfer et fait dévorer à la fois par la gueule sanieuse de Satan le grand traître et le grand meurtrier, Judas et Brutus. Trois villes se sont succédé à Soissons, la _Noviodunum_ des Gaulois, l'_Augusta Suessonium_ des Romains, et le vieux Soissons de Clovis, de Charles le Simple et du duc de Mayenne. Il ne reste rien de cette _Noviodunum_ qu'épouvanta la rapidité de César. _Suessones_, disent les Commentaires, _celeritate Romanorum permoti, legatos ad Cæsarem de deditione mittunt_. Il ne reste de _Suessonium_ que quelques débris défigurés, entre autres le temple antique dont le moyen âge a fait la chapelle de Saint-Pierre. Le vieux Soissons est plus riche. Il a Saint-Jean-des-Vignes, son ancien château et sa cathédrale, où fut couronné Pépin en 752. Je n'ai pu vérifier ce qui restait des fortifications du duc de Mayenne, et si ce sont ces fortifications qui firent dire en 1814 à l'empereur, remarquant dans la muraille je ne sais quel coquillage fossile, gryphée ou bélemnite, que _les murs de Soissons étaient bâtis de la même pierre que les murs de Saint-Jean-d'Acre_. Observation bien curieuse quand on songe comment elle est faite, par quel homme et dans quel moment. La nuit était trop noire quand j'entrai dans Soissons pour que je pusse y chercher Noviodunum ou Suessonium. Je me suis contenté de souper en attendant la malle et d'errer autour de la gigantesque silhouette de Saint-Jean-des-Vignes, hardiment posée sur le ciel comme une décoration de théâtre. Pendant que je marchais, je voyais les étoiles paraître et disparaître aux crevasses du sombre édifice, comme s'il était plein de gens effarés, montant, descendant, courant partout avec des lumières. Comme je revenais à l'auberge, minuit sonnait. Toute la ville était noire comme un four. Tout à coup un bruit d'ouragan se fit entendre à l'extrémité d'une rue étroite, jusqu'à ce moment parfaitement paisible et en apparence incapable d'aucun tapage nocturne. C'était la malle-poste qui arrivait. Elle s'arrêta à quelques pas de mon auberge. Il y avait précisément une place vide, tout était pour le mieux. Ce sont vraiment de fort élégantes et fort commodes voitures que ces nouvelles malles; on y est assis comme dans son fauteuil, les jambes à l'aise, avec des oreillons à droite et à gauche si l'on ferme les yeux, et une large vitre devant soi si on les ouvre. Au moment où j'allais m'y installer très-voluptueusement, un vacarme tellement étrange, mêlé de cris, de bruit de roues et de piétinements de chevaux, éclata dans une autre petite rue noire que, malgré le courrier, qui ne me donnait pas cinq minutes, j'y courus en toute hâte. En entrant dans la petite rue voilà ce que j'y vis.--Au pied d'une grosse muraille, qui avait cet aspect odieux et glacial particulier aux murs des prisons, une porte basse, cintrée, armée d'énormes verrous, était ouverte. A quelques pas de cette porte stationnait, entre deux gendarmes à cheval, une espèce de carriole lugubre à demi entrevue dans l'obscurité. Entre la carriole et le guichet se débattait un groupe de quatre à cinq hommes entraînant vers la voiture une femme qui poussait des cris effrayants. Une lanterne sourde, portée par un homme qui disparaissait dans l'ombre qu'elle projetait, éclairait funèbrement cette scène. La femme, une robuste campagnarde d'une trentaine d'années, résistait éperdument aux cinq hommes, hurlait, frappait, égratignait, mordait, et par moments un rayon de la lanterne tombait sur sa tête échevelée et sinistre comme la figure même du Désespoir. Elle avait saisi un des barreaux de fer du guichet et s'y tenait cramponnée. Comme j'approchais, les hommes firent un effort violent, l'arrachèrent du guichet et la portèrent d'un bond jusqu'à la voiture. Cette voiture, que la lanterne éclaira alors vivement, n'avait d'autre ouverture que de petits trous ronds grillés aux deux faces latérales et une porte pratiquée à l'arrière et fermée en dehors par de gros verrous. L'homme au falot tira les verrous, la portière s'ouvrit, et l'intérieur de la carriole apparut brusquement. C'était une espèce de boîte, sans jour et presque sans air, divisée en deux compartiments oblongs par une épaisse cloison qui la coupait transversalement. La portière unique était disposée de manière qu'une fois verrouillée elle revenait toucher la cloison du haut en bas et fermait à la fois les deux compartiments. Aucune communication n'était possible entre les deux cellules, garnies, pour tout siége, d'une planche percée d'un trou. La case de gauche était vide; mais celle de droite était occupée. Il y avait là, dans l'angle, à demi accroupi comme une bête fauve, posé en travers sur le banc faute d'espace pour ses genoux, un homme,--si cela peut s'appeler encore un homme,--une espèce de spectre au visage carré, au crâne plat, aux tempes larges, aux cheveux grisonnants, aux membres courts, poilus et trapus, vêtu d'un vieux pantalon de toile trouée et d'un haillon qui avait été un sarrau. Le misérable avait les deux jambes étroitement liées par des nœuds redoublés qui montaient presque jusqu'aux jarrets. Son pied droit disparaissait dans un sabot; son pied gauche déchaussé était enveloppé de linges ensanglantés qui laissaient voir d'horribles doigts meurtris et malades. Cet être hideux mangeait paisiblement un morceau de pain noir. Il ne paraissait faire aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Il ne s'interrompit même pas pour voir la malheureuse compagne qu'on lui amenait. Elle, cependant, la tête renversée en arrière, résistant toujours aux argousins qui s'efforçaient de la pousser dans le compartiment vide, continuait de crier: «Je ne veux pas! jamais! jamais! Tuez-moi plutôt!» Elle n'avait pas encore vu l'autre. Tout à coup, dans une de ses convulsions, ses yeux tombèrent dans la voiture et aperçurent dans l'ombre l'affreux prisonnier. Alors ses cris cessèrent subitement, ses genoux ployèrent, elle se détourna en tremblant de tous ses membres, et à peine eut-elle la force de dire avec une voix éteinte, mais avec une expression d'angoisse que je n'oublierai de ma vie: «Oh! cet homme!» En ce moment-là l'homme la regarda d'un air farouche et stupide, comme un tigre et un paysan qu'il était.--J'avoue qu'ici je n'y pus résister. Il était clair que c'était une voleuse, peut-être même quelque chose de pis, que la gendarmerie transférait d'un lieu à l'autre dans un de ces odieux véhicules que les gamins de Paris appellent métaphoriquement _paniers à salade_; mais enfin c'était une femme. Je crus devoir intervenir, et j'interpellai les argousins. Ils ne se détournèrent même pas; seulement, un digne gendarme, qui eût certainement demandé ses papiers à don Quichotte, profita de l'occasion pour me sommer d'exhiber mon passe-port. Justement je venais de remettre ce chiffon au courrier de la malle. Pendant que je m'expliquais avec le gendarme, les guichetiers firent un dernier effort, plongèrent la femme à demi morte dans la carriole, fermèrent la portière, poussèrent les verrous; et, à l'instant où je me tournais vers eux, il n'y avait plus dans la rue que le retentissement des roues de la voiture et du galop de l'escorte qui s'enfonçaient ensemble à grand bruit dans les ténèbres. Un instant après je galopais moi-même sur la route de Reims, traîné dans une excellente voiture par quatre excellents chevaux. Je songeais à cette malheureuse femme, et je comparais avec un serrement de cœur mon voyage au sien. C'est au milieu de ces idées-là que je me suis assoupi. Quand je me suis éveillé, l'aube commençait à faire revivre les arbres, les prairies, les collines, les buissons de la route, toutes ces choses paisibles dont nos diligences et nos malles-postes traversent si brutalement le sommeil. Nous étions dans une charmante vallée, probablement la vallée de Braisne-sur-Vesle. Un vague souffle parfumé flottait sur les coteaux encore noirs. Vers l'orient, à l'extrémité nord de la lueur crépusculaire, tout près de l'horizon, dans un milieu limpide, bleu, sombre, éblouissant, mélange ineffable de perle, de saphir et d'ombre, Vénus resplendissait, et son rayonnement magnifique versait sur les champs et les bois confusément entrevus une sérénité, une grâce et une mélancolie inexprimables. C'était comme un œil céleste amoureusement ouvert sur ce beau paysage endormi. La malle-poste traverse Reims au galop, sans aucun respect pour la cathédrale. A peine, en passant, aperçoit-on, par-dessus les pignons d'une rue étroite, deux ou trois lancettes du chevet, l'écusson de Charles VII et la belle flèche des Suppliciés, debout sur l'apside. De Reims à Rethel, rien.--La Champagne pouilleuse, à laquelle juillet vient de couper ses cheveux d'or; de grandes plaines jaunes et nues, immenses et molles vagues de terre au sommet desquelles frissonnent, comme une écume végétale, quelques broussailles misérables; de temps en temps, au fond du paysage, un moulin qui tourne lentement et comme accablé par le soleil de midi, ou, au bord de la route, un potier qui fait sécher sur des planches, au seuil de sa chaumière, quelques douzaines de pots à fleurs ébauchés. Rethel se répand gracieusement du haut d'une colline jusque sur l'Aisne, dont les bras coupent la ville en deux ou trois endroits. Du reste, il n'y a plus rien là qui annonce l'ancienne résidence princière d'un des sept comtes-pairs de la Champagne. Les rues sont des rues de gros bourg plutôt que des rues de ville. L'église est d'un profil médiocre. De Rethel a Mézières, la route gravit ces vastes gradins par lesquels le plateau de l'Argonne se rattache au plateau supérieur de Rocroy. Les grands toits d'ardoise, les façades blanchies à la chaux, les parements de bois qui défendent contre les pluies le côté nord des maisons, donnent aux villages un aspect particulier. De temps en temps les premières croupes des monts Faucilles, qui apparaissent au sud-est, relèvent la ligne de l'horizon. Du reste, peu ou point de forêts. A peine voit-on çà et là dans le lointain quelques collines chevelues. Le déboisement, ce fils bâtard de la civilisation, a fort tristement dévasté la vieille bauge du Sanglier des Ardennes. Je cherchais des yeux, en arrivant à Mézières, quelques anciennes tours à demi ruinées du château saxon de Hellebarde; je n'y ai trouvé que les zigzags froids et durs d'une citadelle de Vauban. En revanche, en regardant dans les fossés, j'ai aperçu, à différents endroits, des restes assez beaux, quoique démantelés, de la muraille attaquée par Charles-Quint et défendue par Bayard. L'église de Mézières a une réputation de vitraux. J'ai profité, pour la visiter, de la demi-heure que la malle-poste accorde aux voyageurs pour déjeuner. Les verrières ont dû être belles en effet; il en reste à l'apside quelques fragments tristement noyés dans de larges fenêtres de vitres blanches. Mais ce qui est remarquable, c'est l'église elle-même, qui est du quinzième siècle, et d'une jolie masse, avec des baies à meneaux flamboyants et un charmant porche adossé au portail méridional. On a scellé sur deux piliers, à droite et à gauche du chœur, deux bas-reliefs du temps de Charles VIII, malheureusement barbouillés de chaux et mutilés. Toute l'église est badigeonnée en jaune avec nervures et clefs de voûte de couleurs variées. C'est fort bête et fort laid. En me promenant dans le bas-côté nord de l'apside, j'ai aperçu sur le mur une inscription qui rappelle que Mézières fut cruellement assaillie et bombardée par les Prussiens en 1815. Au-dessous de l'inscription, on a ajouté ces deux lignes en latin quelconque: _Lector, leva oculos ad fornicem et vide quasi quoddam divinæ manus indicium._ J'ai levé les yeux _ad fornicem_, et j'ai vu une large déchirure à la voûte au-dessus de ma tête. Dans cette déchirure une grosse bombe se tient suspendue à des saillies de la pierre par ses oreillons, que je distinguai parfaitement. C'est une bombe prussienne qui, après avoir percé le toit de l'église, les charpentes et les massifs de maçonnerie, s'est arrêtée ainsi comme par miracle au moment de tomber sur le pavé. Depuis vingt-cinq ans, elle est restée là comme Dieu l'y a accrochée. Autour de la bombe, on voit pêle-mêle des briques brisées, des moellons, des plâtras, les entrailles de la voûte. Cette bombe et cette plaie béante au-dessus de la tête des passants font un étrange effet. L'effet est plus singulier encore, par tous les rapprochements qui viennent à l'esprit, quand on songe que c'est précisément sur Mézières que furent jetées en 1521 les premières bombes dont la guerre se soit servie. De l'autre côté de l'église, une autre inscription constate que les noces de Charles IX avec Elisabeth d'Autriche furent «heureusement célébrées,» _feliciter celebrata fuere_, dans l'église de Mézières, le 17 novembre 1570,--deux ans avant la Saint-Barthélemy. Le grand portail est justement de cette même époque, et par conséquent d'un beau et noble goût. Par malheur, c'est une de ces façades tardives du seizième siècle qui n'ont achevé leur croissance que dans le dix-septième. Le clocher n'a poussé qu'en 1626. Il est impossible de rien voir qui soit plus gauche et plus lourd, si ce n'est les clochers qu'on bâtit en ce moment aux diverses églises neuves de Paris. Du reste, Mézières a de grands arbres sur ses remparts, des rues propres et tristes que les dimanches et fêtes doivent avoir grand'peine à égayer, et rien ne rappelle dans la ville ni Hellebarde et Garinus qui l'ont fondée, ni le comte Balthazar qui l'a saccagée, ni le comte Hugo qui l'a anoblie, ni les archevêques Foulques et Adalbéron qui l'ont assiégée. Le dieu Macer, qui a donné son nom à Mézières, est devenu _saint Masert_ dans les chapelles de l'église. Aucun monument, aucun édifice architectural dans Sédan, où j'arrivai vers midi. De jolies femmes, de beaux carabiniers, des arbres et des prairies le long de la Meuse, des canons, des ponts-levis et des bastions, voilà Sédan. C'est un de ces endroits où l'air sévère des villes-citadelles se mêle bizarrement à l'air joyeux des villes-garnisons. J'aurais voulu trouver à Sédan des vestiges de M. de Turenne; il n'y en a plus. Le pavillon où il est né a été démoli et remplacé par une pierre noire avec cette inscription en lettres dorées: ICI NAQUIT TURENNE Le 11 septembre 1611. Cette date, qui étincelait sur cette pierre sombre, m'a frappé. J'ai recueilli dans ma pensée tout ce qu'elle me rappelait. En 1611, Sully se retirait. Henri IV avait été assassiné l'année précédente. Louis XIII, qui devait mourir un 14 mai comme son père, avait dix ans. Anne d'Autriche, sa femme, avait le même âge, avec cinq jours de moins que lui. Richelieu était dans sa vingt-sixième année. Quelques bons bourgeois de Rouen appelaient le _petit Pierre_ celui que l'univers a nommé plus tard le _grand Corneille_; il avait cinq ans. Shakspeare et Cervantes vivaient encore. Brantôme et Pierre Mathieu vivaient aussi. Elisabeth d'Angleterre était morte depuis huit ans; et depuis sept ans Clément VIII, _pape pacifique et bon Français_, comme dit l'Etoile. En 1611 mouraient Papirien Masson et Jean Busée; l'empereur Rodolphe déclinait; Gustave-Adolphe succédait à Charles IX de Suède, le roi visionnaire; Philippe III chassait les Maures d'Espagne, malgré l'avis du duc d'Ossuña, et l'astronome hollandais Jean Fabricius découvrait les taches du soleil.--Voilà ce qui se passait dans le monde pendant que Turenne naissait. Du reste, Sédan n'a pas été une pieuse gardienne de cette noble mémoire. Le pavillon natal de M. de Turenne a été jeté en bas comme je viens de vous le dire; son château a été rasé. Je n'ai pas eu le courage d'aller voir à Bazeilles si quelque paysan propriétaire n'a pas fait arracher l'allée d'arbres qu'il avait plantée. Au lieu de tout cela, la grande place de Sédan donne au visiteur une assez médiocre statue en bronze de Turenne, laquelle ne m'a pas consolé du tout. Cette statue, ce n'est que de la gloire. La chambre où il est né, le château où il a vécu, les arbres qu'il a plantés, c'étaient des souvenirs. Point de souvenirs non plus, et à plus forte raison, de Guillaume de La Marck, cet effrayant prédécesseur de Turenne dans les annales de Sédan. Chose remarquable, et qu'il faut dire en passant: dans un temps donné, par le seul progrès naturel des choses et des idées, la ville du Sanglier des Ardennes se modifie à tel point qu'elle produit Turenne. Après avoir fort bien déjeuné dans un excellent lieu qu'on appelle l'_hôtel de la Croix-d'Or_, rien ne me retenait plus à Sédan; je me suis décidé à regagner Mézières pour y prendre la voiture de Givet. Il y a cinq lieues, mais cinq lieues très-pittoresques. Je les ai faites à pied, suivi d'un jeune gaillard basané et pieds nus qui portait allègrement mon sac de nuit. La route suit presque toujours à mi-côte la vallée de la Meuse. On rencontre, à une lieue de Sédan, Donchery avec son vieux pont de bois et ses beaux arbres; puis ce sont des villages riants, de jolis châtelets à poivrières enfouis dans des massifs de verdure, de grandes prairies où des troupeaux de bœufs paissent au soleil, la Meuse qu'on perd et qu'on retrouve. Il faisait le plus beau temps du monde, c'était charmant. A mi-chemin, j'avais très-chaud et grand'soif; je cherchais de tous côtés une maison pour y demander à boire. Enfin j'en aperçois une. J'y cours, espérant un cabaret, et je lis au-dessus de la porte cette enseigne: BERNIER-HANNAS, _marchand d'avoine et charcutier_. Sur un banc, à côté de la porte, il y avait un goîtreux. Les goîtres abondent dans le pays. Je n'en suis pas moins entré bravement chez le charcutier marchand d'avoine, et j'ai bu avec beaucoup de plaisir un verre de l'eau qui avait fait ce goîtreux. A six heures du soir j'arrivais à Mézières; à sept heures je partais pour Givet, fort maussadement emboîté dans un coupé bas, étroit et sombre, entre un gros monsieur et une grosse dame, le mari et la femme, qui se parlaient tendrement par-dessus moi. La dame appelait son mari _mon pauvre chiat_. Je ne sais pas si son intention était de l'appeler _mon pauvre chien_ ou _mon pauvre chat_. En traversant Charleville, qui n'est qu'à une portée de canon de Mézières, j'ai remarqué la place centrale, qui a été bâtie en 1605, dans un fort grand style, par Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Mantoue, et qui est la vraie sœur de notre place Royale de Paris. Ce sont les mêmes maisons à arcades, à façades de briques et à grands toits. Puis, comme la nuit venait, n'ayant rien de mieux à faire, j'ai dormi; mais d'un sommeil violent, d'un sommeil secoué et horrible, entre les ronflements du gros homme et les geignements de la grosse femme. J'étais réveillé de temps en temps quand on changeait de chevaux par de brusques lanternes appliquées à la vitre et par des dialogues comme celui-ci: «Dis donc, hée!--dis donc, hée!--Qu'est-ce que c'est que cette rosse-là? Je n'en veux pas. C'est le gigoteur.--Et monsieur Simon? où est monsieur Simon?--Monsieur Simon? bah! il travaille. Il travaille toujours. Il travaille _pire qu'un malsenaire_.» Une autre fois, la voiture était arrêtée, on relayait. J'ai ouvert les yeux, il faisait un grand vent, le ciel était sombre, un immense moulin tournait sinistrement au-dessus de nos têtes et semblait nous regarder avec ses deux lucarnes allumées comme avec des yeux de braise. Une autre fois encore, des soldats entouraient la diligence, un gendarme demandait les passeports, on entendait le bruit des chaînes d'un pont-levis, un réverbère éclairait des tas de boulets au pied d'un gros mur noir, la gueule d'un canon touchait la voiture; nous étions à Rocroy. Ce nom m'a tout à fait réveillé. Quoique cela ne puisse pas s'appeler _voir Rocroy_, j'ai eu un certain plaisir à songer que je venais de traverser, dans la même journée et à si peu d'heures de distance, ces deux lieux héroïques, Rocroy et Sédan. Turenne est né à Sédan; on pourrait dire que Condé est né à Rocroy. Cependant les deux gros êtres mes voisins causaient entre eux et se racontaient l'un à l'autre, comme dans les expositions des pièces mal faites, des choses qu'ils savaient fort bien tous les deux:--_Qu'ils n'avaient point passé à Rocroy depuis 1818. Vingt-deux ans!--que M. Crochard, le secrétaire de la sous-préfecture, était leur ami intime;--que, comme il était minuit, il devait être couché, ce bon monsieur Crochard_, etc... La dame assaisonnait ces intéressantes révélations de locutions bizarres qui lui étaient familières; ainsi elle disait: _Egoïste comme un vieux lièvre_; _la fortune du pauvre_ au lieu de _la fortune du pot_. Le monstrueux bonhomme, son mari, faisait de son côté des calembours comme celui-ci: _On dit que_ _c'est un lieu commun_ (_comme un_), _moi, je dis que c'est un lieu comme trois_, ou des proverbes travestis comme celui-là: _Vends-ta-femme-et-n'aie-point-d'oreilles_. Puis il riait avec bonté. La voiture était repartie, mes deux voisins causaient encore. Je faisais beaucoup d'efforts pour ne pas entendre leur conversation, et je tâchais d'écouter les grelots des chevaux, le bruit des roues sur le pavé et des moyeux sur les essieux, le grincement des écrous et des vis, le frémissement sonore des vitres, lorsque tout à coup un ravissant carillon est venu à mon secours, un carillon fin, léger, cristallin, fantastique, aérien, qui a éclaté brusquement dans cette nuit noire, nous annonçant la Belgique, cette terre des étincelantes sonneries, et prodiguant sans fin son badinage moqueur, ironique et spirituel, comme s'il reprochait à mes deux lourds voisins leur stupide bavardage. Ce carillon, qui m'eût réveillé, les a endormis. Je présume que nous devions être à Fumay, mais la nuit était trop obscure pour rien distinguer. Il m'a fallu donc passer, sans rien voir, près des magnifiques ruines du château d'Hierches et de ces beaux rochers à pic qu'on appelle les _Dames de Meuse_. De temps en temps, au fond d'un précipice plein de vapeur, j'apercevais, comme par un trou dans une fumée, quelque chose de blanchâtre: c'était la Meuse. Enfin, comme les premières lueurs de l'aube paraissaient, un pont-levis s'est abaissé, une porte s'est ouverte, la diligence s'est engagée au grand trot dans une espèce de long défilé formé à gauche par un noir rocher à pic, et à droite par un édifice long, bas, interminable, étrange, en apparence inhabité, percé de part en part d'une multitude de portes et de fenêtres qui m'ont semblé toutes ouvertes, sans battants, sans volets, sans châssis et sans vitres, me laissant voir à travers cette sombre et fantastique maison le crépuscule qui étamait déjà le bord du ciel de l'autre côté de la Meuse. A l'extrémité de ce logis singulier, il y avait une seule fenêtre fermée et faiblement éclairée. Puis la voiture a passé rapidement devant une grosse tour d'un fort beau profil, s'est enfoncée dans une rue étroite, a tourné dans une cour, des servantes d'auberge sont accourues avec des chandelles et des garçons d'écurie avec des lanternes; j'étais à Givet. LETTRE V GIVET. Les deux Givet.--Dissertation sur les architectes et les cruches à propos des clochers flamands.--Givet le soir.--Paysage.--La tour du Petit-Givet.--_Jose Gutierez._--Ce qu'on peut trouver dans trente-deux lettres.--Ce qu'on peut voir sur l'impériale de la diligence Van Gend. Dans une auberge sur la route, 1er août. C'est une jolie ville que Givet, propre, gracieuse, hospitalière, située sur les deux rives de la Meuse, qui la divise en grand et petit Givet, au pied d'une haute et belle muraille de rochers dont les lignes géométriques du fort de Charlemont gâtent un peu le sommet. L'auberge, qu'on appelle l'hôtel du Mont-d'Or, y est fort bonne, quoiqu'elle soit unique et qu'elle puisse par conséquent loger les passants n'importe comment et leur faire manger n'importe quoi. Le clocher du petit Givet est une simple aiguille d'ardoise; quant au clocher du grand Givet, il est d'une architecture plus compliquée et plus savante. Voici évidemment comment l'inventeur l'a composé. Le brave architecte a pris un bonnet carré de prêtre ou d'avocat. Sur ce bonnet carré il a échafaudé un saladier renversé; sur le fond de ce saladier devenu plate-forme il a posé un sucrier; sur le sucrier, une bouteille; sur la bouteille, un soleil emmanché dans le goulot par le rayon inférieur vertical; et enfin, sur le soleil, un coq embroché dans le rayon vertical supérieur. En supposant qu'il ait mis un jour à trouver chacune de ces six idées, il se sera reposé le septième jour. Cet artiste devait être Flamand. Depuis environ deux siècles, les architectes flamands se sont imaginé que rien n'était plus beau que des pièces de vaisselle et des ustensiles de cuisine élevés à des proportions gigantesques et titaniques. Aussi, quand on leur a donné des clochers à bâtir, ils ont vaillamment saisi l'occasion et se sont mis à coiffer leurs villes d'une foule de cruches colossales. La vue de Givet n'en est pas moins charmante, surtout quand on s'arrête vers le soir, comme j'ai fait, au milieu du pont, et qu'on regarde au midi. La nuit, qui est le plus grand des cache-sottises, commençait à voiler le contour absurde du clocher. Des fumées suintaient de tous les toits. A ma gauche, j'entendais frémir avec une douceur infinie de grands ormes au-dessus desquels la clarté vespérale faisait vivement saillir une grosse tour du onzième siècle qui domine à mi-côte le petit Givet. A ma droite une autre vieille tour, à faîtage conique, mi-partie de pierre et de brique, se reflétait tout entière dans la Meuse, miroir éclatant et métallique qui traversait tout ce sombre paysage. Plus loin, au pied de la redoutable roche de Charlemont, je distinguais, comme une ligne blanchâtre, ce long édifice que j'avais vu la veille en entrant et qui est tout simplement une caserne inhabitée. Au-dessus de la ville, au-dessus des tours, au-dessus du clocher surgissait à pic une immense paroi de rochers qui se prolongeait à perte de vue jusqu'aux montagnes de l'horizon et enfermait le regard comme dans un cirque. Tout au fond, dans un ciel d'un vert clair, le croissant descendait lentement vers la terre, si fin, si pur et si délié, qu'on eût dit que Dieu nous laissait entrevoir la moitié de son anneau d'or. Dans la journée, j'avais voulu visiter cette vénérable tour qui tenait jadis en respect le petit Givet. Le sentier est âpre et occupe autant les mains que les pieds; il faut un peu escalader le rocher, lequel est de granit fort beau et fort dur. Arrivé, non sans quelque peine, au pied de la tour qui tombe en ruines et dont les baies romanes ont été défoncées, je l'ai trouvée barricadée par une porte ornée d'un gros cadenas. J'ai appelé, j'ai frappé, personne n'a répondu. Il m'a fallu descendre comme j'étais monté. Cependant mon ascension n'a pas été tout à fait perdue. En tournant autour de la vieille masure dont le parement est presque complétement écorcé, j'ai remarqué, parmi les décombres qui s'écroulent chaque jour en poussière dans la ravine, une assez grosse pierre où l'on pouvait distinguer encore des vestiges d'inscription. J'ai regardé attentivement; il ne restait plus de l'inscription que quelques lettres déchiffrables.--Voici dans quel ordre elles étaient disposées: LOQVE...SA.L.OMBRE PARAS....MODI.SL. ACAV.P.....SOTROS. Ces lettres, profondément creusées dans la pierre, semblaient avoir été tracées avec un clou; et un peu au-dessous, le même clou avait gravé cette signature restée intacte:--IOSE GVTIEREZ, 1643. J'ai toujours eu le goût des inscriptions. J'avoue que celle-ci m'a beaucoup occupé. Que signifiait-elle? En quelle langue était-elle? Au premier abord, en faisant quelques concessions à l'orthographe, on pouvait la croire écrite en français et y lire ces mots absurdes: _Loque sale._--_Ombre._--_Parasol._--_Modis_ (maudis) _la cave._--_Sot. Rosse._ Mais on ne pouvait former ces mots qu'en ne tenant aucun compte des lettres effacées, et d'ailleurs il me semblait que la grave signature castillane, _Jose Gutierez_, était là comme une protestation contre ces pauvretés. En rapprochant cette signature du mot _para_ et du mot _otros_, qui sont espagnols, j'en ai conclu que cette inscription devait être écrite en castillan, et, à force d'y réfléchir, voici comment j'ai cru pouvoir la restituer: LO QUE EMPESA EL HOMBRE PARA SIMISMO DIOS LE ACAVA PARA LOS OTROS. «Ce que l'homme commence pour lui, Dieu l'achève pour les autres.» Ce qui me semble vraiment une fort belle sentence, très-catholique, très-triste et très-castillane. Maintenant, qu'était ce Gutierez? La pierre était évidemment arrachée de l'intérieur de la tour. 1643, c'est la date de la bataille de Rocroy. Jose Gutierez était-il un des vaincus de cette bataille? Y avait-il été pris? L'avait-on enfermé là? Lui avait-on laissé le loisir d'écrire dans son cachot ce mélancolique résumé de sa vie et de toute vie humaine?--Ces suppositions sont d'autant plus probables qu'il a fallu, pour graver une aussi longue phrase dans le granit avec un clou, toute cette patience des prisonniers qui se compose de tant d'ennui. Et puis qui avait mutilé cette inscription de la sorte?--Est-ce tout simplement le temps et le hasard?--Est-ce un mauvais plaisant?--Je penche pour cette dernière hypothèse. Quelque goujat, de méchant perruquier devenu mauvais soldat, aura été enfermé disciplinairement dans cette tour et aura cru faire montre d'esprit en tirant un sens ridicule de la grave lamentation de l'hidalgo. D'un visage il a fait une grimace.--Aujourd'hui le goujat et le gentilhomme, le gémissement et la facétie, la tragédie et la parodie, roulent ensemble pêle-mêle sous le pied du même passant, dans la même broussaille, dans le même ravin, dans le même oubli! Le lendemain, à cinq heures du matin, cette fois fort bien placé tout seul sur la banquette de la diligence Van Gend, je sortais de France par la route de Namur et je gravissais la première croupe de la seule chaîne de hautes collines qu'il y ait en Belgique; car la Meuse, en s'obstinant à couler en sens inverse de l'abaissement du plateau des Ardennes, a réussi à creuser une vallée profonde dans cette immense plaine qu'on appelle les Flandres; plaine où l'homme a multiplié les forteresses, la nature lui ayant refusé les montagnes. Après une ascension d'un quart d'heure, les chevaux déjà essoufflés, et le conducteur belge déjà altéré, se sont arrêtés d'un commun accord et avec une unanimité touchante devant un cabaret, dans un pauvre village pittoresque, répandu des deux côtés d'un large ravin qui déchire la montagne. Ce ravin, qui est tout à la fois le lit d'un torrent et la grande rue du village, est naturellement pavé du granit du mont mis à nu. Au moment où nous y passions, six chevaux, attelés de chaînes, montaient ou plutôt grimpaient le long de cette rue étrange et affreusement escarpée, traînant après eux un grand chariot vide à quatre roues. Si le chariot eût été chargé, il eût fallu vingt chevaux ou plutôt vingt mules. Je ne vois pas trop à quoi peut servir ce chariot dans ce ravin, si ce n'est à faire faire des esquisses improbables aux pauvres jeunes peintres hollandais qu'on rencontre çà et là sur cette route, le sac sur le dos et le bâton à la main. Que faire sur la banquette d'une diligence à moins qu'on ne regarde?--J'étais admirablement situé pour cela. J'avais sous les yeux un grand morceau de la vallée de la Meuse; au sud, les deux Givet gracieusement liés par leur pont; à l'ouest, la grosse tour ruinée d'Agimont, se composant avec sa colline et jetant derrière elle une immense ombre pyramidale; au nord, la sombre tranchée dans laquelle s'enfonce la Meuse et d'où montait une lumineuse vapeur bleue. Au premier plan, à deux enjambées de ma banquette, dans la mansarde du cabaret, une jolie paysanne, assise en chemise sur son lit, s'habillait près de sa fenêtre toute grande ouverte, laquelle laissait entrer à la fois les rayons du soleil levant et les regards des voyageurs quelconques juchés sur les impériales des diligences. Au-dessus de cette mansarde, dans le lointain, comme couronnement aux frontières de France, se développaient sur une ligne immense les formidables batteries de Charlemont. Pendant que je contemplais ce paysage, la paysanne leva les yeux, m'aperçut, sourit, me fit un gracieux signe de tête, ne ferma pas sa fenêtre et continua lentement sa toilette. LETTRE VI LES BORDS DE LA MEUSE.--DINANT. NAMUR. Paysage de la Meuse.--La Lesse.--La Roche à Bayard.--Dinant.--Choses inconvenantes que fait une petite bonne femme en terre cuite.--Encore les clochers, les cruches et les architectes.--Châteaux ruinés. Prière des morts aux vivants.--Idées que les belles filles perchées sur les arbres donnent aux voyageurs juchés sur les impériales.--Souvenirs poétiques à propos de Namur et du prince d'Orange.--Ce qu'enseignent les enseignes. Liége, 3 août. Je viens d'arriver à Liége par une délicieuse route qui suit tout le cours de la Meuse depuis Givet. Les bords de la Meuse sont beaux et jolis. Il est étrange qu'on en parle si peu. Les voici en raccourci. Après le village, le cabaret et la paysanne qui s'habille au soleil levant, on rencontre une montée qui m'a rappelé le Val-Suzon près de Dijon, et où la route, repliée à chaque instant sur elle-même, se tord pendant trois quarts d'heure au milieu d'une forêt, sur de profonds ravins creusés par des torrents. Puis on aborde un plateau où l'on court rapidement avec de grandes campagnes plates à perte de vue autour de soi; on pourrait se croire en pleine Beauce, quand tout à coup le sol se crevasse affreusement à quelques pas à gauche. De la route, l'œil plonge au bas d'une effrayante roche verticale, le long de laquelle la végétation seule peut grimper. C'est un brusque et horrible précipice de deux ou trois cents pieds de profondeur. Au fond de ce précipice, dans l'ombre, à travers les broussailles du bord, on aperçoit la Meuse avec quelque galiote qui voyage paisiblement, remorquée par des chevaux, et au bord de la rivière un joli châtelet rococo qui a l'air d'une pâtisserie maniérée ou d'une pendule du temps de Louis XV, avec son bassin lilliputien et son jardinet-pompadour dont on embrasse toutes les volutes, toutes les fantaisies et toutes les grimaces d'un coup d'œil. Rien de plus singulier que cette petite chinoiserie dans cette grande nature. On dirait une protestation criarde du mauvais goût de l'homme contre la poésie sublime de Dieu. Puis on s'écarte du gouffre, et la plaine recommence, car le ravin de la Meuse coupe ce plateau à vif et à pic, comme une ornière coupe un champ. Un quart de lieue plus loin on enraye; la route va rejoindre la rivière par une pente escarpée. Cette fois l'abîme est charmant. C'est un tohu-bohu de fleurs et de beaux arbres éclairés par le ciel rayonnant du matin. Des vergers entourés de haies vives montent et descendent pêle-mêle des deux côtés du chemin. La Meuse, étroite et verte, coule à gauche profondément encaissée dans un double escarpement. Un pont se présente; une autre rivière, plus petite et plus ravissante encore, vient se jeter dans la Meuse: c'est la Lesse; et à trois lieues, dans cette gorge qui s'ouvre à droite, est la fameuse grotte de Han-sur-Lesse. La voiture passe outre et s'éloigne. Le bruit des moulins à eau de la Lesse se perd dans la montagne. La rive gauche de la Meuse s'abaisse gracieusement ourlée d'un cordon non interrompu de métairies et de villages; la rive droite grandit et s'élève; le mur de rochers envahit et rétrécit la route; les ronces du bord frissonnent dans le vent et dans le soleil, à deux cents pieds au-dessus de nos têtes. Tout à coup un grand rocher pyramidal, aiguisé et hardi comme une flèche de cathédrale, apparaît à un tournant du chemin. «C'est la _Roche à Bayard_,» me dit le conducteur. La route passe entre la montagne et cette borne colossale, puis elle tourne encore, et, au pied d'un énorme bloc de granit couronné d'une citadelle, l'œil plonge dans une longue rue de vieilles maisons, rattachée à la rive gauche par un beau pont et dominée à son extrémité par les faîtages aigus et les larges fenêtres à meneaux flamboyants d'une église du quinzième siècle. C'est Dinant. On s'arrête à Dinant un quart d'heure, juste assez de temps pour remarquer dans la cour des diligences un petit jardin qui seul suffirait pour vous avertir que vous êtes en Flandre. Les fleurs en sont fort belles, et au milieu de ces fleurs il y a trois statues peintes, en terre cuite. L'une de ces statues est une femme. C'est plutôt un mannequin qu'une statue, car elle est vêtue d'une robe d'indienne et coiffée d'un vieux chapeau de soie. Au bout de quelques instants, à un petit bruit qu'on entend et à un rejaillissement singulier qu'on aperçoit sous ses jupes, on s'aperçoit que cette femme est une fontaine. Le clocher de l'église de Dinant est un immense pot à l'eau. Cependant, vue du pont, la façade de l'église conserve un grand caractère, et toute la ville se compose à merveille. A Dinant on quitte la rive droite de la Meuse. Le faubourg de la rive gauche, qu'on traverse, se pelotonne admirablement autour d'une vieille douve croulante de l'ancienne enceinte. Au pied de cette tour, dans un pâté de maisons, j'ai entrevu en passant un exquis châtelet du quinzième siècle avec sa façade à volutes, ses croisées de pierre, sa tourelle de briques et ses girouettes extravagantes. Après Dinant la vallée s'ouvre, la Meuse s'élargit; on distingue sur deux croupes lointaines de la rive droite deux châteaux en ruines; puis la vallée s'évase encore, les rochers n'apparaissent plus que çà et là sous de riches caparaçons de verdure; une housse de velours vert, brodée de fleurs, couvre tout le paysage. De toutes parts débordent les houblonnières, les vergers, les arbres qui ont plus de fruits que de feuilles, les pruniers violets, les pommiers rouges, et à chaque instant apparaissent par touffes énormes les grappes écarlates du sorbier des oiseaux, ce corail végétal. Les canards et les poules jasent sur le chemin; on entend des chants de bateliers sur la rivière; de fraîches jeunes filles, les bras nus jusqu'à l'épaule, passent avec des paniers chargés d'herbes sur leurs têtes, et de temps en temps un cimetière de village vient coudoyer mélancoliquement cette route pleine de joie, de lumière et de vie. Dans l'un de ces cimetières, dont l'herbe haute et le mur tombant se penchent sur le chemin, j'ai lu cette inscription: --O pie, defunctis miseris succurre, viator!-- Aucun _memento_ n'est, à mon sens, d'un effet aussi profond. Ordinairement les morts avertissent, ici ils supplient. Plus loin, lorsqu'on a passé une colline où les rochers de la rive droite, travaillés et sculptés par les pluies, imitent les pierres ondées et vermoulues de notre vieille fontaine du Luxembourg (si déplorablement remise à neuf en ce moment, par parenthèse), on sent qu'on approche de Namur. Les maisons de plaisance commencent à se mêler aux logis de paysans, les villas aux villages, les statues aux rochers, les parcs anglais aux houblonnières, et sans trop de trouble et de désaccord, il faut le dire. La diligence a relayé dans un de ces villages composites. J'avais d'un côté un magnifique jardin entremêlé de colonnades et de temples ioniques, de l'autre un cabaret orné à gauche d'un groupe de buveurs et à droite d'une splendide touffe de roses-trémières. Derrière la grille dorée de la villa, sur un piédestal de marbre blanc veiné de noir par l'ombre des branches, la Vénus de Médicis se cachait à demi dans les feuilles, comme honteuse et indignée d'être vue toute nue par des paysans flamands attablés autour d'un pot de bière. A quelques pas plus loin, deux ou trois grandes belles filles ravageaient un prunier de haute taille, et l'une d'elles était perchée sur le gros bras de l'arbre dans une attitude gracieuse, où les passants étaient si parfaitement oubliés, qu'elle donnait aux voyageurs de l'impériale je ne sais quelles vagues envies de mettre pied à terre. Une heure après j'étais à Namur. Les deux vallées de la Sambre et de la Meuse se rencontrent et se confondent à Namur, qui est assise sur le confluent des deux rivières. Les femmes de Namur m'ont paru jolies et avenantes; les hommes ont une bonne, grave et hospitalière physionomie. Quant à la ville en elle-même, excepté les deux échappées de vue du pont de Meuse et du pont de Sambre, elle n'a rien de remarquable. C'est une cité qui n'a déjà plus son passé écrit dans sa configuration. Sans architecture, sans monuments, sans édifices, sans vieilles maisons, meublée de quatre ou cinq méchantes églises rococo et de quelques fontaines Louis XV d'un mauvais goût plat et triste, Namur n'a jamais inspiré que deux poëmes, l'ode de Boileau et la chanson d'un poëte inconnu où il est question d'une vieille femme et du prince d'Orange; et, en vérité, Namur ne mérite pas d'autre poésie. La citadelle couronne froidement et tristement la ville. Pourtant je vous dirai que je n'ai pas considéré sans un certain respect ces sévères fortifications qui ont eu un beau jour l'honneur d'être assiégées par Vauban et défendues par Cohorn. Où il n'y a pas d'églises, je regarde les enseignes. Pour qui sait visiter une ville, les enseignes des boutiques ont un grand sens. Indépendamment des professions dominantes et des industries locales qui s'y révèlent tout d'abord, les locutions spéciales y abondent et les noms de la bourgeoisie, presque aussi importants à étudier que les noms de la noblesse, y apparaissent dans leur forme la plus naïve et sous leur aspect le mieux éclairé. Voici trois noms pris à peu près au hasard sur les devantures des boutiques à Namur; tous trois ont une signification.--L'_épouse Debarsy, négociante_. On sent, en lisant ceci, qu'on est dans un pays français hier, étranger aujourd'hui, français demain, où la langue s'altère et se dénature insensiblement, s'écroule par les bords et prend, sous des expressions françaises, de gauches tournures allemandes. Ces trois mots sont encore français, la phrase ne l'est déjà plus.--_Crucifix-Piret, mercier._ Ceci est bien de la catholique Flandre. Nom, prénom ou surnom, _Crucifix_ serait introuvable dans toute la France voltairienne.--_Menandez-Wodon, horloger._ Un nom castillan et un nom flamand soudés par un trait d'union. N'est-ce pas là toute la dénomination de l'Espagne sur les Pays-Bas, écrite, attestée et racontée dans un nom propre?--Ainsi, voilà trois noms dont chacun exprime et résume un des grands aspects du pays; l'un dit la langue, l'autre la religion, l'autre l'histoire. Observons encore tout de suite que sur les enseignes de Dinant, de Namur et de Liége, ce nom _Demeuse_ est très-fréquemment répété. Aux environs de Paris et de Rouen, c'est _Desenne_ et _Deseine_. Pour finir par une observation de pure fantaisie, j'ai encore remarqué dans un faubourg de Namur un certain _Janus, boulanger_, qui m'a rappelé que j'avais noté à Paris, à l'entrée du faubourg Saint-Denis, _Néron, confiseur_, et à Arles, sur le fronton même d'un temple romain en ruines, _Marius, coiffeur_. LETTRE VII LES BORDS DE LA MEUSE.--HUY.--LIÉGE. Les beaux arbres et les beaux rochers.--Louange à Dieu, blâme à l'homme.--Sanson.--Andennes.--Le voyageur donne un sage conseil à M. le curé de Selayen.--Huy.--Coin de terre curieux où l'on récolte du vin belge fait avec du raisin.--Aspects du pays.--Tableaux flamands.--Approches de Liége.--Figure extraordinaire et effrayante que prend le paysage à la nuit tombée.--Ce que l'auteur voit eût semblé à Virgile le Tartare et à Dante l'Enfer.--Liége.--Ville qui ne ressemble à aucune autre.--Il y a des gens qui y lisent le _Constitutionnel_.--Les églises.--Saint-Paul. Saint-Jean. Saint-Hubert. Saint-Denis.--Le palais des princes-évêques.--Admirable cour.--Maison de justice, marché et prison.--Le bourgeois voltairien a trop d'esprit; le bourgeois utilitaire est trop bête.--Estampes en l'honneur des alliés de 1814.--Désastres de notre grammaire et massacre de notre orthographe. Liége, 4 août. Le chemin de Liége s'éloigne de Namur par une allée de magnifiques arbres. Les immenses feuillages font de leur mieux pour cacher au voyageur les maussades clochers de la ville, lesquels apparaissent de loin comme un gigantesque jeu de quilles diapré de quelques bilboquets. Au moment où l'on sort de l'ombre de ces beaux arbres, le vent frais de la Meuse vous arrive au visage, et la route se remet à côtoyer joyeusement la rivière. La Meuse, grossie désormais par la Sambre, a élargi sa vallée; mais la double muraille de rochers reparaît, figurant à chaque instant des forteresses de cyclopes, de grands donjons en ruines, des groupes de tours titaniques. Ces roches de la Meuse contiennent beaucoup de fer; mêlées au paysage, elles sont d'une admirable couleur; la pluie, l'air et le soleil les rouillent splendidement; mais arrachées de la terre, exploitées et taillées, elles se métamorphosent en cet odieux granit gris-bleu dont toute la Belgique est infestée. Ce qui donnait de magnifiques montagnes ne produit plus que d'affreuses maisons. Dieu a fait le rocher, l'homme a fait le moellon. On traverse rapidement Sanson, village au-dessus duquel achèvent de s'écrouler dans les ronces quelques tronçons d'un château fort bâti, dit-on, sous Clodion. Le rocher figure là un visage humain, barbu et sévère, que le conducteur ne manque pas de faire regarder aux voyageurs. Puis on gagne Andennes, où j'ai remarqué, rareté inappréciable pour les antiquaires, une petite église rustique du dixième siècle encore intacte. Dans un autre village, à Selayen, je crois, on lit cette inscription en grosses lettres au-dessus de la principale porte de l'église: _Les chiens hors de la maison de Dieu_. Si j'étais le digne curé de Selayen, je penserais qu'il est plus urgent de dire aux hommes d'entrer qu'aux chiens de sortir. Après Andennes, les montagnes s'écartent, la vallée devient plaine, la Meuse s'en va loin de la route à travers les prairies. Le paysage est encore beau, mais on y voit apparaître un peu trop souvent la cheminée de l'usine, ce triste obélisque de notre civilisation industrielle. Puis les collines se rapprochent, la rivière et la route se rejoignent; on aperçoit de vastes bastions accrochés comme un nid d'aigle au front d'un rocher, une belle église du quatorzième siècle accostée d'une haute tour carrée, une porte de ville flanquée d'une douve ruinée. Force charmantes maisons inventées pour la récréation des yeux par le génie si riche, si fantasque et si spirituel de la Renaissance flamande, se mirent dans la Meuse avec leurs terrasses en fleurs des deux côtés d'un vieux pont. On est à Huy. Huy et Dinant sont les deux plus jolies villes qu'il y ait sur la Meuse. Huy est à moitié chemin entre Namur et Liége, de même que Dinant entre Namur et Givet. Huy, qui est encore une redoutable citadelle, a été autrefois une belliqueuse commune et a soutenu des siéges contre ceux de Liége, comme Dinant contre ceux de Namur, dans ce temps héroïque où les villes se déclaraient la guerre comme font aujourd'hui les royaumes et où Froissard disait: La grand'ville de Bar-sur-Saigne A fait trembler Troye en Champaigne. Après Huy recommence ce ravissant contraste qui est tout le paysage de la Meuse. Rien de plus sévère que ces rochers, rien de plus riant que ces prairies. Il y a là quelques collines hérissées de ceps et d'échalas qui donnent un vin quelconque. C'est, je crois, le seul vignoble de la Belgique. De temps en temps on rencontre tout au bord du fleuve, dans quelque ravin au-dessus duquel passe la route, une fabrique de zinc dont l'aspect délabré et les toits crevassés, d'où la fumée s'échappe de toutes les tuiles, simulent un incendie qui commence ou qui s'éteint; ou c'est une alunière avec ses vastes monceaux de terre rougeâtre; ou bien encore, derrière une houblonnière, à côté d'un champ de grosses fèves, au milieu des parfums d'un petit jardin qui regorge de fleurs et qu'entoure une haie rapiécée çà et là avec un treillis vermoulu, parmi les caquets assourdissants d'une populace de poules, d'oies et de canards, on aperçoit une maison en briques, à tourelles d'ardoises, à croisées de pierre, à vitrages maillés de plomb, grave, propre, douce, égayée d'une vigne grimpante, avec des colombes sur son toit, des cages d'oiseaux à ses fenêtres, un petit enfant et un rayon de soleil sur son seuil, et l'on rêve à Téniers et à Mieris. Cependant le soir vient, le vent tombe, les prés, les buissons et les arbres se taisent, on n'entend plus que le bruit de l'eau. L'intérieur des maisons s'éclaire vaguement; les objets s'effacent comme dans une fumée; les voyageurs bâillent à qui mieux mieux dans la voiture en disant: «Nous serons à Liége dans une heure.» C'est dans ce moment-là que le paysage prend tout à coup un aspect extraordinaire. Là-bas, dans les futaies, au pied des collines brunes et velues de l'occident, deux rondes prunelles de feu éclatent et resplendissent comme des yeux de tigre. Ici, au bord de la route, voici un effrayant chandelier de quatre-vingts pieds de haut qui flambe dans le paysage et qui jette sur les rochers, les forêts et les ravins des réverbérations sinistres. Plus loin, à l'entrée de cette vallée enfouie dans l'ombre, il y a une gueule pleine de braise qui s'ouvre et se ferme brusquement et d'où sort par instants avec d'affreux hoquets une langue de flamme. Ce sont des usines qui s'allument. Quand on a passé le lieu appelé la _Petite-Flemalle_, la chose devient inexprimable et vraiment magnifique. Toute la vallée semble trouée de cratères en éruption. Quelques-uns dégorgent derrière les taillis des tourbillons de vapeur écarlate étoilée d'étincelles; d'autres dessinent lugubrement sur un fond rouge la noire silhouette des villages; ailleurs les flammes apparaissent à travers les crevasses d'un groupe d'édifices. On croirait qu'une armée ennemie vient de traverser le pays, et que vingt bourgs mis à sac vous offrent à la fois dans cette nuit ténébreuse tous les aspects et toutes les phases de l'incendie, ceux-là embrasés, ceux-ci fumants, les autres flamboyants. Ce spectacle de guerre est donné par la paix; cette copie effroyable de la dévastation est faite par l'industrie. Vous avez tout simplement là sous les yeux les hauts fourneaux de M. Cockerill. Un bruit farouche et violent sort de ce chaos de travailleurs. J'ai eu la curiosité de mettre pied à terre et de m'approcher d'un de ces antres. Là, j'ai admiré véritablement l'industrie. C'est un beau et prodigieux spectacle, qui, la nuit, semble emprunter à la tristesse solennelle de l'heure quelque chose de surnaturel. Les roues, les scies, les chaudières, les laminoirs, les cylindres, les balanciers, tous ces monstres de cuivre, de tôle et d'airain que nous nommons des machines et que la vapeur fait vivre d'une vie effrayante et terrible, mugissent, sifflent, grincent, râlent, reniflent, aboient, glapissent, déchirent le bronze, tordent le fer, mâchent le granit, et, par moments, au milieu des ouvriers noirs et enfumés qui les harcèlent, hurlent avec douleur dans l'atmosphère ardente de l'usine comme des hydres et des dragons tourmentés par des démons dans un enfer. * * * * * Liége est une de ces vieilles villes qui sont en train de devenir villes neuves,--transformation déplorable, mais fatale!--une de ces villes où partout les antiques devantures peintes et ciselées s'écaillent et tombent et laissent voir en leur lieu des façades blanches enrichies de statues de plâtre; où les bons vieux grands toits d'ardoise chargés de lucarnes, de carillons, de clochetons et de girouettes, s'effondrent tristement, regardés avec horreur par quelque bourgeois hébété qui lit le _Constitutionnel_ sur une terrasse plate pavée en zinc; où l'octroi, temple grec orné d'un douanier, succède à la porte-donjon flanquée de tours et hérissée de pertuisanes; où le long tuyau rouge des hauts fourneaux remplace la flèche sonore des églises. Les anciennes villes jetaient du bruit, les villes modernes jettent de la fumée. Liége n'a plus l'énorme cathédrale des princes-évêques bâtie par l'illustre évêque Notger, en l'an 1000, et démolie en 1795 par on ne sait qui; mais elle a l'usine de M. Cockerill. Liége n'a plus son couvent de dominicains, sombre cloître d'une si haute renommée, noble édifice d'une si fière architecture; mais elle a, précisément sur le même emplacement, un théâtre embelli de colonnes à chapiteaux de fonte où l'on joue l'opéra-comique, et dont mademoiselle Mars a posé la première pierre. Liége est encore, au dix-neuvième siècle comme au seizième, la ville des armuriers. Elle lutte avec la France pour les armes de guerre, et avec Versailles en particulier pour les armes de luxe. Mais la vieille cité de Saint-Hubert, jadis église et forteresse, commune ecclésiastique et militaire, ne prie plus et ne se bat plus; elle vend et achète. C'est aujourd'hui une grosse ruche industrielle. Liége s'est transformée en un riche centre commercial. La vallée de la Meuse lui met un bras en France et l'autre en Hollande, et, grâce à ces deux grands bras, sans cesse elle prend de l'une et reçoit de l'autre. Tout s'efface dans cette ville, jusqu'à son étymologie. L'antique ruisseau _Legia_ s'appelle maintenant le _Ri-de-Coq-Fontaine_. Du reste, il faut pourtant le dire, Liége, gracieusement éparse sur la croupe verte de la montagne de Sainte-Walburge, divisée par la Meuse en haute et basse ville, coupée par treize ponts dont quelques-uns ont une figure architecturale, entourée à perte de vue d'arbres, de collines et de prairies, a encore assez de tourelles, assez de façades à pignons volutés ou taillés, assez de clochers romans, assez de portes-donjons comme celles de Saint-Martin et d'Amercœur, pour émerveiller le poëte et l'antiquaire même le plus hérissé devant les manufactures, les mécaniques et les usines. Comme il pleuvait à verse, je n'ai pu visiter que quatre églises:--Saint-Paul, la cathédrale actuelle, noble nef du quinzième siècle, accostée d'un cloître gothique et d'un charmant portail de la Renaissance sottement badigeonnés, et surmontée d'un clocher qui a dû être fort beau, mais dont quelque inepte architecte contemporain a abâtardi tous les angles, honteuse opération que subissent en ce moment sous nos yeux les vieux toits de notre hôtel de ville de Paris.--Saint-Jean, grave façade du dixième siècle, composée d'une grosse tour carrée à flèche d'ardoise des deux côtés de laquelle se pressent deux autres bas clochers également carrés. A cette façade s'adosse insolemment le dôme ou plutôt la bosse d'une abominable église rococo dont une porte s'ouvre sur un cloître ogival défiguré, raclé, blanchi, triste et plein de hautes herbes.--Saint-Hubert, dont l'abside romane ourlée de basses galeries à plein cintre est d'un ordre magnifique.--Saint-Denis, curieuse église du dixième siècle dont la grosse tour est du neuvième. Cette tour porte à sa partie inférieure des traces évidentes de dévastation et d'incendie. Elle a été probablement brûlée lors de la grande irruption des Normands, en 882, je crois. Les architectes romans ont naïvement raccommodé et continué la tour en briques, la prenant telle que l'incendie l'avait faite et asseyant le nouveau mur sur la vieille pierre rongée, de sorte que le profil découpé de la ruine se dessine parfaitement conservé sur le clocher tel qu'il est aujourd'hui. Cette grande pièce rouge qui enveloppe le clocher, frangée par le bas comme un haillon, est d'un effet singulier. Comme j'allais de Saint-Denis à Saint-Hubert par un labyrinthe d'anciennes rues basses et étroites, ornées çà et là de madones au-dessus desquelles s'arrondissent comme des cerceaux concentriques de grands rubans de fer-blanc chargés d'inscriptions dévotes, j'ai coudoyé tout à coup une vaste et sombre muraille de pierre percée de larges baies en anses de panier et enrichie de ce luxe de nervures qui annonce l'arrière-façade d'un palais du moyen âge. Une porte obscure s'est présentée, j'y suis entré, et, au bout de quelques pas, j'étais dans une vaste cour. Cette cour, dont personne ne parle et qui devrait être célèbre, est la cour intérieure du palais des princes ecclésiastiques de Liége. Je n'ai vu nulle part un ensemble architectural plus étrange, plus morose et plus superbe. Quatre autres façades de granit surmontées de quatre prodigieux toits d'ardoise, portées par quatre galeries basses d'arcades-ogives, qui semblent s'affaisser et s'élargir sous le poids, enferment de tous côtés le regard. Deux de ces façades parfaitement entières offrent le bel ajustement d'ogives et de cintres surbaissés qui caractérise la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième. Les fenêtres de ce palais clérical ont des meneaux comme des fenêtres d'église. Malheureusement les deux autres façades, détruites par le grand incendie de 1734, ont été rebâties dans le chétif style de cette époque et gâtent un peu l'effet général. Cependant leur sécheresse n'a rien qui contrarie absolument l'austérité du vieux palais. L'évêque qui régnait il y a cent cinq ans se refusa sagement aux rocailles et aux chicorées, et on lui fit deux façades mornes et pauvres; car telle est la loi de cette architecture du dix-huitième siècle, il n'y a pas de milieu: des oripeaux ou de la nudité; clinquant ou misère. La quadruple galerie qui enferme la cour est admirablement conservée. J'en ai fait le tour. Rien de plus curieux à étudier que les piliers sur lesquels s'appuient les retombées de ces larges ogives surbaissées. Ces piliers sont en granit gris comme tout le palais.--Selon qu'on examine l'une ou l'autre des quatre rangées, le fût du pilier disparaît jusqu'à la moitié de sa longueur, tantôt par le haut, tantôt par le bas, sous un renflement enrichi d'arabesques. Pour toute une rangée de piliers, la rangée occidentale, le renflement est double et le fût disparaît entièrement. Il n'y a là qu'un caprice flamand du seizième siècle. Mais ce qui rend l'archéologue perplexe, c'est que les arabesques ciselées sur ces renflements, c'est que les chapiteaux de ces piliers, naïvement et grossièrement sculptés, chargés, aux tailloirs près, de figures chimériques, de feuillages impossibles, d'animaux apocalyptiques, de dragons ailés presque égyptiens et hiéroglyphiques, semblent appartenir à l'art du onzième siècle; et pour ne pas rendre ces piliers courts, trapus et gibbeux à l'architecture byzantine, il faut se souvenir que le palais princier-épiscopal de Liége ne fut commencé qu'en 1508 par le prince Erard de la Mark, qui régna trente-deux ans. Ce grave édifice est aujourd'hui le palais de justice. Des boutiques de libraires et de bimbelotiers se sont installées sous toutes les arcades. Un marché aux légumes se tient dans la cour. On voit les robes noires des praticiens affairés passer au milieu des grands paniers pleins de choux rouges et violets. Des groupes de marchandes flamandes réjouies et hargneuses jasent et se querellent devant chaque pilier; des plaidoiries irritées sortent de toutes les fenêtres; et dans cette sombre cour, recueillie et silencieuse autrefois comme un cloître dont elle a la forme, se croise et se mêle perpétuellement aujourd'hui la double et intarissable parole de l'avocat et de la commère, le bavardage et le babil. Au-dessus des grands toits du palais apparaît une haute et massive tour carrée en briques. Cette tour, qui était jadis le beffroi du prince-évêque, est maintenant la prison des filles publiques; triste et froide antithèse que le bourgeois voltairien d'il y a trente ans eût faite _spirituellement_, que le bourgeois utilitaire et positif d'à présent fait bêtement. En sortant du palais par la grande porte, j'en ai pu contempler la façade actuelle, œuvre glaciale et déclamatoire du désastreux architecte de 1734. On croirait voir une tragédie de Lagrange-Chancel en marbre et en pierre. Il y avait sur la place, devant cette façade, un brave homme qui voulait absolument me la faire admirer. Je lui ai tourné le dos sans pitié, quoiqu'il m'ait appris que Liége s'appelle en hollandais _Luik_, en allemand _Lüttich_ et en latin _Leodium_. La chambre où je logeais à Liége était ornée de rideaux de mousseline sur lesquels étaient brodés, non des bouquets, mais des melons. J'y ai admiré aussi des gravures triomphantes figurant, à l'honneur des alliés, nos désastres de 1814, et nous humiliant cruellement dans notre langue. Voici textuellement la _légende_ imprimée au bas d'une de ces images: «BATAILLE D'ARCIS-SUR-AUBE, le 21 mars 1814. La plupart de la garnison de cette place, composée de la garde ancienne (probablement la _vieille garde_) fit fait prisonniers, et les alliés entrèrent vainquereuse à Paris le 2 avril.» LETTRE VIII LES BORDS DE LA VESDRE.--VERVIERS. Le voyageur apaise une querelle en se sacrifiant et en se satisfaisant.--Paysage de la Vesdre.--Eglogues.--Les vers d'Ovide mis en scène par le bon Dieu.--Quartiers de rochers qui pleuvent.--Ne traversez pas une idylle dans laquelle on fait un chemin de fer.--Verviers.--Les trois quartiers de Verviers.--Le marmot et la pipe.--Malheureuse ville si les cheminées y fument comme les enfants.--Limbourg.--La palais, la guérite, la frontière. Aix-la-Chapelle, 4 août. Hier, à neuf heures du matin, comme la diligence de Liége à Aix-la-Chapelle allait partir, un brave bourgeois wallon ameutait les passants, se refusant à monter sur l'impériale, et me rappelant par l'énergie de sa résistance ce paysan auvergnat _qui avait payé pour être dans la boîte et non sur l'opéra_. J'ai offert de prendre la place de ce digne voyageur, je suis monté sur l'opéra; tout s'est apaisé et la diligence est partie. Bien m'en a pris. La route est gaie et charmante. Ce n'est plus la Meuse, mais c'est la Vesdre. La Meuse s'en va par Maëstricht et Ruremonde à Rotterdam et à la mer. La Vesdre est une rivière-torrent qui descend de Saint-Cornelis-Munster entre Aix-la-Chapelle et Duren, à travers Verviers et Chauffontaines, jusqu'à Liége, par la plus ravissante vallée qu'il y ait au monde. Dans cette saison, par un beau jour, avec le ciel bleu, c'est quelquefois un ravin, souvent un jardin, toujours un paradis.--La route ne quitte pas un moment la rivière. Tantôt elles traversent ensemble un heureux village entassé sous les arbres avec un pont rustique devant chaque porte; tantôt, dans un pli solitaire du vallon, elles côtoient un vieux château d'échevin avec ses tours carrées, ses hauts toits pointus et sa grande façade percée de quelques rares fenêtres, fier et modeste à la fois comme il convient à un édifice qui tient le milieu entre la chaumière du paysan et le donjon du seigneur. Puis le paysage prend tout à coup une voix bruyante et joyeuse, et au tournant d'une colline l'œil entrevoit, sous une touffe de tilleuls et d'aunes qui laissent passer le soleil, cette maison basse et cette grosse roue noire inondée de pierreries qu'on appelle un moulin à eau. Entre Chauffontaines et Verviers la vallée m'apparaissait avec une douceur virgilienne. Il faisait un temps admirable, de charmants marmots jouaient sur le seuil des jardins, le vent des trembles et des peupliers se répandait sur la route, de belles génisses, groupées par trois ou quatre, se reposaient à l'ombre gracieusement couchées dans les prés verts. Ailleurs, loin de toute maison, seule au milieu d'une grande prairie enclose de haies vives, paissait majestueusement une admirable vache digne d'être gardée par Argus. J'entendais une flûte dans la montagne. Mercurius septem mulcet arundinibus. De temps en temps la cheminée d'une usine ou une longue pièce de drap séchant au soleil près de la route, venait interrompre ces églogues. Le chemin de fer qui traverse toute la Belgique d'Anvers à Liége et qui veut aller jusqu'à Verviers, va trouer ces collines et couper ces vallées. Ce chemin, colossale entreprise, percera la montagne douze ou quinze fois. A chaque pas on rencontre des terrassements, des remblais, des ébauches de ponts et de viaducs; ou bien on voit au bas d'une immense paroi de roche vive une petite fourmilière noire occupée à creuser un petit trou. Ces fourmis font une œuvre de géants. Par instants, dans les endroits où ces trous sont déjà larges et profonds, une haleine épaisse et un bruit rauque en sortent tout à coup. On dirait que la montagne violée crie par cette bouche ouverte. C'est la mine qui joue dans la galerie. Puis la diligence s'arrête brusquement, les ouvriers qui piochaient sur un terrassement voisin s'enfuient dans toutes les directions, un tonnerre éclate, répété par l'écho grossissant de la colline, des quartiers de roche jaillissent d'un coin du paysage et vont éclabousser la plaine de toutes parts. C'est la mine qui joue à ciel ouvert. Pendant cette station, les voyageurs se racontent qu'hier un homme a été tué et un arbre coupé en deux par un de ces blocs qui pesait vingt mille, et qu'avant-hier une femme d'ouvrier qui portait _le café_ (non la soupe) à son mari a été foudroyée de la même façon.--Cela aussi dérange un peu l'idylle. Verviers, ville insignifiante d'ailleurs, se divise en trois quartiers qui s'appellent la _Chick-Chack_, la _Basse-Crotte_ et la _Dardanelle_. J'y ai remarqué un petit garçon de six ans qui fumait magistralement sa pipe, assis sur le seuil de sa maison. En me voyant passer, ce marmot fumeur a éclaté de rire. J'en ai conclu que je lui semblais fort ridicule. Après Verviers, la route côtoie encore la Vesdre jusqu'à Limbourg. Limbourg, cette ville comtale, ce pâté dont Louis XIV _trouvait la croûte si dure_, n'est plus aujourd'hui qu'une forteresse démantelée, pittoresque couronnement d'une colline. Un moment après, le terrain s'aplatit, la plaine se déclare, une grande porte s'ouvre à deux battants: c'est la douane; une guérite chevronnée de noir et de blanc du haut en bas apparaît; on est chez le roi de Prusse. LETTRE IX AIX-LA-CHAPELLE.--LE TOMBEAU DE CHARLEMAGNE. Tout ce qu'est Aix-la-Chapelle.--Charlemagne y est né et y est mort.--La Chapelle.--Architecture du portail, à laquelle l'auteur mêle une parenthèse.--Légende du diable, qui est moins bête que les bourgeois, et du moins qui a plus d'esprit que le diable.--La parenthèse se ferme et la chapelle se rouvre.--Aspect de l'église.--Ensemble.--Détail.--Le tombeau de Charlemagne.--L'auteur invective le système décimal. Tout ce qu'il y a dans l'armoire.--Eblouissement et admiration.--Où sont les trois couronnes de Charlemagne. Autres armoires.--Autres trésors.--La chaire.--Le chœur.--L'orgue.--L'aigle d'Othon III.--Le cœur de M. Antoine Berdolet.--Destinée des sarcophages.--Les empereurs ne gardent rien, pas même un tombeau.--Charlemagne prend son sarcophage à Auguste.--Barberousse prend sa chaise à Charlemagne.--Le Hochmunster.--Le fauteuil de marbre. Comment était Charlemagne dans le sépulcre.--Profanation de Barberousse.--Mort de Barberousse.--Bruits qui courent sur son compte depuis six cents ans.--L'auteur refait le tombeau de Charlemagne.--Visite de l'empereur en 1804.--Napoléon devant le fauteuil de Charlemagne.--Visite des empereurs et des rois alliés en 1814.--Rapprochements.--De qui l'auteur tient tous ces détails.--Le sapeur du 56e régiment.--Les chats-moines.--Ne riez pas des noms populaires avant d'avoir examiné les noms aristocratiques.--L'hôtel de ville.--La tour de Granus.--Rêverie crépusculaire. Aix-la-Chapelle, 6 août. Aix-la-Chapelle, pour le malade, c'est une fontaine minerale, chaude, froide, ferrugineuse, sulfureuse; pour le touriste, c'est un pays de redoutes et de concerts; pour le pèlerin, c'est la châsse des grandes reliques qu'on ne voit que tous les sept ans, robe de la Vierge, sang de l'enfant Jésus, nappe sur laquelle fut décapité saint Jean-Baptiste; pour l'antiquaire-chroniqueur, c'est une abbaye noble de filles à abbesse immédiate héritière du couvent d'hommes bâti par saint Grégoire, fils de Nicéphore, empereur d'Orient; pour l'amateur de chasses, c'est l'ancienne vallée des sangliers, _Porcetum_ dont on a fait _Borcette_; pour le manufacturier, c'est une source d'eau lessiveuse propre au lavage des laines; pour le marchand, c'est une fabrique de draps et de casimirs, d'aiguilles et d'épingles; pour celui qui n'est ni marchand, ni manufacturier, ni chasseur, ni antiquaire, ni pèlerin, ni touriste, ni malade, c'est la ville de Charlemagne. Charlemagne en effet est né à Aix-la-Chapelle, et il y est mort. Il y est né dans le vieux palais demi-romain des rois francs, dont il ne reste plus que la tour de Granus, enclavée aujourd'hui dans l'hôtel de ville. Il y est enterré dans l'église qu'il avait fondée deux ans après la mort de sa femme Fastrada, en 796, que le pape Léon III bénit en 804, et pour la dédicace de laquelle, dit la tradition, deux évêques de Tongres, morts et ensevelis à Maëstricht, sortirent de leurs sépulcres afin de compléter dans cette cérémonie les trois cent soixante-cinq archevêques et évêques représentant les jours de l'année. Cette historique et fabuleuse église, qui a donné son nom à la ville, a subi, depuis mille ans, bien des transformations. A peine arrivé à Aix, je suis allé à la chapelle. Si l'on aborde l'église par la façade, voici comment elle se présente: Un portail du temps de Louis XV en granit gris-bleu avec des portes de bronze du huitième siècle, adossé à une muraille carlovingienne que surmonte un étage de pleins cintres romans. Au-dessus de ces archivoltes un bel étage gothique richement ciselé où l'on reconnaît l'ogive sévère du quatorzième siècle; et pour couronnement une ignoble maçonnerie en brique à toit d'ardoise qui date d'une vingtaine d'années. A la droite du portail une grosse pomme de pin, en bronze romain, est posée sur un pilier de granit, et de l'autre côté, sur un autre pilier, il y a une louve d'airain, également antique et romaine, qui se tourne à demi vers les passants la gueule entr'ouverte et les dents serrées. (Pardon, mon ami, mais permettez-moi d'ouvrir ici une parenthèse. Cette pomme de pin a un sens, et cette louve aussi, ou ce loup, car je n'ai pu reconnaître bien clairement le sexe de cette bête de bronze. Voici à ce sujet ce que racontent encore les vieilles fileuses du pays: Il y a longtemps, bien longtemps, ceux d'Aix-la-Chapelle voulurent bâtir une église. Ils se cotisèrent, et l'on commença. On creusa les fondements, on éleva les murailles, on ébaucha la charpente, et pendant six mois ce fut un tapage assourdissant de scies, de marteaux et de cognées. Au bout de six mois, l'argent manqua. On fit appel aux pèlerins, on mit un bassin d'étain à la porte de l'église; mais à peine s'il y tomba quelques targes et quelques liards à la croix. Que faire? Le sénat s'assembla, chercha, parla, avisa, consulta. Les ouvriers refusaient le travail, et l'herbe et la ronce, et le lierre et toutes les insolentes plantes des ruines s'emparaient déjà des pierres neuves de l'édifice abandonné. Fallait-il donc laisser là l'église? Le magnifique sénat des bourgmestres était consterné. Comme il délibérait, entre un quidam, un étranger, un inconnu, de haute taille et de belle mine. --Bonjour, bourgeois. De quoi est-il question? Vous êtes tout effarés. Votre église vous tient au cœur? Vous ne savez comment la finir? On dit que c'est l'argent qui vous manque? --Passant, dit le sénat, allez-vous-en au diable. Il nous faudrait un million d'or. --Le voici, dit le gentilhomme; et, ouvrant une fenêtre, il montre aux bourgmestres un grand chariot arrêté sur la place à la porte de la maison de ville. Ce chariot était attelé de dix jougs de bœufs et gardé par vingt nègres d'Afrique armés jusqu'aux dents. Un des bourgmestres descend avec le gentilhomme, prend au hasard un des sacs dont le chariot était chargé, puis tous deux remontent, l'étranger et le bourgeois. On vida la sacoche devant le sénat: elle était en effet pleine d'or. Le sénat ouvre de grands yeux bêtes et dit à l'étranger: --Qui êtes-vous, monseigneur? --Mes chers manants, je suis celui qui a de l'argent. Que voulez-vous de plus? J'habite dans la forêt Noire, près du lac de Wildsée, non loin des ruines de Heidenstadt, la ville des païens. Je possède des mines d'or et d'argent, et la nuit je remue avec mes mains des fouillis d'escarboucles. Mais j'ai des goûts simples, je m'ennuie, je suis un être mélancolique, je passe mes journées à voir jouer sous la transparence du lac le tourniquet et le triton d'eau, et à regarder pousser parmi les roches le polygonum amphibium. Sur ce, trêve aux questions et aux billevesées. J'ai débouclé ma ceinture, profitez-en. Voilà votre million d'or. En voulez-vous? --Pardieu, oui! dit le sénat. Nous finirons notre église. --Eh bien, prenez; mais à une condition. --Laquelle, monseigneur? --Finissez votre église, bourgeois; prenez toute cette mitraille; mais promettez-moi en échange la première âme quelconque qui entrera dans votre église et qui en franchira la porte le jour où les cloches et les carillons en sonneront la dédicace. --Vous êtes le diable? cria le sénat. --Vous êtes des imbéciles, répondit Urian. Les bourgmestres commencèrent par des soubresauts, des frayeurs et des signes de croix. Mais comme Urian était bon diable, et riait à se tordre les côtes en faisant sonner son or tout neuf, ils se rassurèrent et l'on négocia. Le diable a de l'esprit. C'est à cause de cela qu'il est le diable.--Après tout, disait-il, c'est moi qui perds au marché. Vous aurez votre million et votre église. Moi, je n'aurai qu'une âme. Et quelle âme, s'il vous plaît? La première venue. Une âme de hasard. Quelque mauvais drôle d'hypocrite qui jouera la dévotion et qui voudra, par faux zèle, entrer le premier. Bourgeois mes amis, votre église s'annonce bien. L'épure me plaît. L'édifice sera beau, je crois. Je vois avec plaisir que votre architecte préfère à la trompe-sous-le-coin la trompe de Montpellier. Je ne hais pas cette voûte en pendentif, à plan berlong et à coupes rondes; mais j'aurais préféré pourtant une voûte d'arête, biaise et également berlongue. J'approuve qu'il ait fait là une porte en tour ronde, mais je ne sais s'il a bien ménagé l'épaisseur du parpain.--Comment se nomme votre architecte, manants?--Dites-lui de ma part que, pour bien faire la tête d'une porte en tour creuse, il est nécessaire qu'il y ait quatre panneaux: deux de lit et un de doyle par-dessus; le quatrième se met sur l'extrados. C'est égal. Voilà une descente de cave à trompe en canonnière qui est d'un fort bon style et parfaitement ajustée. Ce serait dommage d'en rester là.--Il faut mettre à fin cette église. Allons, mes compères, le million pour vous, l'âme pour moi. Est-ce dit? Ainsi parlait le gentilhomme Urian.--Après tout, pensèrent les bourgeois, nous sommes bien heureux qu'il se contente d'une âme. Il pourrait bien, s'il regardait d'un peu près, les prendre toutes dans cette ville. Le marché fut conclu, le million fut encaissé. Urian disparut dans une trappe d'où sortit une petite flamme bleue, comme il convient, et, deux ans après, l'église était bâtie. Il va sans dire que tous les sénateurs avaient juré de ne conter la chose à personne, et il va sans dire que chacun d'eux, le soir même, avait conté la chose à sa femme. Ceci est une loi. Une loi que les sénateurs n'ont pas faite, mais qu'ils observent. Si bien que, lorsque l'église fut terminée, comme toute la ville, grâce aux femmes des sénateurs, savait le secret du sénat, personne ne voulut entrer dans l'église. Nouvel embarras, non moins grand que le premier. L'église est bâtie, mais nul n'y veut mettre le pied; l'église est achevée, mais elle est vide. Or, à quoi bon une église vide?--Le sénat s'assemble. Il n'invente rien.--On appelle l'évêque de Tongres. Il ne trouve rien.--On appelle les chanoines du chapitre. Ils n'imaginent rien.--On appelle les moines du couvent.--Pardieu! dit un moine, il faut convenir, messeigneurs, que vous vous empêchez de peu de chose. Vous devez à Urian la première âme qui passera par la porte de l'église. Mais il n'a pas stipulé de quelle espèce serait cette âme. Urian n'est qu'un sot, je vous le dis. Messeigneurs, après une longue battue, on a pris vivant ce matin dans la vallée de Borcette un loup. Faites entrer ce loup dans l'église. Il faudra bien qu'Urian s'en contente. Ce n'est qu'une âme de loup, mais c'est une _âme quelconque_. --Bravo, dit le sénat. Voilà un moine d'esprit. Le lendemain, dès l'aube, les cloches sonnèrent.--Quoi! dirent les bourgeois, c'est aujourd'hui la dédicace de l'église! mais qui donc osera y entrer le premier? Ce ne sera pas moi.--Ni moi.--Ni moi.--Ni moi. Ils accoururent en foule. Le sénat et le chapitre étaient devant le portail. Tout à coup on amène le loup dans une cage, et à un signal donné on ouvre à la fois les portes de la cage et les portes de l'église. Le loup, effrayé par la foule, voit l'église déserte et s'y enfonce. Urian attendait, la gueule ouverte et les yeux voluptueusement fermés. Jugez de sa rage quand il sentit qu'il avalait un loup. Il poussa un rugissement effrayant et vola quelque temps sous les hautes arches de l'église avec le bruit d'une tempête. Puis il sortit enfin éperdu de colère, et en sortant il donna dans la grande porte d'airain un si furieux coup de pied, qu'elle se fendit du haut en bas.--On montre encore cette fente aujourd'hui. C'est pour cela, ajoutent les bonnes vieilles, qu'à gauche de la porte de l'église on a placé la statue du loup en bronze, et à droite une pomme de pin qui figure sa pauvre âme si stupidement mâchée par Urian. Je quitte la légende et je reviens à l'église. Je dois pourtant vous dire que j'ai cherché sur la porte la fameuse crevasse faite par le talon du diable, et que je ne l'ai pas trouvée. Maintenant je ferme la parenthèse.) Ainsi, quand on aborde la chapelle par le grand portail, le romain, le roman, le gothique, le rococo et le moderne se mêlent et se superposent sur cette façade, mais sans affinité, sans nécessité, sans ordre, et, par conséquent, sans grandeur. Si l'on arrive à la chapelle par le chevet, l'effet est tout autre. La haute abside du quatorzième siècle vous apparaît dans toute son audace et dans toute sa beauté avec l'angle savant de son toit, le riche travail de ses balustrades, la variété de ses gargouilles, la sombre couleur de sa pierre, et la transparence vitreuse de ses immenses lancettes au pied desquelles semblent imperceptibles des maisons à deux étages réfugiées entre les contre-forts. Cependant, de là encore, l'aspect de l'église, si imposant qu'il soit, est hybride et discordant. Entre l'abside et le portail, dans une espèce de trou où toutes les lignes de l'édifice s'écroulent, se cache, à peine relié à la façade par un joli pont sculpté du quatorzième siècle, le dôme byzantin à frontons triangulaires qu'Othon III fit bâtir au dixième siècle au-dessus du tombeau même de Charlemagne. Cette façade plaquée, ce dôme enfoui, cette abside rompue, voilà la chapelle d'Aix. L'architecte de 1353 voulait absorber dans sa prodigieuse chapelle l'église de Charlemagne, dévastée en 882 par les Normands, et le dôme d'Othon III, incendie en 1236. Un système de chapelles basses, rattachées à la base de la grande chapelle centrale, devait, au portail près, envelopper tout l'édifice dans ses articulations. Déjà deux de ces chapelles qui subsistent encore, et qui sont admirables, étaient bâties quand survint l'incendie de 1366. Cette puissante végétation architecturale s'est arrêtée là. Chose étrange, le quinzième et le seizième siècle n'ont rien fait pour cette église. Le dix-huitième et le dix-neuvième l'ont gâtée. Cependant, il faut le dire, prise dans l'ensemble et telle qu'elle est, la chapelle d'Aix a de la masse et de la grandeur. Après quelques instants de contemplation, une majesté singulière se dégage de cet édifice extraordinaire resté inachevé comme l'œuvre de Charlemagne lui-même, et composé d'architectures qui parlent tous les styles comme son empire était composé de nations qui parlaient toutes les langues. A tout prendre, pour le penseur qui la considère du dehors, il y a une harmonie étrange et profonde entre ce grand homme et cette grande tombe. J'étais impatient d'entrer. Après avoir franchi la voûte du portique et laissé derrière moi les antiques portes de bronze ornées à leur milieu d'une tête de lion et coupées carrément pour s'adapter à des architraves, ce qui a d'abord frappé mon regard, c'est une rotonde blanche à deux étages, éclairée par le haut, dans laquelle s'épanouissent de tous côtés toutes les fantaisies coquettes de l'architecture rocaille et chicorée. Puis, en abaissant mes yeux vers la terre, j'ai aperçu au milieu du pavé de cette rotonde, sous le jour blafard que laissent tomber les vitres blanches, une grande lame de marbre noir, usé par les pieds des passants, avec cette inscription en lettres de cuivre: CAROLO MAGNO. Rien de plus choquant et de plus effronté que cette chapelle rococo étalant ses grâces de courtisane autour de ce grand nom carlovingien. Des anges qui ressemblent à des amours, des palmes qui ressemblent à des panaches, des guirlandes de fleurs et des nœuds de ruban, voilà ce que le goût pompadour a mis sous le dôme d'Othon III et sur la tombe de Charlemagne. La seule chose qui soit digne de l'homme et du lieu dans cette indécente chapelle, c'est une immense lampe circulaire à quarante-huit becs, d'environ douze pieds de diamètre, donnée au douzième siècle par Barberousse à Charlemagne. Cette lampe, qui est en cuivre et en argent doré, a la forme d'une couronne impériale; elle est suspendue à la voûte, au-dessus de la lame de marbre noir, par une grosse chaîne de fer de quatre-vingt-dix pieds de long. La lame noire a environ neuf pieds de longueur sur sept de largeur. Il est évident, du reste, que Charlemagne avait à cette même place un autre monument. Rien n'annonce que la dalle noire, encadrée d'un maigre filet de cuivre et entourée d'une bordure de marbre blanc, soit ancienne. Quant aux lettres CAROLO MAGNO, elles n'ont pas plus de cent ans. Charlemagne n'est plus sous cette pierre. En 1166, Frédéric Barberousse, dont cette lampe-couronne, si magnifique qu'elle soit, ne rachète pas le sacrilége, fit déterrer le grand empereur. L'église a pris le squelette impérial et l'a dépecé comme saint, pour faire de chaque ossement une relique. Dans la sacristie voisine, un vicaire montre aux passants, et j'ai vu pour trois francs soixante-quinze centimes, prix fixe, le bras de Charlemagne, ce bras qui a tenu la boule du monde, vénérable ossement qui porte sur ses téguments desséchés cette inscription écrite pour quelques liards par un scribe du douzième siècle: _Brachium sancti Caroli Magni._ Après le bras, j'ai vu le crâne, ce crâne qui a été le moule de toute une Europe nouvelle, et sur lequel un bedeau frappe avec l'ongle. Ces choses sont dans une armoire. Une armoire de bois peinte en gris avec filets d'or, ornée à son sommet de quelques-uns de ces _anges pareils à des amours_ dont je parlais tout à l'heure, voilà aujourd'hui le tombeau de ce Charles qui rayonne jusqu'à nous à travers dix siècles et qui n'est sorti de ce monde qu'après avoir enveloppé son nom, pour une double immortalité, de ces deux mots, _sanctus_, _magnus_, saint et grand, les deux plus augustes épithètes dont le ciel et la terre puissent couronner une tête humaine! Une chose qui étonne, c'est la grandeur matérielle de ce crâne et de ce bras, _grandia ossa_. Charlemagne en effet était un de ces très-rares grands hommes qui sont aussi les hommes grands. Le fils de Pépin le Bref était colosse par le corps comme par l'intelligence. Il avait en hauteur sept fois la longueur de son pied, lequel est devenu mesure. C'est ce pied de roi, ce pied de Charlemagne, que nous venons de remplacer platement par le _mètre_, sacrifiant ainsi d'un seul coup l'histoire, la poésie et la langue à je ne sais quelle invention dont le genre humain s'était passé six mille ans et qu'on appelle le _système décimal_. L'ouverture de cette armoire cause, du reste, une sorte d'éblouissement, tant elle est resplendissante d'orfévreries. Les battants en sont couverts à l'intérieur de peintures sur fond d'or, parmi lesquelles j'ai remarqué huit admirables panneaux qui sont évidemment d'Albert Durer. Outre le crâne et le bras, l'armoire contient: le cor de Charlemagne, énorme dent d'éléphant évidée et sculptée curieusement vers le gros bout; la croix de Charlemagne, bijou où est enchâssé un morceau de la vraie croix et que l'empereur avait à son cou dans son tombeau; un charmant ostensoir de la renaissance donné par Charles-Quint et gâté au siècle dernier par un surcroît d'ornements sans goût; les quatorze plaques d'or couvertes de sculptures bysantines qui ornaient le fauteuil de marbre du grand empereur; un ostensoir donné par Philippe II, qui reproduit le profil du dôme de Milan; la corde dont fut lié Jésus-Christ pendant la flagellation; un morceau de l'éponge imbibée de fiel dont on l'abreuva sur la croix; enfin, la ceinture de la sainte Vierge en tricot et la ceinture de Jésus-Christ en cuir. Cette petite lanière tordue et roulée sur elle-même comme un fouet d'écolier a occupé trois empereurs; de Constantin, lequel apposa dessus son _sigillum_, qui y est encore et que j'y ai vu, elle est tombée à Haroun-al-Raschid qui l'a donnée à Charlemagne. Tous ces objets vénérables sont enfermés dans d'étincelants reliquaires gothiques et byzantins, qui sont autant de chapelles, de flèches et de cathédrales microscopiques en or massif, auxquelles les saphirs, les émeraudes et les diamants tiennent lieu de vitraux. Au milieu de ces innombrables joyaux entassés sur les deux étages de l'armoire s'élèvent, comme deux montagnes d'or et de pierreries, deux grosses châsses d'une valeur immense et d'une beauté miraculeuse. La première, la plus ancienne, qui est byzantine, entourée de niches où sont assis, la couronne en tête, seize empereurs, contient le reste des os de Charlemagne et ne s'ouvre jamais. La seconde, qui est du douzième siècle, et que Frédéric Barberousse a donnée à l'église, renferme les fameuses grandes reliques dont je vous ai parlé au commencement de cette lettre et ne s'ouvre que tous les sept ans. Une seule ouverture de cette châsse en 1496 attira cent quarante-deux mille pèlerins, et rapporta en quinze jours quatre-vingt mille florins d'or. Cette châsse n'a qu'une clef. Cette clef est cassée en deux morceaux dont l'un est gardé par le chapitre, l'autre par le magistrat de la ville. On l'ouvre quelquefois par extraordinaire, mais seulement pour les têtes couronnées. Le roi actuel de Prusse, n'étant encore que prince royal, en demanda l'ouverture. Elle lui fut refusée. Dans une petite armoire, voisine de la grande, j'ai vu la copie exacte en argent doré de la couronne germanique de Charlemagne. La couronne germanique carlovingienne, surmontée d'une croix, chargée de pierreries et de camées, est formée seulement d'un cercle fleuronné qui entoure la tête, et d'un demi-cercle soudé du front à la nuque avec une légère inflexion qui imite le profil de la corne ducale de Venise. Aujourd'hui, des trois couronnes qu'a portées Charlemagne il y a dix siècles comme empereur d'Allemagne, comme roi de France et comme roi des Lombards, la première, la couronne impériale, est à Vienne; la seconde, la couronne de France, est à Reims; la troisième, la couronne de fer, est à Milan[2]. [2] A Monza, près Milan. Au sortir de la sacristie, le bedeau m'a confié au suisse qui s'est mis à parcourir l'église devant moi, m'ouvrant de temps en temps de mornes armoires derrière lesquelles éclataient tout à coup des magnificences. Ainsi, la chaire, qui a tout l'aspect d'une chaire de village, se débarrasse de sa hideuse chrysalide de bois roussâtre et vous apparaît subitement comme une splendide tour de vermeil. C'est une chaire, prodige de la ciselure et de l'orfévrerie du onzième siècle, donnée par l'empereur Henri II à la Chapelle. Des ivoires byzantins profondément fouillés, une coupe de cristal de roche avec sa soucoupe, un onyx monstrueux de neuf pouces de long, sont incrustés dans cette cuirasse d'or qui entoure le prêtre parlant au nom de Dieu, et dont la lame antérieure représente Charlemagne portant la chapelle d'Aix sur son bras. Cette chaire est placée à l'angle du chœur, lequel occupe la merveilleuse abside de 1353. Toutes les verrières de couleur ont disparu. Les lancettes sont blanches du haut en bas. La riche tombe d'Othon III, fondateur du dôme, détruite en 1794, est remplacée par une pierre plate qui en marque l'emplacement à l'entrée du chœur. Un orgue donné par l'impératrice Joséphine affiche près de l'admirable voûte du quatorzième siècle le mauvais style de 1804. Voûte, piliers, chapiteaux, colonnettes, statues, tout le chœur est badigeonné. Au milieu de cette abside déshonorée, le bec ouvert, l'œil irrité, les ailes à demi déployées, s'effare et frissonne l'aigle de bronze d'Othon III transformé en lutrin et tout indigné de porter le livre du plaint-chant, lui qui a le globe du monde sous ses pieds. On aurait dû pourtant respecter cet aigle. Quand Napoléon visita la Chapelle, au monde que portait dans ses serres l'aigle d'Othon, on ajouta la foudre que j'ai vue encore aujourd'hui fixée aux deux côtés du globe impérial. Le suisse dévisse ce tonnerre à la demande des curieux. Sur le dos de cet aigle, comme par un triste et ironique pressentiment, le sculpteur du dixième siècle avait étendu une chauve-souris d'airain à face humaine, qui est là comme clouée et sur laquelle s'appuie maintenant le livre du lutrin. A droite de l'autel est scellé le cœur de M. Antoine Berdolet, premier et dernier évêque d'Aix-la-Chapelle. Car cette église n'a jamais eu qu'un seul évêque, celui que Bonaparte avait nommé, et que son épitaphe qualifie _primus Aquisgranensis episcopus_. A présent, comme jadis, la chapelle est administrée par un chapitre que préside un doyen avec le titre de prévôt. Dans une salle sombre de la chapelle, le suisse m'a encore ouvert une armoire. Là est le sarcophage de Charlemagne. C'est un magnifique cercueil romain en marbre blanc, sur la face antérieure duquel est sculpté, du ciseau le plus magistral, l'enlèvement de Proserpine. J'ai longtemps contemplé ce bas-relief, qui a deux mille ans. A l'extrémité de la composition, quatre chevaux frénétiques, à la fois infernaux et divins, conduits par Mercure, entraînent vers un gouffre entr'ouvert dans la plinthe un char sur lequel crie, lutte et se tord avec désespoir Proserpine saisie par Pluton. La main robuste du dieu presse la gorge demi-nue de la jeune fille qui se renverse en arrière et dont la tête échevelée rencontre la figure droite et impassible de Minerve casquée. Pluton emporte la Proserpine à laquelle Minerve, la conseillère, parle bas à l'oreille. L'Amour, souriant, est assis sur le char, entre les jambes colossales de Pluton. Derrière Proserpine, se débat, selon les lignes les plus fières et les plus sculpturales, le groupe des nymphes et des furies. Les compagnes de Proserpine s'efforcent d'arrêter un char attelé de deux dragons ailés et ignivomes, qui est là comme une voiture de suite. Une des jeunes déesses, qui a saisi hardiment un dragon par les ailes, lui fait pousser des cris de douleur. Ce bas-relief est un poëme. C'est de la sculpture violente, vigoureuse, exorbitante, superbe, un peu emphatique, comme en faisait la Rome païenne, comme en eût fait Rubens. Ce cercueil, avant d'être le sarcophage de Charlemagne, avait été, dit-on, le sarcophage d'Auguste. Enfin, par un autre escalier étroit et sombre, qu'ont monté, depuis six siècles, bien des rois, bien des empereurs, bien des passants illustres, mon guide m'a conduit jusqu'à la galerie qui forme le premier étage de la rotonde, et qu'on appelle le Hochmunster. Là, sous une armature de bois qu'il a enlevée à demi, et qui ne tombe jamais entièrement que pour les visiteurs couronnés, j'ai vu le fauteuil de pierre de Charlemagne. Ce fauteuil, bas, large, à dossier arrondi, formé de quatre lames de marbre blanc, nues et sans sculptures, assemblées par des chevrons de fer, ayant pour siége une planche de chêne recouverte d'un coussin de velours rouge, est exhaussé sur six degrés dont deux sont de granit et quatre de marbre blanc. Sur ce fauteuil, revêtu des quatorze plaques byzantines dont je vous parlais tout à l'heure, au haut d'une estrade de pierre à laquelle conduisaient ces quatre marches de marbre blanc, la couronne en tête, le globe dans une main et le sceptre dans l'autre, l'épée germanique au côté, le manteau de l'empire sur les épaules, la croix de Jésus-Christ au cou, les pieds plongeant au sarcophage d'Auguste, l'empereur Charlemagne était assis dans son tombeau. Il est resté dans cette ombre, sur ce trône et dans cette attitude pendant trois cent cinquante-deux ans, de 814 à 1166. Ce fut donc en 1166 que Frédéric Barberousse, voulant avoir un fauteuil pour son couronnement, entra dans ce tombeau dont aucune tradition n'a conservé la forme monumentale, et auquel appartenaient les deux saintes portes de bronze adaptées aujourd'hui au portail. Barberousse était lui-même un prince illustre et un vaillant chevalier. Ce dut être un moment étrange et redoutable que celui où cet homme couronné se trouva face à face avec ce cadavre également couronné; l'un, dans toute la majesté de l'empire; l'autre, dans toute la majesté de la mort. Le soldat vainquit l'ombre, le vivant déposséda le trépassé. La chapelle garda le squelette, Barberousse prit le fauteuil de marbre; et, de cette chaise où avait siégé le néant de Charlemagne, il fit le trône où est venue s'asseoir pendant quatre siècles la grandeur des empereurs. Trente-six empereurs, en effet, y compris Barberousse, ont été sacrés et couronnés sur ce fauteuil dans le Hochmunster d'Aix-la-Chapelle. Ferdinand Ier fut le dernier; Charles-Quint l'avant-dernier.--Depuis, le couronnement des empereurs d'Allemagne s'est fait à Francfort. Je ne pouvais m'arracher d'auprès de ce fauteuil si simple et si grand. Je considérais les quatre marches de marbre rayées par le talon de ces trente-six césars qui avaient vu s'allumer là leur illustre rayonnement et qui s'étaient éteints à leur tour. Des idées et des souvenirs sans nombre me venaient à l'esprit. Je me rappelais que le violateur de ce sépulcre, Frédéric Barberousse, devenu vieux, voulut se croiser pour la seconde ou la troisième fois et alla en Orient. Là, un jour, il rencontra un beau fleuve. Ce fleuve était le Cydnus. Il avait chaud et il eut la fantaisie de s'y baigner. L'homme qui avait profané Charlemagne pouvait oublier Alexandre. Il entra dans le fleuve, dont l'eau glaciale le saisit. Alexandre, jeune homme, avait failli y mourir;--Barberousse, vieillard, y mourut[3]. [3] La chose est diversement racontée par les historiens. Selon d'autres chroniqueurs, c'est en voulant traverser le Cydnus ou le Cyrocadnus de vive force, que l'illustre empereur Frédéric II, atteint d'une flèche sarrasine au milieu du fleuve, s'y noya. Selon les légendes, il ne s'y noya pas, il y disparut, fut sauvé par des pâtres, au dire des uns, par des génies, au dire des autres, et fut miraculeusement transporté de Syrie en Allemagne, où il fit pénitence dans la fameuse grotte de Kaiserslautern, si l'on en croit les contes des bords du Rhin, ou dans la caverne de Kiffhæuser, si l'on en croit les traditions du Würtemberg. Un jour, je n'en doute pas, une pensée pieuse et sainte viendra à quelque roi ou à quelque empereur. On ôtera Charlemagne de l'armoire où des sacristains l'ont mis, et on le replacera dans sa tombe. On réunira religieusement tout ce qui reste de ce grand squelette. On lui rendra son caveau byzantin, ses portes de bronze, son sarcophage romain, son fauteuil de marbre exhaussé sur l'estrade de pierre et orné de quatorze plaques d'or. On reposera le diadème carlovingien sur ce crâne, la boule de l'empire sur ce bras, le manteau de drap d'or sur ces ossements. L'aigle d'airain reprendra fièrement sa place aux pieds de ce maître du monde. On disposera autour de l'estrade toutes les châsses d'orfévrerie et de diamants comme les meubles et les coffres de cette dernière chambre royale; et alors,--puisque l'Eglise veut qu'on puisse contempler ses saints sous la forme que leur a donnée la mort,--par quelque lucarne étroite taillée dans l'épaisseur du mur et croisée de barreaux de fer, à la lueur d'une lampe suspendue à la voûte du sépulcre, le passant agenouillé pourra voir, au haut de ces quatre marches blanches qu'aucun pied humain ne touchera plus, sur un fauteuil de marbre écaillé d'or, la couronne au front, le globe à la main, resplendir vaguement dans les ténèbres ce fantôme impérial qui aura été Charlemagne. Ce sera une grande apparition pour quiconque osera hasarder son regard dans ce caveau, et chacun emportera de cette tombe une grande pensée. On y viendra des extrémités de la terre, et toutes les espèces de penseurs y viendront. Charles, fils de Pépin, est en effet un de ces êtres complets qui regardent l'humanité par quatre faces. Pour l'histoire, c'est un grand homme comme Auguste et Sésostris; pour la fable, c'est un paladin comme Roland, un magicien comme Merlin; pour l'Eglise, c'est un saint comme Jérôme et Pierre; pour la philosophie, c'est la civilisation même qui se personnifie, qui se fait géant tous les mille ans pour traverser quelque profond abîme, les guerres civiles, la barbarie, les révolutions, et qui s'appelle alors tantôt César, tantôt Charlemagne, tantôt Napoléon. En 1804, au moment où Bonaparte devenait Napoléon, il visita Aix-la-Chapelle. Joséphine, qui l'accompagnait, eut le caprice de s'asseoir sur le fauteuil de marbre. L'empereur, qui, par respect, avait revêtu son grand uniforme, laissa faire cette créole. Lui resta immobile, debout, silencieux, et découvert devant la chaise de Charlemagne. Chose remarquable et qui me vient ici en passant, en 814 Charlemagne mourut. Mille ans après, en quelque sorte heure pour heure, en 1814, Napoléon tomba. Dans cette même année fatale, 1814, les souverains alliés firent leur visite à l'ombre du grand Charles. Alexandre de Russie, comme Napoléon, avait revêtu son grand uniforme; Frédéric-Guillaume de Prusse portait la capote et la casquette de petite tenue; François d'Autriche était en redingote et en chapeau rond. Le roi de Prusse monta deux des marches de marbre et se fit expliquer par le prévôt du chapitre le détail du couronnement des empereurs d'Allemagne. Les deux empereurs gardèrent le silence. Aujourd'hui Napoléon, Joséphine, Alexandre, Frédéric-Guillaume et François sont morts. Mon guide, qui me donnait tous ces détails, est un ancien soldat français d'Austerlitz et d'Iéna, fixé depuis à Aix-la-Chapelle et devenu Prussien par la grâce du congrès de 1815. Maintenant il porte le baudrier et la hallebarde devant le chapitre dans les cérémonies. J'admirais la Providence qui éclate dans les plus petites choses. Cet homme, qui parle aux passants de Charlemagne, est plein de Napoléon. De là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur dans ses paroles. Il lui venait des larmes aux yeux quand il me racontait ses anciennes batailles, ses anciens camarades, son ancien colonel. C'est avec cet accent qu'il m'a entretenu du maréchal Soult, du colonel Graindorge, et, sans savoir combien ce nom m'intéressait, du général Hugo. Il avait reconnu en moi un Français, et je n'oublierai jamais avec quelle solennité simple et profonde il me dit en me quittant:--_Vous pourrez dire, monsieur, que vous avez vu à Aix-la-Chapelle un sapeur du trente-sixième régiment suisse de la cathédrale._ Dans un autre moment il m'avait dit:--_Tel que vous me voyez, monsieur, j'appartiens à trois nations: je suis Prussien de hasard, Suisse de métier, Français de cœur._ Du reste, je dois convenir que son ignorance militaire des choses ecclésiastiques m'avait fait sourire plus d'une fois pendant le cours de cette visite, notamment dans le chœur, lorsqu'il me montrait les stalles en me disant avec gravité: _Voici les places des chamoines_. Ne pensez-vous pas que cela doive s'écrire _chats-moines_? En quittant la chapelle, j'étais tellement absorbé par une pensée unique, que c'est à peine si j'ai regardé à quelques pas de l'église une façade, pourtant fort belle, du quatorzième siècle, ornée de sept fières statues d'empereurs, qui donne passage aujourd'hui dans je ne sais quel cloaque. Et puis en ce moment-là il m'est survenu une distraction. Deux visiteurs comme moi sortaient de la chapelle, où mon vieux soldat venait probablement de les piloter pendant quelques minutes. Comme ils riaient aux éclats, je me suis retourné. J'ai reconnu deux voyageurs dont le plus âgé avait écrit, le matin même, devant moi son nom sur le registre de l'_hôtel de l'Empereur_, monsieur le comte d'A--, un des plus vieux et des plus nobles noms de l'Artois. Ils parlaient haut. --Voilà des noms! disaient-ils, il a fallu la révolution pour produire de ces noms-là. Le capitaine Lasoupe! le colonel Graindorge! Mais d'où cela sort-il?--C'étaient les noms du capitaine et du colonel de mon pauvre vieux suisse, qui leur en avait apparemment parlé comme à moi. Je n'ai pu m'empêcher de leur répondre: «D'où cela sort? je vais vous le dire, messieurs. Le colonel Graindorge était arrière-petit-cousin du maréchal de Lorges, beau-père du duc de Saint-Simon; et quant au capitaine Lasoupe, je lui suppose quelque parenté avec le duc de Bouillon, oncle de l'électeur palatin. Quelques instants après j'étais sur la place de l'Hôtel-de-Ville, où j'avais hâte d'arriver. L'hôtel de ville d'Aix est, comme la chapelle, un édifice fait de cinq ou six autres édifices. Des deux côtés d'une sombre façade à fenêtres longues, étroites et rapprochées, qui date de Charles-Quint, s'élèvent deux beffrois, l'un bas, rond, large et écrasé; l'autre haut, svelte et quadrangulaire. Le second beffroi est une belle construction du quatorzième siècle. Le premier est tout simplement la fameuse tour de Granus, qu'on a peine à reconnaître sous l'étrange clocher contourné dont elle est coiffée. Ce clocher, qui se répète plus petit sur l'autre tour, semble une pyramide de turbans gigantesques de toutes les formes et de toutes les dimensions mis les uns sur les autres et décroissant selon un angle assez aigu. Au bas de la façade se développe un vaste escalier composé comme l'escalier de la cour du Cheval-Blanc à Fontainebleau. Vis-à-vis, au centre de la place, une fontaine de marbre de la renaissance, quelque peu retouchée et refaite par le dix-huitième siècle, supporte, au-dessus d'une large coupe d'airain, la statue de bronze de Charlemagne armé et couronné. A droite et à gauche deux autres fontaines plus petites portent à leur sommet deux aigles noirs effarouchés et terribles, à demi tournés vers le grave et tranquille empereur. C'est là, sur cet emplacement, dans cette tour romaine peut-être, qu'est né Charlemagne. Cette fontaine, cette façade, ces beffrois, tout cet ensemble, est royal, mélancolique et sévère. Charlemagne est encore là tout entier. Il résume dans sa puissante unité les disparates de cet édifice. La tour de Granus rappelle Rome, sa devancière; la façade et les fontaines rappellent Charles-Quint, le plus grand de ses successeurs. Il n'y a pas jusqu'à la figure orientale du beffroi qui ne vous fasse vaguement songer à ce magnifique kalife Haroun-al-Raschid, son ami. Le soir approchait, j'avais passé toute ma journée en présence de ces grands et austères souvenirs, il me semblait que j'avais sur moi la poussière de dix siècles; j'éprouvais le besoin de sortir de la ville, de respirer, de voir les champs, les arbres, les oiseaux. Cela m'a conduit hors d'Aix-la-Chapelle, dans de fraîches allées vertes où je suis resté jusqu'à la nuit, errant le long des vieilles murailles. Aix-la-Chapelle a encore sa ceinture de tours. Vauban n'a point passé par là. Seulement les souterrains, qui allaient des chambres basses de l'hôtel de ville et des caveaux de la chapelle jusqu'à l'abbaye de Borcette et même jusqu'à Limbourg, sont aujourd'hui comblés et perdus. Comme la nuit tombait, je me suis assis sur une pente de gazon. Aix-la-Chapelle s'étalait tout entière devant moi, posée dans sa vallée comme dans une vasque gracieuse. Peu à peu la brume du soir, gagnant les toits dentelés des vieilles rues, a effacé le contour des deux beffrois, qui, mêlés par la perspective aux clochers de la ville, rappellent confusément le profil moscovite et asiatique du Kremlin. Il ne s'est plus détaché de toute cette cité que deux masses distinctes, l'hôtel de ville et la chapelle. Alors toutes mes émotions, toutes mes pensées, toutes mes visions de la journée, me sont revenues en foule. La ville elle-même, cette illustre et symbolique ville, s'est comme transfigurée dans mon esprit et sous mon regard. La première des deux masses noires que je distinguais encore, et que je distinguais seules, n'a plus été pour moi que la crèche d'un enfant; la seconde que l'enveloppe d'un mort; et par moments, dans la contemplation profonde où j'étais comme enseveli, il me semblait voir l'ombre de ce géant que nous nommons Charlemagne se lever lentement sur ce pâle horizon de nuit entre ce grand berceau et ce grand tombeau. LETTRE X COLOGNE. Tout ce que l'auteur n'a pas vu à Cologne.--Droits régaliens des uniformes bleus avec collets oranges sur les valises et sacs de nuit.--Qu'à Cologne il ne faut pas se loger à Cologne.--Le voyageur va au hasard.--Rencontre d'un poëte et d'une tour.--Le brin d'herbe ronge les cathédrales.--Apparition du dôme de Cologne au crépuscule.--Un paysage rétrospectif.--Le voyageur regarde en arrière et ne pousse aucun cri d'admiration.--Effets de jupons courts.--Description d'un musicien.--Description d'un chasseur.--Les quatre dieux G.--Pourquoi on paye si cher à l'_hôtel de l'Empereur_ d'Aix-la-Chapelle.--L'auteur se voit aux vitres d'un libraire et donne sa malédiction à toutes les caricatures qu'on vend comme étant ses portraits.--L'auteur dit un mal affreux des éditeurs qui publient ce livre.--Grandeur des serviettes en Allemagne.--Immensité des draps.--Quelques détails touchant les hôtelleries.--Grattez le Français, vous trouvez l'Allemand.--Seconde visite à la cathédrale.--Cruelle extrémité où sont réduits aujourd'hui les va-nu-pieds.--Intérieur de l'église.--Impression désagréable et singulière.--Mariage mal assorti du tapage et du recueillement.--Les verrières.--A quoi sert un rayon de soleil.--_Comes Emundus._--L'auteur fait le pédant.--L'auteur se livre à sa manie et examine chaque pierre de l'église.--Ce qui empêche l'archevêque de Cologne de cacher son âge.--Importance et beauté du chœur.--Détail.--L'auteur ne laisse pas échapper l'occasion de se faire des ennemis de tous les bedeaux, custodes, marguilliers et sacristains de Cologne.--Le tombeau des trois mages.--Néant des choses à propos d'un clou dans un pavé.--Il ne reste de l'épitaphe et du blason de Marie de Médicis que de quoi déchirer la botte de l'auteur.--Le logis d'Ibach, Sterngasse, no 10.--L'auteur saisit avec empressement l'occasion de se faire un ennemi irréconciliable de l'architecte actuel de la cathédrale de Cologne.--L'hôtel de ville.--Mode particulier de croissance et de végétation des hôtels de ville.--Comment est construite la maison de ville de Cologne.--Vérités.--L'auteur, pouvant se faire un ennemi mortel de l'architecte actuel de l'hôtel de Ville de Paris, n'a garde d'en négliger l'occasion.--Qu'avait donc fait Corneille à ce monsieur qui a vécu, à ce qu'il paraît, dans ces derniers temps, et qu'on appelait monsieur Andrieux?--Le voyageur au haut du beffroi.--Cologne à vol d'oiseau.--Vingt-sept églises.--L'auteur considère un porche avec amour, comme il sied de considérer les porches.--Après un porche, un porc.--Un porc épique.--La grande harangue du petit vieillard.--..... nous aime, j'ai presque dit nous attend.--L'auteur prend la liberté de refaire la vignette que monsieur Jean-Marie Farina colle sur ses boîtes d'eau admirable de Cologne. Bords du Rhin. Andernach, 11 août. Cher ami, je suis indigné contre moi-même. J'ai traversé Cologne comme un barbare. A peine y ai-je passé quarante-huit heures. Je comptais y rester quinze jours; mais, après une semaine presque entière de brume et de pluie, un si beau rayon de soleil est venu luire sur le Rhin, que j'ai voulu en profiter pour voir le paysage du fleuve dans toute sa richesse et dans toute sa joie. J'ai donc quitté Cologne ce matin par le bateau à vapeur le _Cockerill_. J'ai laissé la ville d'Agrippa derrière moi, et je n'ai vu ni les vieux tableaux de Sainte-Marie-au-Capitole, ni la crypte pavée de mosaïques de Saint-Géréon, ni la Crucifixion de saint Pierre, peinte par Rubens pour la vieille église demi-romaine de Saint-Pierre où il fut baptisé, ni les ossements des onze mille vierges dans le cloître des Ursulines, ni le cadavre imputréfiable du martyr Albinus, ni le sarcophage d'argent de saint Cunibert, ni le tombeau de Duns Scotus dans l'église des Minorités; ni le sépulcre de l'impératrice Théophanie, femme d'Othon II, dans l'église de Saint-Pantaléon; ni le Maternus-Gruft dans l'église de Lisolphe, ni les deux chambres d'or du couvent de Sainte-Ursule et du dôme; ni la salle des diètes de l'empire, aujourd'hui entrepôt de commerce; ni le vieux arsenal, aujourd'hui magasin de blé. Je n'ai rien vu de tout cela. C'est absurde, mais c'est ainsi. Qu'ai-je donc visité à Cologne? La cathédrale et l'hôtel de ville; rien de plus. Il faut être dans une admirable ville comme Cologne pour que ce soit peu de chose. Car ce sont deux rares et merveilleux édifices. Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je me suis dirigé sur-le-champ vers la cathédrale, après avoir chargé de mon sac de nuit un de ces dignes commissionnaires en uniforme bleu avec collet orange, qui travaillent dans ce pays pour le roi de Prusse (excellent et lucratif travail, je vous assure; le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi). Ici un détail utile: avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l'ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l'autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison: je choisis, autant que possible, l'horizon et le paysage que j'aurai dans ma croisée quand je dois garder plusieurs jours la même auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deuz, et les fenêtres de Deuz regardent Cologne; ce qui m'a fait prendre auberge à Deuz, car je me suis posé à moi-même ce principe incontestable: Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu'habiter Cologne et voir Deuz. Une fois seul, je me suis mis à marcher devant moi, cherchant le dôme et l'attendant à chaque coin de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inextricable, l'ombre du soir s'était épaissie dans ces rues étroites; je n'aime pas à demander ma route, et j'ai erré assez longtemps au hasard. Enfin, après m'être aventuré sous une espèce de porte-cochère dans une espèce de cour terminée vers la gauche par une espèce de corridor, j'ai débouché tout à coup sur une assez grande place parfaitement obscure et déserte. Là, j'ai eu un magnifique spectacle. Devant moi, sous la lueur fantastique d'un ciel crépusculaire, s'élevait et s'élargissait, au milieu d'une foule de maisons basses à pignons capricieux, une énorme masse noire, chargée d'aiguilles et de clochetons; un peu plus loin, à une portée d'arbalète, se dressait, isolée, une autre masse noire, moins large et plus haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flanquée à ses quatre angles de quatre longues tours engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait la figure d'une plume gigantesque posée comme sur un casque au front du vieux donjon. Cette croupe, c'était une abside; ce donjon, c'était un commencement de clocher; cette abside et ce commencement de clocher, c'était la cathédrale de Cologne. Ce qui me semblait une plume noire penchée sur le cimier du sombre monument, c'était l'immense grue symbolique que j'ai revue le lendemain bardée et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher et ce tronçon d'église, séparés à cette heure par un si vaste espace, se rejoindront un jour et vivront d'une vie commune; que le rêve d'Engelbert de Berg, devenu édifice sous Conrad de Hochsteden, sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale du monde, et que cette iliade incomplète espère encore des Homères. L'église était fermée. Je me suis approché du clocher; les dimensions en sont énormes. Ce que j'avais pris pour des tours aux quatre angles, c'était tout simplement le renflement des contre-forts. Il n'y a encore d'édifié que le rez-de-chaussée, et le premier étage composé d'une colossale ogive, et déjà la masse bâtie atteint presque à la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. Si jamais la flèche projetée se dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Malines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol avec cette carrure et cette ampleur. Je l'ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine comme une ébauche. Déjà les ronces, les saxifrages et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les jointures des pierres, ont escaladé le vénérable portail. L'homme n'a pas fini de construire que la nature détruit déjà. La place était silencieuse. Personne n'y passait. Je m'étais approché du portail aussi près que me le permettait une riche grille de fer du quinzième siècle qui le protége, et j'entendais murmurer paisiblement au vent de nuit ces innombrables petites forêts qui s'installent et prospèrent sur toutes les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d'exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent, le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les autres enseignent. Admirable prologue pour une église, qui n'est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre! La douce maçonnerie des nids d'hirondelles se mêle de toutes parts comme un correctif charmant à cette sévère architecture. Puis la lumière s'est éteinte, et je n'ai plus rien vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éventrant la tour du haut en bas et laissant pénétrer mon regard dans les ténébreuses entrailles du clocher. Dans cette fenêtre s'inscrivait, amoindrie par la perspective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte également et dont la rosace et les meneaux, comme tracés à l'encre, se découpaient avec une pureté inexprimable sur le ciel clair et métallique du crépuscule. Rien de plus mélancolique et de plus singulier que cette élégante petite ogive blanche dans cette grande ogive noire. Voilà quelle a été ma première visite à la cathédrale de Cologne. Je ne vous ai rien dit de la route d'Aix-la-Chapelle à Cologne. Il n'y a pas grand'chose à en dire. C'est un pur et simple paysage picard ou tourangeau, une plaine verte ou blonde avec un orme tortu de temps en temps et quelque pâle rideau de peupliers au fond. Je ne hais pas ce genre paisible, mais j'en jouis sans cris d'enthousiasme. Dans les villages, les vieilles paysannes passent comme des spectres enveloppées dans de longues mantes d'indienne grise ou rose tendre dont le capuchon se rabat sur leurs yeux; les jeunes, en jupons courts, coiffées d'un petit serre-tête couvert de paillons et de verroteries qui cache à peine leurs magnifiques cheveux rattachés au-dessus de la nuque par une large flèche d'argent, lavent allégrement le devant des maisons, et, en se baissant, montrent leurs jarrets aux passants comme dans les vieux maîtres hollandais. Pour ce qui est des hommes, ils sont ornés d'un sarrau bleu et d'un chapeau tromblon, comme s'ils étaient les paysans d'un pays constitutionnel. Quant à la route, il avait plu, elle était fort détrempée. Je n'y ai rencontré personne, si ce n'est, par instants, quelque jeune musicien blond, maigre et pâle, allant aux redoutes d'Aix-la-Chapelle ou de Spa, son havre-sac sur le flanc, sa contre-basse couverte d'une loque verte sur le dos, son bâton d'une main, son cornet à piston de l'autre; vêtu d'un habit bleu, d'un gilet fleuri, d'une cravate blanche et d'un pantalon demi-collant retroussé au-dessus des bottes à cause de la boue; pauvre diable arrangé par le haut pour le bal et par le bas pour le voyage. J'ai vu aussi, dans un champ voisin du chemin, un chasseur local ainsi costumé: un chapeau rond vert-pomme avec grosse cocarde lilas en satin fané, blouse grise, grand nez, fusil. Dans une jolie petite ville carrée, flanquée de murailles de briques et de tours en ruine, qui est à moitié chemin et dont j'ignore le nom, j'ai fort admiré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées ouvertes, au rez-de-chaussée d'une auberge, devant une table pantagruélique encombrée de viandes, de poissons, de vins, de pâtés et de fruits; buvant, coupant, mordant, tordant, dépeçant, dévorant; l'un rouge, l'autre cramoisi, le troisième pourpre, le quatrième violet, comme quatre personnifications vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m'a semblé voir le dieu Goulu, le dieu Glouton, le dieu Goinfre et le dieu Gouliaf, attablés autour d'une montagne de mangeaille. Du reste, les auberges sont excellentes dans ce pays, en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-Chapelle, laquelle n'est que passable (l'_Hôtel de l'Empereur_), et où j'avais dans ma chambre, pour me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint sur le plancher, magnificence qui motive probablement l'exorbitante cherté dudit gasthof. Pour en finir avec Aix-la-Chapelle, je vous dirai que la contrefaçon y fleurit comme en Belgique. Dans une grande rue qui aboutit à la place de l'Hôtel-de-Ville, je me suis vu exposé aux vitres d'une boutique côte à côte avec Lamartine, illustre et chère compagnie. Le portrait _contrefait_ de cette réimpression prussienne était un peu moins laid que toutes ces horribles caricatures que les marchands d'images et les libraires, y compris mes éditeurs de Paris, vendent au public crédule et épouvanté comme étant ma ressemblance exacte; abominable calomnie, contre laquelle je proteste ici solennellement. _Cælum hoc et conscia sidera testor._ Je vis d'ailleurs comme un parfait Allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs, je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d'excellent vin du Rhin et d'excellent vin de Moselle qu'un Français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du _vin de demoiselle_. Ce même Français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome: _L'eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin_. Dans les auberges, hôte, hôtesse, valets et servantes ne parlent qu'allemand; mais il y a toujours un garçon qui parle français, français, à la vérité, quelque peu coloré par le milieu tudesque dans lequel il est plongé; mais cette variété n'est pas sans charme. Hier j'entendais ce même voyageur, mon compagnon, demander au garçon, en lui montrant le plat qu'on venait de lui servir: «Qu'est-ce que cela?» Le garçon a répondu avec dignité: _C'est des bichons_. C'étaient des pigeons. Du reste, un Français qui, comme moi, ne sait pas l'allemand, perd sa peine s'il adresse à ce «premier garçon,» comme on l'appelle ici, des questions autres que les questions prévues et imprimées dans le _Guide des Voyageurs_. Ce garçon est tout simplement verni de français; pour peu qu'on veuille creuser, on trouve l'allemand, l'allemand pur, l'allemand sourd. J'arrive maintenant à ma seconde visite au dôme de Cologne. J'y suis retourné dès le matin.--On aborde cette église chef-d'œuvre par une cour de masure. Là, les pauvresses vous assiégent. Tout en leur distribuant quelque monnaie locale, je me rappelais qu'avant l'occupation française il y avait à Cologne douze mille mendiants, lesquels avaient le privilége de transmettre à leurs enfants les places fixes et spéciales où chacun d'eux se tenait. Cette institution a disparu. Les aristocraties s'écroulent. Notre siècle n'a pas plus respecté la gueuserie héréditaire que la pairie héréditaire. Maintenant les va-nu-pieds ne savent plus que léguer à leur famille. Les pauvresses franchies, on pénètre dans l'église. Une forêt de piliers, de colonnes et de colonnettes embarrassées à leur base de palissades en planches et se perdant à leur sommet dans un enchevêtrement de voûtes surbaissées, faites en voliges, et de courbes différentes et de hauteurs inégales; peu de jour dans l'église; toutes ces voûtes basses et ne laissant pas monter le regard au delà d'une quarantaine de pieds; à gauche quatre ou cinq verrières éclatantes descendant du plafond de bois au pavé de pierre comme de larges nappes de topazes, d'émeraudes et de rubis; à droite un fouillis d'échelles, de poulies, de cordages, de bigues, de treuils et de palans; au fond le plain-chant, la voix grave des chantres et des prébendiers, le beau latin des psaumes traversant la voûte par lambeaux mêlé à des bouffées d'encens, un orgue admirable pleurant avec une ineffable suavité; au premier plan le grincement des scies, le gémissement des chèvres et des grues, le tapage assourdissant des marteaux sur les planches: voilà comment m'est apparu l'intérieur du dôme de Cologne. Cette cathédrale gothique mariée à un atelier de charpentier, cette noble chanoinesse brutalement épousée par un maçon, cette grande dame obligée d'associer patiemment ses habitudes tranquilles, sa vie auguste et discrète, ses chants, sa prière, son recueillement, à ces outils, à ce vacarme, à ces dialogues grossiers, à ce travail de mauvaise compagnie, toute cette _mésalliance_ produit d'abord une impression bizarre, qui tient à ce que nous ne voyons plus bâtir d'églises gothiques, et qui se dissipe au bout d'un instant quand on songe qu'après tout rien n'est plus simple. La grue du clocher a un sens. On a repris l'œuvre interrompue en 1499. Tout ce tumulte de charpentiers et de tailleurs de pierre est nécessaire. On continue la cathédrale de Cologne; et, s'il plaît à Dieu, on l'achèvera. Rien de mieux, si l'on sait l'achever. Ces piliers portant ces voûtes de bois, c'est la nef ébauchée qui réunira un jour l'abside au clocher. J'ai examiné les verrières, qui sont du temps de Maximilien et peintes avec la robuste et magnifique exagération de la Renaissance allemande. Là, abondent ces rois et ces chevaliers aux visages sévères, aux tournures superbes, aux panaches monstrueux, aux lambrequins farouches, aux morions exorbitants, aux épées énormes, armés comme des bourreaux, cambrés comme des archers, coiffés comme des chevaux de bataille. Ils ont près d'eux leurs femmes, ou, pour mieux dire, leurs femelles formidables, agenouillées dans les coins des vitraux avec des profils de lionnes et de louves. Le soleil passe à travers ces figures, leur met de la flamme dans les prunelles et les fait vivre. Une de ces verrières reproduit ce beau motif que j'ai déjà rencontré tant de fois, la généalogie de la Vierge. Au bas du tableau, le géant Adam, en costume d'empereur, est couché sur le dos. De son ventre sort un grand arbre qui remplit le vitrail entier, et sur les branches duquel apparaissent tous les ancêtres couronnés de Marie, David jouant de la harpe, Salomon pensif; au haut de l'arbre, dans un compartiment gros bleu, la dernière fleur s'entr'ouvre et laisse voir la Vierge portant l'Enfant. Quelques pas plus loin j'ai lu sur un gros pilier cette épitaphe triste et résignée: INCLITVS ANTE FVI, COMES EMVNDVS VOCITATVS, HIC NECE PROSTRATVS, SUB TEGOR VT VOLVI. FRISHEIM, SANCTE, MEVM FERO, PETRE, TIBI COMITATVM, ET MIHI REDDE STATVM, TE PRECOR, ÆTHEREVM. HÆC LAPIDVM MASSA COMITIS COMPLECTITVR OSSA. Je transcris cette épitaphe ainsi qu'elle est disposée sur une table verticale de pierre, comme de la prose, sans indication des hexamètres et des pentamètres un peu barbares qui forment des distiques. Le vers à césure rimante qui clôt l'inscription renferme une faute de quantité, _massa_, qui m'a étonné, car le moyen âge savait faire des vers latins. Le bras gauche du transept n'est encore qu'indiqué et se termine par un grand oratoire, froid, laid, ennuyeux et mal meublé, à quelques confessionnaux près. Je me suis hâté de rentrer dans l'église, et, en sortant de l'oratoire, trois choses m'ont frappé presque à la fois: à ma gauche, une charmante petite chaire du seizième siècle très-spirituellement inventée et très-délicatement coupée dans le chêne noir; un peu plus loin, la grille du chœur, modèle rare et complet de l'exquise serrurerie du quinzième siècle; vis-à-vis de moi, une fort belle tribune à pilastres trapus et à arcades basses, dans le style de notre arrière-Renaissance, que je suppose avoir été pratiquée là pour la triste reine réfugiée Marie de Médicis. A l'entrée du chœur, dans une élégante armoire rococo, étincelle et reluit une vraie madone italienne chargée de paillettes et de clinquants, ainsi que son bambino. Au-dessous de cette opulente madone aux bracelets et aux colliers de perles, on a mis, comme antithèse apparemment, un massif tronc pour les pauvres, façonné au douzième siècle, enguirlandé de chaînes et de cadenas de fer et à demi enfoncé dans un bloc de granit grossièrement sculpté. On dirait un billot scellé dans un pavé. Comme je levais les yeux, j'ai vu pendre à l'ogive au-dessus de ma tête des bâtons dorés attachés par un bout à une tringle transversale. A côté de ces bâtons il y a cette inscription:--_Quot pendere vides baculos, tot episcopus annos huic Agrippinæ præfuit ecclesiæ._--J'aime cette façon sévère de compter les années, et de rendre perpétuellement visible aux yeux de l'archevêque le temps qu'il a déjà employé ou perdu. Trois bâtons pendent à la voûte en ce moment. Le chœur, c'est l'intérieur de cette abside célèbre qui est encore à cette heure, pour ainsi dire, toute la cathédrale de Cologne, puisque la flèche manque au clocher, la voûte à la nef et le transept à l'église. Dans ce chœur les richesses abondent. Ce sont des sacristies pleines de boiseries délicates, des chapelles pleines de sculptures sévères; des tableaux de toutes les époques, des tombeaux de toutes les formes; des évêques de granit couchés dans une forteresse, des évêques de pierre de touche couchés sur un lit porté par une procession de figurines éplorées, des évêques de marbre couchés sous un treillis de fer, des évêques de bronze couchés à terre, des évêques de bois agenouillés devant des autels; des lieutenants généraux du temps de Louis XIV accoudés sur leurs sépulcres, des chevaliers du temps des croisades gisant avec leur chien qui se frotte amoureusement contre leurs pieds d'acier; des statues d'apôtres vêtues de robes d'or: des confessionnaux de chêne à colonnes torses; de nobles stalles canonicales; des fonts baptismaux gothiques qui ont la forme d'un cercueil; des retables d'autel chargés de statuettes; de beaux fragments de vitraux; des Annonciations du quinzième siècle sur fond d'or, avec les riches ailes multicolores en dessus, blanches en dessous, de leur ange qui regarde et convoite presque la Vierge; des tapisseries peintes sur des dessins de Rubens; des grilles de fer qu'on croirait de Metzis-Quentin, des armoires à volets peintes et dorées qu'on croirait de Franc-Floris. Tout cela, il faut le dire, est honteusement délabré. Si quelqu'un construit la cathédrale de Cologne au dehors, je ne sais qui la démolit à l'intérieur. Pas un tombeau dont les figurines ne soient arrachées ou tronquées; pas une grille qui ne soit rouillée où elle a été dorée. La poussière, la cendre et l'ordure sont partout. Les mouches déshonorent la face vénérable de l'archevêque Philippe de Heinsberg. L'homme d'airain qui est couché sur la dalle, qui s'appelle Conrad de Hochstetten, et qui a pu bâtir cette cathédrale, ne peut aujourd'hui écraser les araignées qui le tiennent lié à terre comme Gulliver sous leurs innombrables fils. Hélas! les bras de bronze ne valent pas les bras de chair. Je crois bien qu'une statue barbue de vieillard couché, que j'ai aperçue dans un coin obscur, brisée et mutilée, est de Michel-Ange. Ceci me rappelle que j'ai vu à Aix-la-Chapelle, gisantes dans un angle du vieux cloître-cimetière, comme des troncs d'arbres qui attendent l'équarrisseur, ces fameuses colonnes de marbre antiques prises par Napoléon et reprises par Blücher. Napoléon les avait prises pour le Louvre, Blücher les a reprises pour le charnier. Une des choses que je dis le plus souvent dans ce monde, c'est: «A quoi bon?» Je n'ai vu dans toute cette dégradation que deux tombes un peu respectées et parfois époussetées, les cénotaphes des comtes de Schauenbourg. Les deux comtes de Schauenbourg sont un de ces couples qui semblent avoir été prévus par Virgile. Tous deux ont été frères, tous deux ont été archevêques de Cologne, tous deux ont été enterrés dans le même chœur, tous deux ont de fort belles tombes du dix-septième siècle dressées vis-à-vis l'une de l'autre. Adolphe regarde Antoine. J'ai omis jusqu'ici à dessein, pour vous en parler avec quelque détail, la construction la plus vénérée que contienne la cathédrale de Cologne, le fameux tombeau des trois mages. C'est une assez grosse chambre de marbre de toutes couleurs fermée d'épais grillages de cuivre; architecture hybride et bizarre où les deux styles de Louis XIII et de Louis XV confondent leur coquetterie et leur lourdeur. Cela est situé derrière le maître-autel dans la chapelle culminante de l'abside. Trois turbans mêlés au dessin du grillage principal frappent d'abord le regard. On lève les yeux, et l'on voit un bas-relief représentant l'_Adoration des mages_; on les abaisse, et on lit ce médiocre distique: Corpora sanctorum recubant hic terna magorum. Ex his sublatum nihil est alibive locatum. Ici une idée à la fois riante et grave s'éveille dans l'esprit. C'est donc là que gisent ces trois poétiques rois de l'Orient qui vinrent, conduits par l'étoile, _ab Oriente venerunt_, et qui adorèrent un enfant dans une étable, _et procidentes adoraverunt_. J'ai adoré à mon tour. J'avoue que rien au monde ne me charme plus que cette légende des _Mille et une Nuits_ enchâssée dans l'Evangile. Je me suis approché de ce tombeau et à travers le grillage jalousement serré, derrière une vitre obscure, j'ai aperçu dans l'ombre un grand et merveilleux reliquaire byzantin en or massif, étincelant d'arabesques, de perles et de diamants, absolument comme on entrevoit à travers les ténèbres de vingt siècles, derrière le sombre et austère réseau des traditions de l'Eglise, l'orientale et éblouissante histoire des Trois-Rois. Des deux côtés du grillage vénéré deux mains de cuivre doré sortent du marbre et entr'ouvrent chacune une aumônière au-dessous de laquelle le chapitre a fait graver cette provocation indirecte:--_Et apertis thesauris suis obtulerunt ei munera._ Vis-à-vis du tombeau brûlent trois lampes de cuivre dont l'une porte ce nom: _Gaspar_, l'autre _Melchior_, la troisième _Balthazar_. C'est une idée ingénieuse d'avoir en quelque sorte allumé, devant ce sépulcre, les trois noms des trois mages. Comme j'allais me retirer, je ne sais quelle pointe a percé la semelle de ma botte; j'ai baissé les yeux, c'était la tête d'un clou de cuivre enfoncé dans une large dalle de marbre noir sur laquelle je marchais. Je me suis souvenu, en examinant cette pierre, que Marie de Médicis avait voulu que son cœur fût déposé sous le pavé de la cathédrale de Cologne devant la chapelle des Trois-Rois. Cette dalle que je foulais aux pieds recouvre sans doute ce cœur. Il y avait autrefois sur cette dalle, où l'on en distingue encore l'empreinte, une lame de cuivre ou de bronze doré portant, selon la mode allemande, le blason et l'épitaphe de la morte et au scellement de laquelle servait le clou qui a déchiré ma botte. Quand les Français ont occupé Cologne, les idées révolutionnaires, et probablement aussi quelque chaudronnier spéculateur, ont déraciné cette lame fleurdelisée, comme d'autres d'ailleurs qui l'entouraient, car une foule de clous de cuivre sortant des dalles voisines attestent et dénoncent beaucoup d'arrachements du même genre. Ainsi, pauvre reine! elle s'est vue d'abord effacée du cœur de Louis XIII, son fils, puis du souvenir de Richelieu, sa créature; la voilà maintenant effacée de la terre! Et que la destinée a d'étranges fantaisies! Cette reine Marie de Médicis, cette veuve de Henri IV, exilée, abandonnée, indigente comme l'a été, quelques années plus tard, sa fille Henriette, veuve de Charles Ier, est venue mourir à Cologne en 1642, dans le logis d'Ibach, Sterngasse, no 10, dans la maison même où soixante-cinq ans auparavant, en 1577, Rubens, son peintre, était né. Le dôme de Cologne, revu au grand jour, dépouillé de ce grossissement fantastique que le soir prête aux objets et que j'appelle la _grandeur crépusculaire_, m'a paru, je dois le dire, perdre un peu de sa sublimité. La ligne en est toujours belle, mais elle se profile avec quelque sécheresse. Cela tient peut-être à l'acharnement avec lequel l'architecte actuel rebouche et mastique cette vénérable abside. Il ne faut pas trop remettre à neuf les vieilles églises. Dans cette opération, qui amoindrit les lignes en voulant les fixer, le vague mystérieux du contour s'évanouit. A l'heure qu'il est, comme masse, j'aime mieux le clocher ébauché que l'abside parfaite. Dans tous les cas, n'en déplaise à quelques raffinés qui voudraient faire du dôme de Cologne le Parthénon de l'architecture chrétienne, je ne vois, pour ma part, aucune raison de préférer ce chevet de cathédrale à nos vieilles Notre-Dame complètes d'Amiens, de Reims, de Chartres et de Paris. J'avoue même que la cathédrale de Beauvais, demeurée, elle aussi, à l'état d'abside, à peine connue, fort peu vantée, ne me paraît inférieure, ni pour la masse, ni pour les détails, à la cathédrale de Cologne. L'hôtel de ville de Cologne, situé assez près du dôme, est un de ces ravissants édifices-arlequins faits de pièces de tous les temps et de morceaux de tous les styles qu'on rencontre dans les anciennes communes qui se sont elles-mêmes construites, lois, mœurs et coutumes, de la même manière. Le mode de formation de ces édifices et de ces coutumes est curieux à étudier. Il y a eu agglomération plutôt que construction, croissance successive, agrandissement capricieux, empiétement sur les voisinages; rien n'a été fait d'après un plan régulier et tracé d'avance; tout s'est produit au fur et à mesure, selon les besoins surgissants. Ainsi l'hôtel de ville de Cologne, qui a probablement quelque cave romaine dans ses fondations, n'était vers 1250 qu'un grave et sévère logis à ogives comme notre Maison-aux-Piliers; puis on a compris qu'il fallait un beffroi pour les tocsins, pour les prises d'armes, pour les veilleurs de nuit, et le quatorzième siècle a édifié une belle tour bourgeoise et féodale tout à la fois; puis, sous Maximilien, le souffle joyeux de la Renaissance commençait à agiter les sombres feuillages de pierre des cathédrales, un goût d'élégance et d'ornement se répandait partout; les échevins de Cologne ont senti le besoin de faire la toilette de leur maison de ville, ils ont appelé d'Italie quelque architecte élève du vieux Michel-Ange ou de France quelque sculpteur ami du jeune Jean Goujon, et ils ont ajusté sur leur noire façade du treizième siècle un porche triomphant et magnifique. Quelques années plus tard, il leur a fallu un promenoir à côté de leur greffe, et ils se sont bâti une charmante arrière-cour à galeries sous arcades, somptueusement égayée de blasons et de bas-reliefs, que j'ai vue, et que dans deux ou trois ans personne ne verra, car on la laisse tomber en ruine. Enfin, sous Charles Quint, ils ont reconnu qu'une grande salle leur était nécessaire pour les encans, pour les criées, pour les assemblées de bourgeois, et ils ont érigé vis-à-vis de leur beffroi et de leur porche un riche corps de logis en brique et en pierre du plus beau goût et de la plus noble ordonnance.--Aujourd'hui, nef du treizième siècle, beffroi du quatorzième, porche et arrière-cour de Maximilien, halle de Charles-Quint, vieillis ensemble par le temps, chargés de traditions et de souvenirs par les événements, soudés et groupés par le hasard de la façon la plus originale et la plus pittoresque, forment l'hôtel de ville de Cologne. Soit dit en passant, mon ami, et comme produit de l'art et comme expression de l'histoire, ceci vaut un peu mieux que cette froide et blafarde bâtisse, bâtarde par sa triple devanture encombrée d'archivoltes, bâtarde par l'économique et mesquine monotonie de son ornementation où tout se répète et où rien n'étincelle, bâtarde par ses toits tronqués sans crêtes et sans cheminées, dans laquelle des maçons quelconques noient aujourd'hui, à la face même de notre bonne ville de Paris, le ravissant chef-d'œuvre du Bocador. Nous sommes d'étranges gens, nous laissons démolir l'hôtel de la Trémouille et nous bâtissons cette chose! Nous souffrons que des messieurs qui se croient et se disent architectes baissent sournoisement de deux ou trois pieds, c'est-à-dire défigurent complétement le charmant toit aigu de Dominique Bocador, pour l'appareiller, hélas! avec les affreux combles aplatis qu'ils ont inventés. Serons-nous donc toujours le même peuple qui admire Corneille et qui le fait retoucher, émonder et corriger par M. Andrieux?--Tenez, revenons à Cologne. Je suis monté sur le beffroi, et de là, sous un ciel gris et morne, qui n'était pas sans harmonie avec ces édifices et avec mes pensées, j'ai vu à mes pieds toute cette admirable ville. Cologne sur le Rhin, comme Rouen sur la Seine, comme Anvers sur l'Escaut, comme toutes les villes appuyées à un cours d'eau trop large pour être aisément franchi, a la forme d'un arc tendu dont le fleuve fait la corde. Les toits sont d'ardoise, serrés les uns contre les autres, pointus comme des cartes pliées en deux; les rues sont étroites, les pignons sont taillés. Une courbe rougeâtre de murailles et de douves en briques qui reparaît partout au-dessus des toits presse la ville comme un ceinturon bouclé au fleuve même, en aval par la tourelle Thurmchen, en amont par cette superbe tour Bayenthurme, dans les créneaux de laquelle se dresse un évêque de marbre qui bénit le Rhin. De la Thurmchen à la Bayenthurme la ville développe sur le bord du fleuve une lieue de fenêtres et de façades. Vers le milieu de cette longue ligne un grand pont de bateaux, gracieusement courbé contre le courant, traverse le fleuve, fort large en cet endroit, et va sur l'autre rive rattacher à ce vaste morceau d'édifices noirs, qui est Cologne, Deuz, petit bloc de maisons blanches. Dans le massif même de Cologne, au milieu des toits, des tourelles et des mansardes pleines de fleurs, montent et se détachent les faîtes variés de vingt-sept églises parmi lesquelles, sans compter la cathédrale, quatre majestueuses églises romanes, toutes d'un dessin différent, dignes par leur grandeur et leur beauté d'être cathédrales elles-mêmes, Saint-Martin au nord, Saint-Géréon à l'ouest, les Saints-Apôtres au sud, Sainte-Marie-du-Capitole au levant, s'arrondissent comme d'énormes nœuds d'absides, de tours et de clochers. Si l'on examine le détail de la ville, tout vit et palpite; le pont est chargé de passants et de voitures, le fleuve est couvert de voiles, la grève est bordée de mâts. Toutes les rues fourmillent, toutes les croisées parlent, tous les toits chantent. Çà et là de vertes touffes d'arbres caressent doucement ces noires maisons, et les vieux hôtels de pierre du quinzième siècle mêlent à la monotonie des toits d'ardoise et des devantures de briques leur longue frise de fleurs, de fruits et de feuillages sculptés, sur laquelle les colombes viennent se poser avec joie. Autour de cette grande commune, marchande par son industrie, militaire par sa position, marinière par son fleuve, s'étale et s'élargit dans tous les sens une vaste et riche plaine qui s'affaisse et plie du côté de la Hollande, que le Rhin traverse de part en part et que couronne au nord-est de ses sept croupes historiques ce nid merveilleux de traditions et de légendes qu'on appelle les Sept-Montagnes. Ainsi la Hollande et son commerce, l'Allemagne et sa poésie, se dressent comme les deux grands aspects de l'esprit humain, le positif et l'idéal, sur l'horizon de Cologne, ville elle-même de négoce et de rêverie. En redescendant du beffroi, je me suis arrêté dans la cour devant le charmant porche de la renaissance. Je l'appelais tout à l'heure _porche triomphant_, j'aurais dû dire _porche triomphal_; car le second étage de cette exquise composition est formé d'une série de petits arcs de triomphe accostés comme des arcades et dédiés, par des inscriptions du temps, le premier à César, le deuxième à Auguste, le troisième à Agrippa, le fondateur de Cologne (_Colonia Agrippina_); le quatrième à Constantin, l'empereur chrétien; le cinquième à Justinien, l'empereur législateur; le sixième à Maximilien, l'empereur vivant. Sur la façade le sculpteur-poëte a ciselé trois bas-reliefs représentant les trois dompteurs de lions, Milon de Crotone, Pépin le Bref et Daniel. Aux deux extrémités il a mis Milon de Crotone qui terrassait les lions par la puissance du corps, et Daniel qui les soumettait par la puissance de l'esprit; entre Daniel et Milon, comme un lien naturel tenant à la fois de l'un et de l'autre, il a placé Pépin le Bref qui attaquait les bêtes féroces avec ce mélange de vigueur physique et de vigueur morale qui fait le soldat. Entre la force pure et la pensée pure, le courage. Entre l'athlète et le prophète, le héros. Pépin a l'épée à la main, son bras gauche enveloppé de son manteau est plongé dans la gueule du lion; le lion, griffes et mâchoires ouvertes, est dressé sur ses pieds de derrière dans l'attitude formidable de ce que le blason appelle le lion rampant; Pépin lui fait face vaillamment, il combat. Daniel est debout, immobile, les bras pendants, les yeux levés au ciel pendant que les lions amoureux se roulent à ses pieds; l'esprit ne lutte pas, il triomphe. Quant à Milon de Crotone, les bras pris dans l'arbre, il se débat, le lion le dévore; c'est l'agonie de la présomption inintelligente et aveugle qui a cru dans ses muscles et dans ses poings; la force pure est vaincue.--Ces trois bas-reliefs sont d'un grand sens. Le dernier est d'un effet terrible. Je ne sais quelle idée effrayante et fatale se dégage, à l'insu peut-être du sculpteur lui-même, de ce sombre poëme. C'est la nature qui se venge de l'homme, la végétation et l'animal qui font cause commune, le chêne qui vient en aide au lion. Malheureusement, archivoltes, bas-reliefs, entablements, impostes, corniches et colonnes, tout ce beau porche est restauré, raclé, rejointoyé et badigeonné avec la propreté la plus déplorable. Comme j'allais sortir de l'hôtel de ville, un homme, vieilli plutôt que vieux, dégradé plutôt que courbé, d'aspect misérable et d'allure orgueilleuse, traversait la cour. Le concierge qui m'avait conduit sur le beffroi me l'a fait remarquer. Cet homme est un poëte, qui vit de ses rentes dans les cabarets et qui fait des épopées. Nom d'ailleurs parfaitement inconnu. Il a fait, m'a dit mon guide, qui l'admirait fort, des épopées contre Napoléon, contre la Révolution de 1830, contre les romantiques, contre les Français, et une autre belle épopée pour inviter l'architecte actuel de Cologne à continuer l'église dans le genre du Panthéon de Paris. Epopées soit. Mais cet homme est d'une saleté rare. Je n'ai vu de ma vie un drôle moins brossé. Je ne crois pas que nous ayons en France rien de comparable à ce poëte-épic. En revanche, quelques instants plus tard, au moment où je traversais je ne sais quelle rue étroite et obscure, un petit vieillard à l'œil vif est sorti brusquement d'une boutique de barbier et est venu à moi en criant: _Monsieur! monsieur! fous Français! oh! les Français! ran! plan! plan! ran! tan! plan! la guerre à toute le monde! Prafes! prafes! Napolion, n'est-ce pas? La guerre à toute l'Europe! Oh! les Français! pien prafes! monsieur! La païonnette au qui à tous ces Priciens! eine ponne quilpite gomme à Iéna! Prafo les Français! ran! plan! plan!_ J'avoue que la harangue m'a plu. La France est grande dans les souvenirs et dans les espérances de ces nobles nations. Toute cette rive du Rhin nous aime,--j'ai presque dit nous attend. Le soir, comme les étoiles s'allumaient, je me suis promené de l'autre côté du fleuve, sur la grève opposée à Cologne. J'avais devant moi toute la ville, dont les pignons sans nombre et les clochers noirs se découpaient avec tous leurs détails sur le ciel blafard du couchant. A ma gauche se levait, comme la géante de Cologne, la haute flèche de Saint-Martin avec ses deux tourelles percées à jour. Presque en face de moi la sombre abside-cathédrale, dressant ses mille clochetons aigus, figurait un hérisson monstrueux, accroupi au bord de l'eau, dont la grue du clocher semblait former la queue et auquel deux réverbères allumés vers le bas de cette masse ténébreuse faisaient des yeux flamboyants. Je n'entendais dans cette ombre que le frissonnement caressant et discret du flot à mes pieds, les pas sourds d'un cheval sur les planches du pont de bateaux, et au loin, dans une forge que j'entrevoyais, la sonnerie éclatante d'un marteau sur une enclume. Aucun autre bruit de la ville ne traversait le Rhin. Quelques vitres scintillaient vaguement, et au-dessous de la forge, fournaise embrasée, point étincelant, pendait et se dispersait dans le fleuve une longue traînée lumineuse, comme si cette poche pleine de feu se vidait dans l'eau. De ce beau et sombre ensemble se dégageait dans ma pensée une mélancolique rêverie. Je me disais:--La cité germaine a disparu, la cité d'Agrippa a disparu, la ville de saint Engelbert est encore debout. Mais combien de temps durera-t-elle? Le temple bâti là-bas par sainte Hélène est tombé il y a mille ans; l'église construite par l'archevêque Anno tombera. Cette ville est usée par son fleuve. Tous les jours quelque vieille pierre, quelque vieux souvenir, quelque vieille coutume s'en détache au frottement de vingt bateaux à vapeur. Une ville n'est pas impunément posée sur la grosse artère de l'Europe. Cologne, quoique moins ancienne que Trèves et Soleure, les deux plus vieilles communes du continent, s'est déjà déformée et transformée trois fois au rapide et violent courant d'idées qui la traverse, remontant et descendant sans cesse des villes de Guillaume le Taciturne aux montagnes de Guillaume Tell, et apportant à Cologne de Mayence les affluents de l'Allemagne, et de Strasbourg les affluents de la France. Voici qu'une quatrième époque climatérique semble se déclarer pour Cologne. L'esprit du _positivisme_ et de l'_utilitarisme_, comme parlent les barbares d'à présent, la pénètre et l'envahit; les nouveautés s'engagent de toutes parts dans le labyrinthe de son antique architecture; les rues neuves font de larges trouées à travers cet entassement gothique; «le bon goût moderne» s'y installe, y bâtit des façades-Rivoli et y jouit bêtement de l'admiration des boutiquiers; il y a des rimeurs ivres qui conseillent à la cité de Conrad le Panthéon de Soufflot. Les tombeaux des archevêques tombent en ruine dans cette cathédrale continuée aujourd'hui par la vanité, non par la foi. Les splendides paysannes vêtues d'écarlate et coiffées d'or et d'argent ont disparu; des grisettes parisiennes se promènent sur le quai; j'ai vu aujourd'hui tomber les dernières briques sèches du cloître roman de Saint-Martin, on va y construire un café-Tortoni; de longues rangées de maisons blanches donnent au féodal et catholique faubourg des Martyrs-de-Thèbes je ne sais quel faux air des Batignolles. Un omnibus passe l'immémorial pont de bateaux et chemine pour six sous d'Agrippina à Tuitium.--Hélas! les vieilles villes s'en vont! LETTRE XI A PROPOS DE LA MAISON IBACH. Philosophie.--Comment les causes se comportent pour produire les effets.--Curiosité du hasard.--Leçons de la Providence.--Chaos d'où se dégage un ordre profond et effrayant.--Rapprochements.--Eclairs inattendus et jaillissants.--Un reproche du roi Charles Ier.--Une question sur Marie de Médicis.--Louis XIV. Grande figure dans une gloire. Andernach. Mon ami! mon ami! ce que font les choses, elles le savent peut-être; mais à coup sûr, et d'autres que moi l'ont dit, les hommes, eux, ne savent ce qu'ils font. Souvent, en confrontant l'histoire avec la nature, au milieu de ces comparaisons éternelles que mon esprit ne peut s'empêcher de faire entre les événements où Dieu se cache et la création où il se montre, j'ai tressailli tout à coup avec une secrète angoisse, et je me suis figuré que les forêts, les lacs, les montagnes, le profond tonnerre des nuées, la fleur qui hoche sa petite tête quand nous passons, l'étoile qui cligne de l'œil dans les fumées de l'horizon, l'océan qui parle et qui gronde et qui semble toujours avertir quelqu'un, étaient des choses clairvoyantes et terribles, pleines de lumière et pleines de science, qui regardaient en pitié se mouvoir à tâtons au milieu d'elles, dans la nuit qui lui est propre, l'homme, cet orgueil auquel l'impuissance lie les bras, cette vanité à laquelle l'ignorance bande les yeux. Rien en moi ne répugne à ce que l'arbre ait la conscience de son fruit; mais, certes, l'homme n'a pas la conscience de sa destinée. La vie et l'intelligence de l'homme sont à la merci de je ne sais quelle machine obscure et divine, appelée par les uns la _providence_, par les autres le _hasard_, qui mêle, combine et décompose tout, qui dérobe ses rouages dans les ténèbres et qui étale ses résultats au grand jour. On croit faire une chose, et l'on en fait une autre. _Urceus exit._ L'histoire est pleine de cela. Quand le mari de Catherine de Médicis et l'amant de Diane de Poitiers se laisse aller à de mystérieuses distractions près de Philippe Duc, la belle fille piémontaise, ce n'est pas seulement Diane d'Angoulême qu'il engendre pour Horace Farnèse, c'est la future réconciliation de celui de ses fils qui sera Henri III avec celui de ses cousins qui sera Henri IV. Quand le duc de Nemours descend au galop les degrés de la Sainte-Chapelle sur son roussin le _Réal_, ce n'est pas seulement la folie des jeux dangereux qu'il met à la mode, c'est la mort du roi de France qu'il prépare. Le 10 juillet 1559, dans les lices de la rue Saint-Antoine, quand Montgommery, ruisselant de sueur sous son vaste panache rouge, assure sa lance en arrêt et pique des deux à l'encontre de ce beau cavalier fleurdelisé applaudi de toutes les dames, il ne se doute pas de toutes les choses prodigieuses qu'il tient dans sa main. Jamais baguette de fée n'aura travaillé comme cette lance. D'un seul coup Montgommery va tuer Henri II, démolir le palais des Tournelles et bâtir la place Royale, c'est-à-dire bouleverser la comédie providentielle, supprimer le personnage et changer le décor. Lorsque Charles II d'Angleterre, après la bataille de Worcester, se cache dans le creux d'un chêne, il croit se cacher, rien de plus; pas du tout, il nomme une constellation, le _Chêne royal_, et il donne à Halley l'occasion de taquiner la renommée de Tycho. Le second mari de madame de Maintenon, en révoquant l'édit de Nantes, et le parlement de 1688, en expulsant Jacques II, ne font autre chose que rendre possible cette étrange bataille d'Almanza où l'on vit face à face, sur le même terrain, l'armée française commandée par un Anglais, le maréchal de Berwick, et l'armée anglaise commandée par un Français, Ruvigny, lord Galloway. Si Louis XIII n'était pas mort le 14 mai 1643, l'idée ne serait pas venue au vieux comte de Fontana d'attaquer Rocroy dans les cinq jours; et un héroïque prince de vingt-deux ans n'aurait pas eu cette magnifique occasion du 19 mai, qui a fait du duc d'Enghien le grand Condé. Et au milieu de tout ce tumulte de faits qui encombrent les chronologies, que d'échos singuliers, que de parallélismes extraordinaires, que de contre-coups formidables! En 1664, après l'offense faite au duc de Créqui son ambassadeur, Louis XIV fait bannir les Corses de Rome; cent quarante ans plus tard, Napoléon Buonaparte exile de France les Bourbons. Que d'ombre! et que d'éclairs dans cette ombre! Vers 1612, lorsque le jeune Henri de Montmorency, alors âgé de dix-sept ans, voyait aller et venir chez son père, parmi les gentilshommes domestiques, apportant l'aiguière et donnant à laver, dans l'humble attitude du service, un pâle et chétif page, le petit de Laubespine de Châteauneuf, qui lui eût dit que ce page, si respectueusement incliné devant lui, deviendrait sous-diacre, que ce sous-diacre deviendrait garde des sceaux, que ce garde des sceaux présiderait par commission le parlement de Toulouse, et que, vingt ans plus tard, ce page-sous-diacre-président demanderait sournoisement des dispenses au pape afin de pouvoir le faire décapiter, lui, le maître de ce drôle, lui Henri II, duc de Montmorency, maréchal de France par le choix de l'épée, pair du royaume par la grâce de Dieu! Quand le président de Thou, dans son livre, fourbissait, aiguisait et remettait si soigneusement à neuf l'édit de Louis XI du 22 décembre 1477, qui eût dit à ce père qu'un jour ce même édit, avec Laubardemont pour manche, serait la hache dont Richelieu trancherait la tête de son fils! Et au milieu de ce chaos il y a des lois. Le chaos n'est que l'apparence, l'ordre est au fond. Après de longs intervalles, les mêmes faits effrayants qui ont déjà fait lever les yeux à nos pères reviennent, comme des comètes, des plus ténébreuses profondeurs de l'histoire. Ce sont toujours les mêmes embûches, toujours les mêmes chutes, toujours les mêmes trahisons, toujours les mêmes naufrages aux mêmes écueils; les noms changent, les choses persistent. Peu de jours avant la Pâque fatale de 1814, l'empereur aurait pu dire à ses treize maréchaux: _Amen dico vobis quia unus vestrûm me traditurus est._--Toujours César adopte Brutus; toujours Charles Ier empêche Cromwell de partir pour la Jamaïque; toujours Louis XVI empêche Mirabeau de s'embarquer pour les Indes; toujours et partout les reines cruelles sont punies par des fils cruels; toujours et partout les reines ingrates sont punies par des fils ingrats. Toute Agrippine engendre le Néron qui la tuera; toute Marie de Médicis enfante le Louis XIII qui la bannira. Et moi-même, ne remarquez-vous pas de quelle façon étrange ma pensée arrive, d'idée en idée et presque à mon insu, à ces deux femmes, à ces deux Italiennes, à ces deux spectres, Agrippine et Marie de Médicis, qui sont les deux spectres de Cologne! Cologne est la ville des reines mères malheureuses. A seize cents ans de distance, la fille de Germanicus, mère de Néron, et la femme de Henri IV, mère de Louis XIII, ont attaché à Cologne leur nom et leur souvenir. De ces deux veuves,--car une orpheline est une veuve,--faites, la première par le poison, la seconde par le poignard, l'une, Marie de Médicis, y est morte; l'autre, Agrippine, y était née. J'ai visité à Cologne la maison qui a vu expirer Marie de France,--maison Ibach, selon les uns, maison Jabach, selon les autres,--et, au lieu de vous dire ce que j'y ai vu, je vous dis ce que j'y ai pensé. Pardonnez-moi, mon ami, de ne pas vous donner cette fois tous les détails locaux que j'aime et qui, selon moi, peignent l'homme, l'expliquent par son enveloppe et font aller l'esprit de l'extérieur à l'intérieur des faits. Cette fois je m'en abstiens. J'ai peur de vous fatiguer avec mes _festons_ et mes _astragales_. La triste reine est morte là le 3 juillet 1642. Elle avait soixante-huit ans. Elle était exilée de France depuis onze ans. Elle avait erré un peu partout, en Flandre, en Angleterre, fort à charge à tous les pays. A Londres, Charles Ier la traita dignement; pendant trois ans qu'elle y passa, il lui donna cent livres sterling par jour. Plus tard, je le dis à regret, Paris rendit à la reine d'Angleterre cette hospitalité que Londres avait donnée à la reine de France. Henriette, fille de Henri IV et veuve de Charles Ier, fut logée au Louvre dans je ne sais quel galetas, où elle restait au lit faute d'un fagot l'hiver, attendant les quelques louis que lui prêtait le coadjuteur. Sa mère, la veuve de Henri IV, finit à Cologne à peu près de la même manière,--dans la misère la plus profonde. A la demande du cardinal-ministre, Charles Ier l'avait renvoyée d'Angleterre. J'en suis fâché pour le royal et mélancolique auteur de l'_Eikon Basilikè_; et je ne comprends pas comment l'homme qui sut rester roi devant Cromwell ne sut pas rester roi devant Richelieu. Du reste, j'insiste sur ce détail plein d'une sombre signification: Marie de Médicis fut suivie de près par Richelieu, qui mourut dans la même année qu'elle, et par Louis XIII, qui mourut l'an d'après. A quoi bon toutes ces haines dénaturées entre ces trois créatures humaines, à quoi bon tant d'intrigues, tant de persécutions, tant de querelles, tant de perfidies, pour mourir tous les trois presque à la même heure?--Dieu sait ce qu'il fait. Il y a un triste doute sur Marie de Médicis. L'ombre que jette Ravaillac m'a toujours paru toucher les plis traînants de sa robe. J'ai toujours été épouvanté de la phrase terrible que le président Hénault, sans intention peut-être, a écrite sur cette reine:--_Elle ne fut pas assez surprise de la mort de Henri IV._ J'avoue que tout ceci me rend plus admirable l'époque claire, loyale et pompeuse de Louis XIV. Les ombres et les obscurités qui tachent le commencement de ce siècle font valoir les splendeurs de la fin. Louis XIV, c'est le pouvoir comme Richelieu, plus la majesté; c'est la grandeur comme Cromwell, plus la sérénité. Louis XIV, ce n'est pas le génie dans le maître; mais c'est le génie autour du maître, ce qui fait le roi moindre peut-être, mais le règne plus grand. Quant à moi qui aime, comme vous le savez, les choses _réussies_ et complètes, sans contester toutes les restrictions qu'il faut admettre, j'ai toujours eu une sympathie profonde pour ce grave et magnifique prince si bien né, si bien venu, si bien entouré, roi dès le berceau et roi dans la tombe; vrai monarque dans la plus haute acception du mot, souverain central de la civilisation, pivot de l'Europe, auquel il fut donné d'user, pour ainsi dire, et de voir tour à tour pendant la durée de son règne paraître, resplendir et disparaître autour de son trône huit papes, cinq sultans, trois empereurs, deux rois d'Espagne, trois rois de Portugal, quatre rois et une reine d'Angleterre, trois rois de Danemark, une reine et deux rois de Suède, quatre rois de Pologne et quatre czars de Moscovie; étoile polaire de tout un siècle qui, pendant soixante-douze ans, en a vu tourner majestueusement autour d'elle toutes les constellations! LETTRE XII A PROPOS DU MUSÉE WALLRAF. Biographie, monographie et épopée du pourboire.--L'estafier.--Le conducteur.--Le postillon.--Le grand drôle.--L'autre drôle.--Le brouetteur.--Celui qui a apporté les effets.--La vieille femme.--Le tableau, le rideau, le bedeau.--L'individu grave et triste.--Le custode.--Le suisse.--Le sacristain.--La face qui apparaît au judas.--Le sonneur.--L'être importun qui vous coudoie.--L'explicateur.--Le baragouin.--La fabrique.--Le jeune gaillard.--Encore le bedeau.--Encore l'estafier.--Le domestique.--Le garçon d'écurie.--Le facteur.--Le gouvernement.--«N'oubliez pas que tout pourboire doit être au moins une pièce d'argent.» Andernach. Outre la cathédrale, l'hôtel de ville et la maison Ibach, j'ai visité, au Schleis Kotten, près de Cologne, les vestiges de l'aqueduc souterrain qui, au temps des Romains, allait de Cologne à Trèves, et dont on trouve encore aujourd'hui les traces dans trente-trois villages. Dans Cologne même, j'ai vu le musée Wallraf. Je serais bien tenté de vous en faire ici l'inventaire, mais je vous épargne. Qu'il vous suffise de savoir que, si je n'y ai pas trouvé, grâce aux déprédations du baron de Hubsch, le chariot de guerre des anciens Germains, la fameuse momie égyptienne et la grande coulevrine de quatre aunes de long, fondue à Cologne en 1400; en revanche j'y ai vu un fort beau sarcophage romain et l'armure de l'évêque Bernard de Galen. On m'a aussi montré une énorme cuirasse qui passe pour avoir appartenu au général de l'Empire Jean de Wert; mais j'ai vainement cherché sa grande épée longue de huit pieds et demi, sa grande pique pareille au pin de Polyphème, et son grand casque homérique que deux hommes, dit-on, avaient peine à soulever. Le plaisir de voir toutes ces choses belles ou curieuses, musées, églises, hôtels de ville, est tempéré, il faut le dire, par la grave importunité du pourboire. Sur les bords du Rhin, comme d'ailleurs dans toutes les contrées très-visitées, le pourboire est un moustique fort importun, lequel revient, à chaque instant et à tout propos, piquer, non votre peau, mais votre bourse. Or la bourse du voyageur, cette bourse précieuse, contient tout pour lui, puisque la sainte hospitalité n'est plus là pour le recevoir au seuil des maisons avec son doux sourire et sa cordialité auguste. Voici à quel degré de puissance les intelligents naturels de ce pays ont élevé le pourboire. J'expose les faits, je n'exagère rien.--Vous entrez dans un lieu quelconque; à la porte de la ville, un estafier s'informe de l'hôtel où vous comptez descendre, vous demande votre passe-port, le prend et le garde. La voiture s'arrête dans la cour de la poste; le conducteur, qui ne vous a pas adressé un regard pendant toute la route, se présente, vous ouvre la portière et vous offre la main d'un air béat. Pourboire. Un moment après, le postillon arrive à son tour, attendu que cela lui est défendu par les règlements de police, et vous adresse une harangue charabia qui veut dire: pourboire. On débâche; un grand drôle prend sur la voiture et dépose à terre votre valise et votre sac de nuit. Pourboire. Un autre drôle met le bagage sur une brouette, vous demande à quel hôtel vous allez, et se met à courir devant vous poussant sa brouette. Arrivés à l'hôtel, l'hôte surgit et entame avec vous ce petit dialogue qu'on devrait écrire dans toutes les langues sur la porte de toutes les auberges.--_Bonjour, monsieur.--Monsieur, je voudrais une chambre.--C'est fort bien, monsieur._ (A LA CANTONNADE:) _Conduisez monsieur au no 4!--Monsieur, je voudrais dîner.--Tout de suite, monsieur_, etc., etc. Vous montez no 4. Votre bagage y est déjà. Un homme apparaît, c'est celui qui l'a brouetté à l'hôtel. Pourboire. Un second arrive; que veut-il? C'est lui qui a apporté vos effets dans la chambre. Vous lui dites: C'est bon, je vous donnerai en partant comme aux autres domestiques.--Monsieur, répond l'homme, je n'appartiens pas à l'hôtel.--Pourboire. Vous sortez. Une église se présente, une belle église. Il faut y entrer. Vous tournez alentour, vous regardez, vous cherchez. Les portes sont fermées. Jésus a dit: _Compelle intrare_; les prêtres devraient tenir les portes ouvertes, mais les bedeaux les ferment pour gagner trente sous. Cependant une vieille femme a vu votre embarras, elle vient à vous et vous désigne une sonnette à côté d'un petit guichet. Vous comprenez, vous sonnez, le guichet s'ouvre, le bedeau se montre; vous demandez à voir l'église, le bedeau prend un trousseau de clefs et se dirige vers le portail. Au moment où vous allez entrer dans l'église, vous vous sentez tirer par la manche; c'est l'obligeante vieille que vous avez oubliée, ingrat, et qui vous a suivi. Pourboire. Vous voilà dans l'église; vous contemplez, vous admirez, vous vous récriez. «Pourquoi ce rideau vert sur ce tableau? Parce que c'est le plus beau de l'église, dit le bedeau.--Bon, reprenez-vous. Ici on cache les beaux tableaux, ailleurs on les montrerait.--De qui est ce tableau?--De Rubens.--Je voudrais le voir.» Le bedeau vous quitte et revient quelques minutes après avec un individu fort grave et fort triste. C'est le custode. Ce brave homme presse un ressort, le rideau s'ouvre, vous voyez le tableau. Le tableau vu, le rideau se referme, et le custode vous fait un salut significatif. Pourboire. En continuant votre promenade dans l'église, toujours remorqué par le bedeau, vous arrivez à la grille du chœur, qui est parfaitement verrouillée, et devant laquelle se tient debout un magnifique personnage splendidement harnaché, c'est le suisse qui a été prévenu de votre passage et qui vous attend. Le chœur est au suisse. Vous en faites le tour. Au moment où vous sortez, votre cicerone empanaché et galonné vous salue majestueusement. Pourboire. Le suisse vous rend au bedeau. Vous passez devant la sacristie. O miracle! elle est ouverte. Vous y entrez. Il y a un sacristain. Le bedeau s'éloigne avec dignité, car il convient de laisser au sacristain sa proie. Le sacristain s'empare de vous, vous montre les ciboires, les chasubles, les vitraux que vous verriez fort bien sans lui, les mitres de l'évêque, et, sous une vitre, dans une boîte garnie de satin blanc fané, quelque squelette de saint habillé en troubadour. La sacristie est vue, reste le sacristain. Pourboire. Le bedeau vous reprend. Voici l'escalier des tours. La vue du haut du grand clocher doit être belle, vous voulez y monter. Le bedeau pousse silencieusement la porte; vous escaladez une trentaine de marches de la vis-de-Saint-Gilles. Puis le passage vous est barré brusquement. C'est une porte fermée. Vous vous retournez. Vous êtes seul. Le bedeau n'est plus là. Vous frappez. Une face apparaît à un judas. C'est le sonneur. Il ouvre et il vous dit: _Montez, monsieur_. Pourboire. Vous montez, le sonneur ne vous suit pas; tant mieux, pensez-vous; vous respirez, vous jouissez d'être seul, vous parvenez ainsi gaiement à la ligule plate-forme de la tour. Là, vous regardez, vous allez et venez, le ciel est bleu, le paysage est superbe, l'horizon est immense. Tout à coup vous vous apercevez que depuis quelques instants un être importun vous suit et vous coudoie et vous bourdonne aux oreilles des choses obscures. Ceci est l'explicateur juré et privilégié, chargé de commenter aux étrangers les magnificences du clocher, de l'église et du paysage. Cet homme-là est d'ordinaire un bègue. Quelquefois il est bègue et sourd. Vous ne l'écoutez pas, vous le laissez baragouiner tout à son aise, et vous l'oubliez en contemplant l'énorme croupe de l'église, d'où les arcs-boutants sortent comme des côtes disséquées, les mille détails de la flèche de pierre, les toits, les rues, les pignons, les routes qui s'enfuient dans tous les sens comme les rayons d'une roue dont l'horizon est la jante et dont la ville est le moyeu, les plaines, les arbres, les rivières, les collines. Quand vous avez bien tout vu, vous songez à redescendre, vous vous dirigez vers la tourelle de l'escalier. L'homme se dresse devant vous. Pourboire. «C'est fort bien, monsieur, vous dit-il en empochant; maintenant voulez-vous me donner pour moi?--Comment! et ce que je viens de vous donner?--C'est pour la fabrique, monsieur, à laquelle je redois deux francs par personne; mais à présent, monsieur comprend bien qu'il me faut quelque petite chose pour moi.» Pourboire. Vous redescendez. Tout à coup une trappe s'ouvre à côté de vous. C'est la cage des cloches. Il faut bien voir les cloches de ce beau clocher. Un jeune gaillard vous les montre et vous les nomme. Pourboire. Au bas du clocher vous retrouvez le bedeau, qui vous a attendu patiemment et qui vous reconduit avec respect jusqu'au seuil de l'église. Pourboire. Vous rentrez à votre hôtel, et vous vous gardez bien de demander votre chemin à quelque passant, car le pourboire saisirait cette occasion. A peine avez-vous mis le pied dans l'auberge, que vous voyez venir à vous d'un air amical une figure qui vous est tout à fait inconnue. C'est l'estafier qui vous rapporte votre passe-port. Pourboire. Vous dînez, l'heure du départ arrive, le domestique vous apporte la carte à payer. Pourboire. Un garçon d'écurie porte votre bagage à la diligence ou à la schnellposte. Pourboire. Un facteur le hisse sur l'impériale. Pourboire. Vous montez en voiture, on part, la nuit tombe; vous recommencerez demain. Récapitulons: pourboire au conducteur, pourboire au postillon, pourboire au débâcheur, pourboire au brouetteur, pourboire à l'homme _qui n'est pas de l'hôtel_, pourboire à la vieille femme, pourboire à Rubens, pourboire au suisse, pourboire au sacristain, pourboire au sonneur, pourboire au baragouineur, pourboire à la fabrique, pourboire au sous-sonneur, pourboire au bedeau, pourboire à l'estafier, pourboire aux domestiques, pourboire au garçon d'écurie, pourboire au facteur: voilà dix-huit pourboires dans une journée. Otez l'église, qui est fort chère, il en reste neuf. Maintenant calculez tous ces pourboires d'après un minimum de cinquante centimes et un maximum de deux francs, qui est quelquefois obligatoire[4], et vous aurez une somme assez inquiétante. N'oubliez pas que tout pourboire doit être une pièce d'argent. Les sous et la monnaie de cuivre sont copeaux et balayures que le dernier goujat regarde avec un inexprimable dédain. [4] A Aix-la-Chapelle, pour voir les reliques, le pourboire à la fabrique est fixé à un thaler, 3 fr. 75 c. Pour ces peuples ingénieux, le voyageur n'est qu'un sac d'écus qu'il s'agit de désenfler le plus vite possible. Chacun s'y acharne de son côté. Le gouvernement lui-même s'en mêle quelquefois; il vous prend votre malle et votre portemanteau, les charge sur ses épaules et vous tend la main. Dans les grandes villes, les porteurs de bagages redoivent au trésor royal douze sous et deux liards par voyageur. Je n'étais pas depuis un quart d'heure à Aix-la-Chapelle que j'avais déjà donné pour boire au roi de Prusse. LETTRE XIII ANDERNACH. Le voyageur se met à la fenêtre.--Il caractérise d'un mot profond la magnifique architecture de la barrière du Trône à Paris.--A quoi bon avoir été l'empereur Valentinien.--Quand on rencontre un bossu souriant, faut-il dire _quoique_ ou _parce que_?--Un rêve trouvé en marchant la nuit dans les champs.--Paysages qui se déforment au crépuscule.--La pleine lune. Qu'est-ce qu'on voit donc là-bas?--Le bloc mystérieux au haut de la colline.--Le voyageur y va.--Ce que c'était.--Le voyageur frappe à la porte.--S'il y a quelqu'un, il ne répond pas.--_L'armée de Sambre-et-Meuse à son général._--Hoche, Marceau, Bonaparte.--Dans quelle chambre le voyageur entre.--Ce que lui montre le clair de lune.--Il regarde dans le trou où pend un bout de corde.--Ce qu'il croit entendre dire à une voix.--Il retourne à Andernach.--Le voyageur déclare que les touristes sont des niais.--Les beautés d'Andernach révélées.--L'église byzantine.--Attention que prêtaient à un verset de Job quatre enfants et un lapin.--L'église gothique.--Ce que les chevaux prussiens demandent à la sainte Vierge.--La tour vedette.--L'auteur dit quelques paroles aimables à une fée. Andernach. Je vous écris encore d'Andernach, sur les bords du Rhin, où je suis débarqué il y a trois jours. Andernach est un ancien municipe romain remplacé par une commune gothique qui existe encore. Le paysage de ma fenêtre est ravissant. J'ai devant moi, au pied d'une haute colline qui me laisse à peine voir une étroite tranche de ciel, une belle tour du treizième siècle, du faîte de laquelle s'élance, complication charmante que je n'ai vue qu'ici, une autre tour plus petite, octogone, à huit frontons, couronnée d'un toit conique; à ma droite le Rhin et le joli village blanc de Leutersdorf, entrevu parmi les arbres; à ma gauche les quatre clochers byzantins d'une magnifique église du onzième siècle, deux au portail, deux à l'abside. Les deux gros clochers du portail sont d'un profil cahoté, étrange, mais grand; ce sont des tours carrées surmontées de quatre pignons aigus, triangulaires, portant dans leurs intervalles quatre losanges ardoisés qui se rejoignent par leurs sommets et forment la pointe de l'aiguille. Sous ma fenêtre jasent en parfaite intelligence des poules, des enfants et des canards. Au fond, là-bas, des paysans grimpent dans les vignes.--Au reste, il paraît que ce tableau n'a point paru suffisant à l'homme de goût qui a décoré la chambre où j'habite; à côté de ma croisée il en a cloué un autre, comme pendant sans doute: c'est une image représentant deux grands chandeliers posés à terre avec cette inscription: _Vue de Paris_. A force de me creuser la tête, j'ai découvert qu'en effet c'était une vue de la barrière du Trône.--La chose est ressemblante. Le jour de mon arrivée j'ai visité l'église, belle à l'intérieur, mais hideusement badigeonnée. L'empereur Valentinien et un enfant de Frédéric Barberousse ont été enterrés là. Il n'en reste aucun vestige. Un beau Christ au tombeau en ronde-bosse, figure de grandeur naturelle, du quinzième siècle; un chevalier du seizième en demi-relief, adossé au mur; dans un grenier, un tas de figurines coloriées, en albâtre gris, débris d'un mausolée quelconque, mais admirable, de la renaissance: c'est là tout ce qu'un sonneur bossu et souriant a pu me faire voir pour le petit morceau de cuivre argenté qui représente ici trente sous. Maintenant il faut que je vous raconte une chose réelle, une rencontre plutôt qu'une aventure, qui a laissé dans mon esprit l'impression voilée et sombre d'un rêve. En sortant de l'église, qui s'ouvre presque sur la campagne, j'ai fait le tour de la ville. Le soleil venait de se coucher derrière la haute colline cultivée et boisée qui a été un monceau de lave dans les temps antérieurs à l'histoire, et qui est aujourd'hui une carrière de basalte meulière, qui dominait Artonacum il y a deux mille ans, et qui domine aujourd'hui Andernach, qui a vu s'effacer successivement la citadelle du préfet romain, le palais des rois d'Austrasie, des fenêtres duquel ces princes des époques naïves pêchaient des carpes dans le Rhin, la tombe impériale de Valentinien, l'abbaye des filles nobles de Saint-Thomas, et qui voit crouler maintenant pierre à pierre les vieilles murailles de la ville féodale des électeurs de Trèves. J'ai suivi le fossé qui longe ces murailles, où des masures de paysans s'adossent familièrement aujourd'hui, et qui ne servent plus qu'à abriter contre les vents du nord des carrés de choux et de laitues. La noble cité démantelée a encore ses quatorze tours rondes ou carrées, mais converties en pauvres logis de jardiniers; les marmots demi-nus s'asseyent pour jouer sur les pierres tombées, et les jeunes filles se mettent à la fenêtre et jasent de leurs amours dans les embrasures des catapultes. Le châtelet formidable qui défendait Andernach au levant n'est plus qu'une grande ruine ouvrant mélancoliquement à tous les rayons de soleil ou de lune les baies de ses croisées défoncées, et la cour d'armes de ce logis de guerre est envahie par un beau gazon vert, où les femmes de la ville font blanchir l'été la toile qu'elles ont filée l'hiver. Après avoir laissé derrière moi la grande porte ogive d'Andernach, toute criblée de trous de mitraille noircis par le temps, je me suis trouvé au bord du Rhin. Le sable fin coupé de petites pelouses m'invitait, et je me suis mis à remonter lentement la rive vers les collines lointaines de la Sayn. La soirée était d'une douceur charmante; la nature se calmait au moment de s'endormir. Des bergeronnettes venaient boire dans le fleuve et s'enfuyaient dans les oseraies; je voyais au-dessus des champs de tabac passer dans d'étroits sentiers des chariots attelés de bœufs et chargés de ce tuf basaltique dont la Hollande construit ses digues. Près de moi était amarré un bateau ponté de Leutersdorf, portant à sa proue cet austère et doux mot: _Pius_. De l'autre côté du Rhin, au pied d'une longue et sombre colline, treize chevaux remorquaient lentement un autre bateau, qui les aidait de ses deux grandes voiles triangulaires enflées au vent du soir. Le pas mesuré de l'attelage, le bruit des grelots et le claquement des fouets venaient jusqu'à moi. Une ville blanche se perdait au loin dans la brume; et tout au fond, vers l'orient, à l'extrême bord de l'horizon, la pleine lune, rouge et ronde comme un œil de cyclope, apparaissait entre deux paupières de nuages au front du ciel. Combien de temps ai-je marché ainsi, absorbé dans la rêverie de toute la nature? Je l'ignore. Mais la nuit était tout à fait tombée, la campagne était tout à fait déserte, la lune éclatante touchait presque au zénith quand je me suis, pour ainsi dire, réveillé au pied d'une éminence couronnée à son sommet d'un petit bloc obscur, autour duquel se profilaient des lignes noires imitant, les unes des potences, les autres des mâts avec leurs vergues transversales. Je suis monté jusque-là en enjambant des gerbes de grosses fèves fraîchement coupées. Ce bloc, posé sur un massif circulaire en maçonnerie, c'était un tombeau enveloppé d'un échafaudage. Pour qui ce tombeau? Pourquoi cet échafaudage? Dans le massif de maçonnerie était pratiquée une porte cintrée et basse grossièrement fermée par un assemblage de planches. J'y ai frappé du bout de ma canne; l'habitant endormi ne m'a pas répondu. Alors, par une rampe douce tapissée d'un gazon épais et semée de fleurs bleues que la pleine lune semblait avoir fait ouvrir, je suis monté sur le massif circulaire et j'ai regardé le tombeau. Un grand obélisque tronqué, posé sur un énorme dé figurant un sarcophage romain, le tout, obélisque et dé, en granit bleuâtre; autour du monument et jusqu'à son faîte, une grêle charpente traversée par une longue échelle; les quatre faces du dé crevées et ouvertes comme si l'on en avait arraché quatre bas-reliefs; çà et là, à mes pieds, sur la plate-forme circulaire, des lames de granit bleu brisées, des fragments de corniches, des débris d'entablement, voilà ce que la lune me montrait. J'ai fait le tour du tombeau, cherchant le nom du mort. Sur les trois premières façades il n'y avait rien; sur la quatrième j'ai vu cette dédicace en lettres de cuivre qui étincelaient: _L'armée de Sambre-et-Meuse à son général en chef_; et au-dessous de ces deux lignes le clair de la lune m'a permis de lire ce nom, plutôt indiqué qu'écrit: HOCHE. Les lettres avaient été arrachées, mais elles avaient laissé leur vague empreinte sur le granit. Ce nom, dans ce lieu, à cette heure, vu à cette clarté, m'a causé une impression profonde et inexprimable. J'ai toujours aimé Hoche. Hoche était, comme Marceau, un de ces jeunes grands hommes ébauchés par lesquels la Providence, qui voulait que la révolution vainquît et que la France dominât, préludait à Bonaparte; essais à moitié réussis, épreuves incomplètes que le destin brisa sitôt qu'il eut une fois tiré de l'ombre le profil achevé et sévère de l'homme définitif. C'est donc là, pensais-je, que Hoche est mort!--Et la date héroïque du 18 avril 1797 me revenait à l'esprit. J'ignorais où j'étais. J'ai promené mon regard autour de moi. Au nord, j'avais une vaste plaine; au sud, à une portée de fusil, le Rhin; et à mes pieds, au bas du monticule qui était comme la base de ce tombeau, un village à l'entrée duquel se dressait une vieille tour carrée. En ce moment un homme traversait un champ à quelques pas du monument; je lui ai demandé au hasard en français le nom de ce village. L'homme,--un vieux soldat peut-être, car la guerre, autant que la civilisation, a appris notre langue à toutes les nations du monde,--l'homme m'a crié: «Weiss Thurm,» puis a disparu derrière une haie. Ces deux mots _Weiss Thurm_ signifient _tour blanche_; je me suis rappelé la _Turris Alba_ des Romains. Hoche est mort dans un lieu illustre. C'est là, à ce même endroit, qu'il y a deux mille ans César a passé le Rhin pour la première fois. Que veut cet échafaudage à ce monument? Le restaure-t-on? le dégrade-t-on? Je ne sais. J'ai escaladé le soubassement, et, en me tenant aux charpentes, par une des quatre ouvertures pratiquées dans le dé, j'ai regardé dans le tombeau. C'était une petite chambre quadrangulaire, nue, sinistre et froide. Un rayon de la lune entrant par une des crevasses y dessinait dans l'ombre une forme blanche, droite et debout contre le mur. Je suis entré dans cette chambre par l'étroite meurtrière, en baissant la tête et en me traînant sur les genoux. Là, j'ai vu au centre du pavé un trou rond, béant, plein de ténèbres. C'est par ce trou sans doute qu'on avait autrefois descendu le cercueil dans le caveau inférieur. Une corde y pendait et s'y perdait dans la nuit. Je me suis approché. J'ai hasardé mon regard dans ce trou, dans cette ombre, dans ce caveau; j'ai cherché le cercueil; je n'ai rien vu. A peine ai-je distingué le vague contour d'une sorte d'alcôve funèbre, taillée dans la voûte, qui se dessinait dans la pénombre. Je suis resté là longtemps, l'œil et l'esprit vainement plongés dans ce double mystère de la mort et de la nuit. Une sorte d'haleine glacée sortait du trou du caveau comme d'une bouche ouverte. Je ne pourrais dire ce qui se passait en moi. Cette tombe si brusquement rencontrée, ce grand nom inattendu, cette chambre lugubre, ce caveau habité ou vide, cet échafaudage que j'entrevoyais par la brèche du monument, cette solitude et cette lune enveloppant ce sépulcre, toutes ces idées se présentaient à la fois à ma pensée et la remplissaient d'ombres. Une profonde pitié me serrait le cœur. Voilà donc ce que deviennent les morts illustres exilés ou oubliés chez l'étranger! Ce trophée funèbre élevé par toute une armée est à la merci du passant. Le général français dort loin de son pays dans un champ de fèves, et des maçons prussiens font ce que bon leur semble à son tombeau. Il me semblait entendre sortir de cet amas de pierres une voix qui disait: _Il faut que la France reprenne le Rhin_. Une demi-heure après, j'étais sur la route d'Andernach, dont je ne m'étais éloigné que de cinq quarts de lieue. * * * * * Je ne comprends rien aux «touristes.» Ceci est un endroit admirable. Je viens de parcourir le pays, qui est superbe. Du haut des collines la vue embrasse un cirque de géants, du Siebengebürge aux crêtes d'Ehrenbreistein. Ici, il n'y a pas une pierre des édifices qui ne soit un souvenir, pas un détail de paysage qui ne soit une grâce. Les habitants ont ce visage affectueux et bon qui réjouit l'étranger. L'auberge (l'_Hôtel-de-l'Empereur_) est excellente entre les meilleures d'Allemagne. Andernach est une ville charmante; eh bien, Andernach est une ville déserte, personne n'y vient.--On va où est la cohue, à Coblenz, à Bade, à Mannheim; on ne vient pas où est l'histoire, où est la nature, où est la poésie, à Andernach. Je suis retourné une seconde fois à l'église. L'ornementation byzantine des clochers est d'une richesse rare et d'un goût à la fois sauvage et exquis. Le portail méridional a des chapiteaux étranges et une grosse nervure-archivolte profondément fouillée. Le tympan à angle obtus porte une peinture byzantine du Crucifiement encore parfaitement visible et distincte. Sur la façade, à côté de la porte-ogive, un bas-relief peint, qui est de la renaissance, représente Jésus à genoux, les bras effarés, dans l'attitude de l'épouvante. Autour de lui tourbillonnent et se mêlent, comme dans un songe affreux, toutes les choses terribles dont va se composer sa passion, le manteau dérisoire, le sceptre de roseau, la couronne à fleurons épineux, les verges, les tenailles, le marteau, les clous, l'échelle, la lance, l'éponge de fiel, le profil sinistre du mauvais larron, le masque livide de Judas, la bourse au cou; enfin, devant les yeux du divin maître, la croix, et entre les bras de la croix, comme la suprême torture, comme la douleur la plus poignante entre toutes les douleurs, une petite colonne au haut de laquelle se dresse le coq qui chante, c'est-à-dire l'ingratitude et l'abandon d'un ami. Ce dernier détail est admirablement beau. Il y a là toute la grande théorie de la souffrance morale, pire que la souffrance physique. L'ombre gigantesque des deux gros clochers se répand sur cette sombre élégie. Autour du bas-relief, le sculpteur a gravé une légende que j'ai copiée: (sic) [Illustration] _O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor similis sicut dolor meus._ 1538. Devant cette sévère façade, à quelques pas de cette double lamentation de Job et de Jésus, de charmants petits enfants, gais et roses, s'ébattaient sur une pelouse verte et faisaient brouter, avec de grands cris, un pauvre lapin tout ensemble apprivoisé et effarouché. Personne autre _ne passait par le chemin_. Il y a une seconde belle église dans Andernach. Celle-ci est gothique. C'est une nef du quatorzième siècle, aujourd'hui transformée en écurie de caserne et gardée par des cavaliers prussiens, le sabre au poing. Par la porte entr'ouverte on aperçoit une longue file de croupes de chevaux qui se perd dans l'ombre des chapelles. Au-dessus du portail on lit: _Sancta Maria, ora pro nobis._ Ce sont à présent les chevaux qui disent cela. J'aurais voulu monter dans la curieuse tour que je vois de ma croisée, et qui est, selon toute apparence, l'ancienne vedette de la ville; mais l'escalier en est rompu et les voûtes en sont effondrées. Il m'a fallu y renoncer. Du reste, la magnifique masure a tant de fleurs, de si charmantes fleurs, des fleurs disposées avec tant de goût et entretenues avec tant de soin à toutes les fenêtres, qu'on la croirait habitée. Elle est habitée en effet, habitée par la plus coquette et la plus farouche à la fois des habitantes, par cette douce fée invisible qui se loge dans toutes les ruines, qui les prend pour elle et pour elle seule, qui en défonce tous les étages, tous les plafonds, tous les escaliers, afin que le pas de l'homme n'y trouble pas les nids des oiseaux, et qui met à toutes les croisées et devant toutes les portes des pots de fleurs qu'elle sait faire, en fée qu'elle est, avec toute vieille pierre creusée par la pluie ou ébréchée par le temps. LETTRE XIV LE RHIN. Diverses déclarations d'amour à différentes choses de la création.--L'auteur cite Boileau.--Groupe de tous les fleuves.--Histoire.--Les volcans.--Les Celtes.--Les Romains.--Les colonies romaines.--Quelles ruines il y avait sur le Rhin il y a douze cents ans.--Charlemagne.--Fin du Rhin historique.--Commencement du Rhin fabuleux.--Mythologie gothique.--Fourmillement des légendes.--Le hideux et le charmant mêlés sous mille formes dans une lueur fantastique.--Dénombrement des figures chimériques.--Les fables pâlissent; le jour se fait; l'histoire reparaît.--Ce que font quatre hommes assis sur une pierre.--Rhens.--Triple naissance de trois grandes choses presque au même lieu et au même moment.--Le Rhin religieux et militaire.--Les princes ecclésiastiques composés des mêmes éléments que le pape.--Qui se développe empiète.--Les comtes palatins protestent par le moyen des comtesses palatines.--Etablissements des ordres de chevalerie.--Naissances des villes marchandes.--Brigands gigantesques du Rhin.--Les Burgraves.--Ce que font pendant ce temps-là les choses invisibles.--Jean Huss.--Doucin.--Un fait naît à Nuremberg.--Un autre fait naît à Strasbourg.--La face du monde va changer.--Hymne au Rhin.--Ce que le Rhin était pour Homère,--pour Virgile,--pour Shakspeare.--Ce qu'il est pour nous.--A qui il est.--Souvenirs historiques.--Pépin le Bref.--L'empire de Charlemagne comparé à l'empire de Napoléon.--Explication de la façon dont s'est disloqué, de siècle en siècle et lambeau par lambeau, l'empire de Charlemagne.--Comment Napoléon disposa le Rhin dans la partie qu'il jouait.--Récapitulation.--Les quatre phases du Rhin.--Le Rhin symbolique.--A quel grand fait il ressemble. Saint-Goar, 17 août. Vous savez, je vous l'ai dit souvent, j'aime les fleuves. Les fleuves charrient les idées aussi bien que les marchandises. Tout a son rôle magnifique dans la création. Les fleuves, comme d'immenses clairons, chantent à l'océan la beauté de la terre, la culture des champs, la splendeur des villes et la gloire des hommes. Et, je vous l'ai dit aussi, entre tous les fleuves, j'aime le Rhin. La première fois que j'ai vu le Rhin, c'était il y a un an, à Kehl, en passant le pont de bateaux. La nuit tombait, la voiture allait au pas. Je me souviens que j'éprouvai alors un certain respect en traversant le vieux fleuve. J'avais envie de le voir depuis longtemps. Ce n'est jamais sans émotion que j'entre en communication, j'ai presque dit en communion, avec ces grandes choses de la nature qui sont aussi de grandes choses dans l'histoire. Ajoutez à cela que les objets les plus disparates me présentent, je ne sais pourquoi, des affinités et des harmonies étranges. Vous souvenez-vous, mon ami, du Rhône à la Valserine?--nous l'avons vu ensemble en 1825, dans ce doux voyage de Suisse qui est un des souvenirs lumineux de ma vie. Nous avions alors vingt ans!--Vous rappelez-vous avec quel cri de rage, avec quel rugissement féroce le Rhône se précipitait dans le gouffre, pendant que le frêle pont de bois tremblait sous nos pieds? Eh bien, depuis ce temps-là, le Rhône éveillait dans mon esprit l'idée du tigre, le Rhin y éveillait l'idée du lion. Ce soir-là, quand je vis le Rhin pour la première fois, cette idée ne se dérangea pas. Je contemplai longtemps ce fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur, sauvage, mais majestueux. Il était enflé et magnifique au moment où je le traversais. Il essuyait aux bateaux du pont sa crinière fauve, sa _barbe limoneuse_, comme dit Boileau. Ses deux rives se perdaient dans le crépuscule. Son bruit était un rugissement puissant et paisible. Je lui trouvais quelque chose de la grande mer. Oui, mon ami, c'est un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne d'être à la fois français et allemand. Il y a toute l'histoire de l'Europe, considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l'Allemagne. Le Rhin réunit tout. Le Rhin est rapide comme le Rhône, large comme la Loire, encaissé comme la Meuse, tortueux comme la Seine, limpide et vert comme la Somme, historique comme le Tibre, royal comme le Danube, mystérieux comme le Nil, pailleté d'or comme un fleuve d'Amérique, couvert de fables et de fantômes comme un fleuve d'Asie. Avant que l'histoire écrivît, avant que l'homme existât peut-être, où est le Rhin aujourd'hui fumait et flamboyait une double chaîne de volcans qui se sont éteints en laissant sur le sol deux tas de laves et de basaltes disposés parallèlement comme deux longues murailles. A la même époque, les cristallisations gigantesques qui sont les montagnes primitives s'achevaient, les alluvions énormes qui sont les montagnes secondaires se desséchaient, l'effrayant monceau que nous appelons aujourd'hui les Alpes se refroidissait lentement, les neiges s'y accumulaient; deux grands écoulements de ces neiges se répandirent sur la terre: l'un, l'écoulement du versant septentrional, traversa les plaines, rencontra la double tranchée des volcans éteints et s'en alla par là à l'Océan; l'autre, l'écoulement du versant occidental, tomba de montagne en montagne, côtoya cet autre bloc de volcans expirés que nous nommons l'Ardèche, et se perdit dans la Méditerranée. Le premier de ces écoulements, c'est le Rhin; le second, c'est le Rhône. Les premiers hommes que l'histoire voit poindre sur les bords du Rhin, c'est cette grande famille de peuples à demi sauvages qui s'appelaient _Celtes_, et que Rome appela _Gaulois_; _qui ipsorum lingua_ CELTÆ, _nostra vero_ GALLI _vocantur_, dit César. Les Rauraques s'établirent plus près de la source, les Argentoraques et les Moguntiens plus près de l'embouchure. Puis, quand l'heure fut venue, Rome apparut: César passa le Rhin; Drusus édifia ses cinquante citadelles; le consul Munatius Plancus commença une ville sur la croupe septentrionale du Jura; Martius-Vipsanius Agrippa bâtit un fort devant le dégorgement du Mein, puis il établit une colonie vis-à-vis de Tuitium: le sénateur Antoine fonda sous Néron un municipe près de la mer batave; et tout le Rhin fut sous la main de Rome. Quand la vingt-deuxième légion, qui avait campé sous les oliviers mêmes où agonisa Jésus-Christ, revint du siége de Jérusalem, Titus l'envoya sur le Rhin. La légion romaine continua l'œuvre de Martius Agrippa; une ville semblait nécessaire aux conquérants pour lier le Mélibocus au Taunus; et Moguntiacum, ébauchée par Martius, fut construite par la légion, puis agrandie ensuite par Trajan et embellie par Adrien.--Chose frappante et qu'il faut noter en passant!--Cette vingt-deuxième légion avait amené avec elle Crescentius, qui le premier porta la parole du Christ dans le Rhingau et y fonda la religion nouvelle. Dieu voulait que ces mêmes hommes aveugles qui avaient renversé la dernière pierre du temple sur le Jourdain, en reposassent la première pierre sur le Rhin.--Après Trajan et Adrien, vint Julien, qui dressa une forteresse sur le confluent du Rhin et de la Moselle; après Julien, Valentinien, qui érigea des châteaux sur les deux volcans éteints que nous nommons le Lowemberg et le Stromberg; et ainsi se trouva nouée et consolidée en peu de siècles, comme une chaîne rivée sur le fleuve, cette longue et robuste ligne de colonies romaines, Vinicella, Altavilla, Lorca, Trajani castrum, Versalia, Mola Romanorum, Turris Alba, Victoria, Rodobriga, Antoniacum, Sentiacum, Rigodulum, Rigomagum, Tulpetum, Broïlum, qui part de la Cornu Romanorum au lac de Constance, descend le Rhin en s'appuyant sur Augusta, qui est Bâle; sur Argentina, qui est Strasbourg; sur Moguntiacum, qui est Mayence; sur Confluentia, qui est Coblenz; sur Colonia Agrippina, qui est Cologne; et va se rattacher, près de l'Océan, à Trajectum-ad-Mosam, qui est Maëstricht, et à Trajectum-ad-Rhenum, qui est Utrecht. Dès lors le Rhin fut romain. Il ne fut plus que le fleuve arrosant la province helvétique ultérieure, la première et la seconde Germanie, la première Belgique et la province batave. Le Gaulois chevelu du Nord, que venait voir par curiosité au troisième siècle le Gaulois à toge de Milan et le Gaulois à braies de Lyon, le Gaulois chevelu fut dompté. Les châteaux romains de la rive gauche tinrent en respect la rive droite, et le légionnaire vêtu de drap de Trèves, armé d'une pertuisane de Tongres, n'eut plus qu'à surveiller du haut des rochers le vieux chariot de guerre des Germains, massive tour roulante, aux roues armées de faux, au timon hérissé de piques, traînée par des bœufs, crénelée pour dix archers, qui se hasardait quelquefois de l'autre côté du Rhin jusque sous la baliste des forteresses de Drusus. Cet effrayant passage des hommes du nord aux régions du midi qui se renouvelle fatalement à de certaines époques climatériques de la vie des nations et qu'on appelle l'Invasion des Barbares, vint submerger Rome quand fut arrivé l'instant où Rome devait se transformer. La barrière granitique et militaire des citadelles du Rhin fut écrasée par ce débordement, et il y eut un moment vers le sixième siècle où les crêtes du Rhin furent couronnées de ruines romaines comme elles le sont aujourd'hui de ruines féodales. Charlemagne restaura ces décombres, refit ces forteresses, les opposa aux vieilles hordes germaines renaissantes sous d'autres noms, aux Boëmans, aux Abodrites, aux Welebates, aux Sarabes; bâtit à Mayence, où fut enterrée sa femme Fastrada, un pont à piles de pierre dont on voit encore, dit-on, les ruines sous l'eau; releva l'aqueduc de Bonn; répara les voies romaines de Victoria, aujourd'hui Neuwied; de Bacchiara, aujourd'hui Bacharach; de Vinicella, aujourd'hui Winkel; et de Thronus-Bacchi, aujourd'hui Trarbach; et se construisit à lui-même, des débris d'un bain de Julien, un palais, le Saal, à Nieder-Ingelheim. Mais, malgré tout son génie et toute sa volonté, Charlemagne ne fit que galvaniser des ossements. La vieille Rome était morte. La physionomie du Rhin était changée. Déjà, comme je l'ai indiqué plus haut, sous la domination romaine, un germe inaperçu avait été déposé dans le Rhingau. Le christianisme, cet aigle divin qui commençait à déployer ses ailes, avait pondu dans ces rochers son œuf qui contenait un monde. A l'exemple de Crescentius, qui, dès l'an 70, évangélisait le Taunus, saint Apollinaire avait visité Rigomagum; saint Goar avait prêché à Bacchiara; saint Martin, évêque de Tours, avait catéchisé Confluentia; saint Materne, avant d'aller à Tongres, avait habité Cologne; saint Eucharius s'était bâti un ermitage dans les bois près de Trèves, et, dans les mêmes forêts, saint Gézélin, debout pendant trois ans sur une colonne, avait lutté corps à corps avec une statue de Diane qu'il avait fini par faire crouler, pour ainsi dire, en la regardant. A Trèves même beaucoup de chrétiens obscurs étaient morts de la mort des martyrs dans la cour du palais des préfets de la Gaule, et l'on avait jeté leur cendre au vent; mais cette cendre était une semence. La graine était dans le sillon; mais, tant que dura le passage des Barbares, rien ne leva. Bien au contraire, il se fit un écroulement profond où la civilisation sembla tomber; la chaîne des traditions certaines se rompit; l'histoire parut s'effacer; les hommes et les événements de cette sombre époque traversèrent le Rhin comme des ombres, jetant à peine au fleuve un reflet fantastique, évanoui aussitôt qu'aperçu. De là, pour le Rhin, après une période historique, une période merveilleuse. L'imagination de l'homme, pas plus que la nature, n'accepte le vide. Où se tait le bruit humain la nature fait jaser les nids d'oiseaux, chuchoter les feuilles d'arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique l'imagination fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence. Les fables végètent, croissent, s'entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l'histoire écroulée, comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d'un palais en ruine. La civilisation est comme le soleil, elle a ses nuits et ses jours, ses plénitudes et ses éclipses; elle disparaît et reparaît. Dès qu'une aube de civilisation renaissante commença à poindre sur le Taunus, il y eut sur les bords du Rhin un adorable gazouillement de légendes et de fabliaux; dans toutes les parties éclairées par ce rayon lointain, mille figures surnaturelles et charmantes resplendirent tout à coup, tandis que dans les parties sombres les formes hideuses et d'effrayants fantômes s'agitaient. Alors, pendant que se bâtissaient, avec de belles basaltes neuves, à côté des décombres romains, aujourd'hui effacés, les châteaux saxons et gothiques, aujourd'hui démantelés, toute une population d'êtres imaginaires, en communication directe avec les belles filles et les beaux chevaliers, se répandit dans le Rhingau: les oréades, qui prirent les bois; les ondins, qui prirent les eaux; les gnomes, qui prirent le dedans de la terre; l'esprit des rochers; le frappeur; le chasseur noir, traversant les halliers monté sur un grand cerf à seize andouillers; la pucelle du marais noir; les six pucelles du marais rouge; Wodan, le dieu à dix mains; les douze hommes noirs; l'étourneau qui proposait des énigmes; le corbeau qui croassait sa chanson; la pie qui racontait l'histoire de sa grand'mère; les marmousets du Zeitelmoos; Everard le Barbu, qui conseillait les princes égarés à la chasse; Sigefroi le Cornu, qui assommait les dragons dans les antres. Le diable posa sa pierre à Teufelstein et son échelle à Teufelsleiter; il osa même aller prêcher publiquement à Gernsbach près de la forêt Noire; mais heureusement Dieu dressa de l'autre côté du fleuve, en face de la Chaire-du-Diable, la Chaire-de-l'Ange. Pendant que les Sept-Montagnes, ce vaste cratère éteint, se remplissaient de monstres, d'hydres et de spectres gigantesques, à l'autre extrémité de la chaîne, à l'entrée du Rhingau, l'âpre vent de la Wisper apportait jusqu'à Bingen des nuées de vieilles fées petites comme des sauterelles. La mythologie se greffa dans ces vallées sur la légende des saints et y produisit des résultats étranges, bizarres fleurs de l'imagination humaine. Le Drachenfels eut, sous d'autres noms, sa Tarasque et sa Sainte-Marthe; la double fable d'Echo et d'Hylas s'installa dans le redoutable Rocher de Lurley; la pucelle-serpent rampa dans les souterrains d'Augst; Hatto, le mauvais évêque, fut mangé dans sa tour par ses sujets changés en rats; les sept sœurs moqueuses de Schœnberg furent métamorphosées en rochers, et le Rhin eut ses _demoiselles_ comme la Meuse avait ses _dames_. Le démon Urian passa le Rhin à Dusseldorf, ayant sur son dos, ployée en deux comme un sac de meunier, la grosse dune qu'il avait prise au bord de la mer, à Leyde, pour engloutir Aix-la-Chapelle, et que, épuisé de fatigue et trompé par une vieille femme, il laissa tomber stupidement aux portes de la ville impériale où cette dune est aujourd'hui le Lousberg. A cette époque, plongée pour nous dans une pénombre où des lueurs magiques étincellent çà et là, ce ne sont dans ces bois, dans ces rochers, dans ces vallons, qu'apparitions, visions, prodigieuses rencontres, chasses diaboliques, châteaux infernaux, bruits de harpes dans les taillis, chansons mélodieuses chantées par des chanteuses invisibles, affreux éclats de rire poussés par des passants mystérieux. Des héros humains, presque aussi fantastiques que les personnages surnaturels, Cunon de Sayn, Sibo de Lorch, la _forte épée_, Griso le païen, Attich, duc d'Alsace, Thassilo, duc de Bavière, Anthyse, duc des Francs, Samo, roi des Vendes, errent effarés dans ces futaies vertigineuses, cherchant et pleurant leurs belles, longues et sveltes princesses blanches couronnées de noms charmants, Gela, Garlinde, Liba, Williswinde, Schonetta. Tous ces aventuriers, à demi enfoncés dans l'impossible et tenant à peine par le talon à la vie réelle, vont et viennent dans les légendes, perdus vers le soir dans les forêts inextricables, cassant les ronces et les épines, comme le _Chevalier de la mort_ d'Albert Durer, sous le pas de leur lourd cheval, suivis de leur lévrier efflanqué, regardés entre deux branches par des larves, et accostant dans l'ombre tantôt quelque noir charbonnier assis près d'un feu, qui est Satan entassant dans un chaudron les âmes des trépassés; tantôt des nymphes toutes nues qui leur offrent des cassettes pleines de pierreries; tantôt de petits hommes vieux, lesquels leur rendent leur sœur, leur fille ou leur fiancée, qu'ils ont retrouvée sur une montagne endormie dans un lit de mousse, au fond d'un beau pavillon tapissé de coraux, de coquilles et de cristaux; tantôt quelque puissant nain _qui_, disent les vieux poëmes, _tient parole de géant_. Parmi ces héros chimériques surgissent de temps en temps des figures de chair et d'os: d'abord et surtout Charlemagne et Roland; Charlemagne à tous les âges, enfant, jeune homme, vieillard; Charlemagne que la légende fait naître chez un meunier dans la forêt Noire; Roland, qu'elle fait mourir, non à Roncevaux des coups de toute une armée, mais d'amour sur le Rhin, devant le couvent de Nonnenswerth; plus tard, l'empereur Othon, Frédéric Barberousse et Adolphe de Nassau. Ces hommes historiques mêlés dans les contes aux personnages merveilleux; c'est la tradition des faits réels qui persiste sous l'encombrement des rêveries et des imaginations, c'est l'histoire qui se fait vaguement jour à travers les fables, c'est la ruine qui reparaît çà et là sous les fleurs. Cependant les ombres se dissipent, les contes s'effacent, le jour se fait, la civilisation se reforme et l'histoire reprend figure avec elle. Voici que quatre hommes venus de quatre côtés différents se réunissent de temps en temps près d'une pierre qui est au bord du Rhin, sur la rive gauche, à quelques pas d'une allée d'arbres, entre Rhens et Kapellen. Ces quatre hommes s'asseyent sur cette pierre, et là ils font et défont les empereurs d'Allemagne. Ces hommes sont les quatre électeurs du Rhin; cette pierre, c'est le siége royal, Kœnigsthül. Le lieu qu'ils ont choisi, à peu près au milieu de la vallée du Rhens, qui est à l'électeur de Cologne, regarde à la fois, à l'ouest, sur la rive gauche, Kapellen, qui est à l'électeur de Trèves; et au nord, sur la rive droite, d'un côté Oberlahnstein, qui est à l'électeur de Mayence, et de l'autre Braubach, qui est à l'électeur palatin. En une heure chaque électeur peut se rendre à Rhens de chez lui. De leur côté, tous les ans, le second jour de la Pentecôte, les notables de Coblentz et de Rhens se réunissent au même lieu sous prétexte de fête, et confèrent entre eux de certaines choses obscures; commencement de commune et de bourgeoisie faisant sourdement son trou dans les fondations du formidable édifice germanique déjà tout construit; vivace et éternelle conspiration des petits contre les grands germant audacieusement près du Kœnigsthül, à l'ombre même de ce trône de pierre de la féodalité. Presque au même endroit, dans le château électoral de Stolzenfels, qui domine la petite ville de Kapellen, aujourd'hui ruine magnifique, Werner, archevêque de Cologne, loge et entretient de 1380 à 1418 des alchimistes qui ne font pas d'or, mais qui trouvent en cheminant vers la pierre philosophale plusieurs des grandes lois de la chimie. Ainsi, dans un espace de temps assez court, le même point du Rhin, le lieu à peine remarqué aujourd'hui qui fait face à l'embouchure de la Lahn, voit naître pour l'Allemagne l'empire, la démocratie et la science. Désormais le Rhin a pris un aspect tout ensemble militaire et religieux. Les abbayes et les couvents se multiplient; les églises à mi-côte rattachent aux donjons de la montagne les villages du bord du fleuve, image frappante et renouvelée à chaque tournant du Rhin, de la façon dont le prêtre doit être situé dans la société humaine. Les princes ecclésiastiques multiplient les édifices dans le Rhingau, comme avaient fait mille ans auparavant les préfets de Rome. L'archevêque Baudouin de Trèves bâtit l'église d'Oberwesel; l'archevêque Henri de Wittingen construit le pont de Coblentz sur la Moselle; l'archevêque Walram de Juliers sanctifie par une croix de pierre magnifiquement sculptée les ruines romaines et le piton volcanique de Godersberg, ruines et colline quelque peu suspectes de magie. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se mêlent dans ces princes comme dans le pape. De là une juridiction double qui prend l'âme et le corps et ne s'arrête pas, comme dans les états purement séculiers, devant le bénéfice de clergie. Jean de Barnich, chapelain de Saint-Goar, empoisonne avec le vin de la communion sa dame, la comtesse de Katzenellenbogen; l'électeur de Cologne, comme son évêque, l'excommunie, et, comme son prince, le fait brûler vif. De son côté, l'électeur palatin sent le besoin de protester perpétuellement contre les empiétements possibles des trois archevêques de Cologne, de Trèves et de Mayence; et les comtesses palatines vont faire leurs couches, en signe de souveraineté, dans la Pfalz, tour bâtie devant Caub, au milieu même du Rhin. En même temps, au milieu de ces développements simultanés ou successifs des princes-électeurs, les ordres de chevalerie prennent position sur le Rhin. L'ordre teutonique s'installe à Mayence, en vue du Taunus, tandis que, près de Trèves, en vue des Sept-Montagnes, les chevaliers de Rhodes s'établissent à Martinshof. De Mayence l'ordre teutonique se ramifie jusqu'à Coblentz, où une de ses commanderies prend pied. Les Templiers, déjà maîtres de Courgenay et de Porentruy dans l'évêché de Bâle, avaient Boppart et Saint-Goar au bord du Rhin, et Trarbach entre le Rhin et la Moselle. C'est ce même Trarbach, le pays des vins exquis, le Thronus-Bacchi des Romains, qui appartint plus tard à ce Pierre Flotte, que le pape Boniface appelait _borgne de corps_ et _aveugle d'esprit_. Tandis que les princes, les évêques et les chevaliers faisaient leurs fondations, le commerce faisait ses colonies. Une foule de petites villes marchandes germèrent, à l'imitation de Coblentz sur la Moselle et de Mayence devant le Mein, au confluent de toutes les rivières et de tous les torrents que versent dans le Rhin les innombrables vallées du Hündsruck, du Hohenruck, des crêtes de Hammerstein et des Sept-Montagnes. Bingen se posa sur la Nahe; Niederlahnstein sur la Lahn; Engers, vis-à-vis la Sayn; Irrlich, sur la Wied; Linz, en face de l'Aar; Rheindorf, sur les Mahrbachs; et Berghein, sur la Sieg. Cependant, dans tous les intervalles qui séparaient les princes ecclésiastiques et les princes féodaux, les commanderies des chevaliers-moines et les bailliages des communes, l'esprit des temps et la nature des lieux avaient fait croître une singulière race de seigneurs. Du lac de Constance aux Sept-Montagnes, chaque crête du Rhin avait son burg et son burgrave. Ces formidables barons du Rhin, produits robustes d'une nature âpre et farouche, nichés dans les basaltes et les bruyères, crénelés dans leur trou et servis à genoux par leurs officiers comme l'empereur, hommes de proie tenant tout ensemble de l'aigle et du hibou, puissants seulement autour d'eux, mais tout-puissants autour d'eux, maîtrisaient le ravin et la vallée, levaient des soldats, battaient les routes, imposaient des péages, rançonnaient les marchands, qu'ils vinssent de Saint-Gall ou de Dusseldorf, barraient le Rhin avec leur chaîne, et envoyaient fièrement des cartels aux villes voisines quand elles se hasardaient à leur faire affront. C'est ainsi que le burgrave d'Ockenfels provoqua la grosse commune de Linz, et le chevalier Hausner du Hegau, la ville impériale de Kaufbeuern. Quelquefois, dans ces étranges duels, les villes, ne se sentant pas assez fortes, avaient peur et demandaient secours à l'empereur; alors le burgrave éclatait de rire, et, à la prochaine fête patronale, il allait insolemment au tournoi de la ville monté sur l'âne de son meunier. Pendant les effroyables guerres d'Adolphe de Nassau et de Didier d'Isembourg, plusieurs de ces chevaliers qui avaient leurs forteresses dans le Taunus, poussèrent l'audace jusqu'à aller piller un des faubourgs de Mayence sous les yeux mêmes des deux prétendants qui se disputaient la ville. C'était leur façon d'être neutres. Le burgrave n'était ni pour Isembourg ni pour Nassau; il était pour le burgrave. Ce n'est que sous Maximilien, quand le grand capitaine du Saint-Empire, George de Frundsberg, eut détruit le dernier des burgs, Hohenkraehen, qu'expira cette redoutable espèce de gentilshommes sauvages qui commence au dixième siècle par les burgraves-héros et qui finit au seizième par les burgraves-brigands. Mais les choses invisibles dont les résultats ne prennent corps qu'après beaucoup d'années s'accomplissaient aussi sur le Rhin. En même temps que le commerce, et sur les mêmes bateaux, pour ainsi dire, l'esprit d'hérésie, d'examen et de liberté montait et descendait ce grand fleuve sur lequel il semble que toute la pensée de l'humanité dût passer. On pourrait dire que l'âme de Tanquelin, qui au douzième siècle prêchait contre le pape devant la cathédrale d'Anvers, escorté de trois mille sectaires armés, avec la pompe et l'équipage d'un roi, remonta le Rhin après sa mort et alla inspirer Jean Huss dans sa maison de Constance, puis des Alpes redescendit le Rhône et fit surgir Doucet dans le comtat d'Avignon. Jean Huss fut brûlé, Doucet fut écartelé. L'heure de Luther n'avait pas encore sonné. Dans les voies de la Providence, il y a des hommes pour les fruits verts et d'autres hommes pour les fruits mûrs. Cependant le seizième siècle approchait. Le Rhin avait vu naître au quatorzième siècle, non loin de lui, à Nuremberg, l'artillerie; et au quinzième, sur sa rive même, à Strasbourg, l'imprimerie. En 1400, Cologne avait fondu la fameuse coulevrine de quatorze pieds de long. En 1472, Vindelin de Spire avait imprimé sa Bible. Un nouveau monde allait surgir, et, chose remarquable et digne qu'on y insiste, c'est sur les bords du Rhin que venaient de trouver et de prendre une nouvelle forme ces deux mystérieux outils avec lesquels Dieu travaille sans cesse à la civilisation de l'homme, la catapulte et le livre, la guerre et la pensée. Le Rhin, dans les destinées de l'Europe, a une sorte de signification providentielle. C'est le grand fossé transversal qui sépare le Sud du Nord. La Providence en a fait le fleuve-frontière; les forteresses en ont fait le fleuve-muraille. Le Rhin a vu la figure et a reflété l'ombre de presque tous les grands hommes de guerre qui, depuis trente siècles, ont labouré le vieux continent avec ce soc qu'on appelle l'épée. César a traversé le Rhin en montant du midi; Attila a traversé le Rhin en descendant du septentrion. Clovis y a gagné la bataille de Tolbiac. Charlemagne et Bonaparte y ont régné. L'empereur Frédéric-Barberousse, l'empereur Rodolphe de Hapsbourg et le palatin Frédéric Ier y ont été grands, victorieux et formidables. Gustave-Adolphe y a commandé ses armées du haut de la guérite de Caub. Louis XIV a vu le Rhin. _Enghien et Condé l'ont passé._ Hélas! Turenne aussi. Drusus y a sa pierre à Mayence comme Marceau à Coblentz et Hoche à Andernach. Pour l'œil du penseur qui voit vivre l'histoire, deux grands aigles planent perpétuellement sur le Rhin, l'aigle des légions romaines et l'aigle des régiments français. Ce noble Rhin, que les Romains nommaient _Rhenus superbus_, tantôt porte les ponts de bateaux hérissés de lances, de pertuisanes ou de baïonnettes qui versent sur l'Allemagne les armées d'Italie, d'Espagne et de France, ou reversent sur l'ancien monde romain, toujours géographiquement adhérent, les anciennes hordes barbares, toujours les mêmes aussi; tantôt charrie pacifiquement les sapins de la Murg et de Saint-Gall, les porphyres et les serpentines de Bâle, la potasse de Bingen, le sel de Karlshall, les cuirs de Stromberg, le vif-argent de Lansberg, les vins de Johannisberg et de Bacharach, les ardoises de Caub, les saumons d'Oberwesel, les cerises de Salzig, le charbon de bois de Boppart, la vaisselle de fer-blanc de Coblentz, la verrerie de la Moselle, les fers forgés de Bendorf, les tufs et les meules d'Andernach, les tôles de Neuwied, les eaux minérales d'Antoniustein, les draps et les poteries de Wallendar, les vins rouges de l'Aar, le cuivre et le plomb de Linz, la pierre de taille de Kœnigswinter, les laines et les soieries de Cologne; et il accomplit majestueusement à travers l'Europe, selon la volonté de Dieu, sa double fonction de fleuve de la guerre et de fleuve de la paix, ayant sans interruption sur la double rangée de collines qui encaisse la plus notable partie de son cours, d'un côté des chênes, de l'autre des vignes, c'est-à-dire d'un côté le nord, de l'autre le midi; d'un côté la force, de l'autre la joie. Pour Homère, le Rhin n'existait pas. C'était un des fleuves probables, mais inconnus, de ce sombre pays des Cimmériens, sur lesquels il pleut sans cesse et qui ne voient jamais le soleil. Pour Virgile, ce n'était pas le fleuve inconnu, mais le fleuve glacé. _Frigora Rheni._ Pour Shakspeare, c'est le _beau Rhin_: «_Beautiful Rhine._» Pour nous, jusqu'au jour où le Rhin sera la question de l'Europe, c'est l'excursion pittoresque à la mode, la promenade des désœuvrés d'Ems, de Bade et de Spa. Pétrarque est venu à Aix-la-Chapelle, mais je ne crois pas qu'il ait parlé du Rhin. La géographie donne, avec cette volonté inflexible des pentes, des bassins et des versants que tous les congrès du monde ne peuvent contrarier longtemps, la géographie donne la rive gauche du Rhin à la France. La divine Providence lui a donné trois fois les deux rives. Sous Pépin le Bref, sous Charlemagne et sous Napoléon. L'empire de Pépin le Bref était à cheval sur le Rhin. Il comprenait la France proprement dite, moins l'Aquitaine et la Gascogne, et l'Allemagne proprement dite, jusqu'au pays des Bavarois exclusivement. L'empire de Charlemagne était deux fois plus grand que ne l'a été l'empire de Napoléon. Il est vrai, et ceci est considérable, que Napoléon avait trois empires, ou, pour mieux dire, était empereur de trois façons: immédiatement et directement, de l'empire français; médiatement et par ses frères, de l'Espagne, de l'Italie, de la Westphalie et de la Hollande, royaumes dont il avait fait les contre-forts de l'empire central; moralement et par droit de suprématie, de l'Europe, qui n'était plus que la base, de jour en jour plus envahie, de son prodigieux édifice. Compris de cette manière, l'empire de Napoléon égalait au moins celui de Charlemagne. Charlemagne, dont l'empire avait le même centre et le même mode de génération que l'empire de Napoléon, prit et aggloméra autour de l'héritage de Pépin le Bref la Saxe jusqu'à l'Elbe, la Germanie jusqu'à la Saal, l'Esclavonie jusqu'au Danube, la Dalmatie jusqu'aux bouches du Cattaro, l'Italie jusqu'à Gaëte, l'Espagne jusqu'à l'Ebre. Il ne s'arrêta en Italie qu'aux limites des Bénéventins et des Grecs, et en Espagne qu'aux frontières des Sarrasins. Quand cette immense formation se décomposa pour la première fois, en 843, Louis le Débonnaire étant mort et ayant déjà laissé reprendre aux Sarrasins leur part, c'est-à-dire toute la tranche de l'Espagne comprise entre l'Ebre et le Llobregat, des trois morceaux en lesquels l'empire se brisa il y eut de quoi faire un empereur, Lothaire, qui eut l'Italie et un grand fragment triangulaire de la Gaule; et deux rois, Louis, qui eut la Germanie, et Charles, qui eut la France. Puis, en 855, quand le premier des trois lambeaux se divisa à son tour, de ces morceaux d'un morceau de l'empire de Charlemagne on put encore faire un empereur, Louis, avec l'Italie; un roi, Charles, avec la Provence et la Bourgogne; et un autre roi, Lothaire, avec l'Austrasie, qui s'appela dès lors Lotharingie, puis Lorraine. Quand vint le moment où le deuxième lot, le royaume de Louis le Germanique, se déchira, le plus gros débris forma l'empire d'Allemagne, et dans les petits fragments s'installa l'innombrable fourmilière des comtés, des duchés, des principautés et des villes libres, protégée par les margraviats, gardiens des frontières. Enfin, quand le troisième morceau, l'Etat de Charles le Chauve, plia et se rompit sous le poids des ans et des princes, cette dernière ruine suffit pour la formation d'un roi, le roi de France; de cinq ducs souverains, les ducs de Bourgogne, de Normandie, de Bretagne, d'Aquitaine et de Gascogne; et de trois comtes-princes, le comte de Champagne, le comte de Toulouse et le comte de Flandre. Ces empereurs-là sont des Titans. Ils tiennent un moment l'univers dans leurs mains, puis la mort leur écarte les doigts, et tout tombe. On peut dire que la rive droite du Rhin appartint à Napoléon comme à Charlemagne. Bonaparte ne rêva pas un duché du Rhin, comme l'avaient fait quelques politiques médiocres dans la longue lutte de la maison de France contre la maison d'Autriche. Il savait qu'un royaume longitudinal qui n'est pas insulaire est impossible; il plie et se coupe en deux au premier choc violent. Il ne faut pas qu'une principauté affecte l'ordre simple; l'ordre profond est nécessaire aux Etats pour se maintenir et résister. A quelques mutilations et à quelques agglomérations près, l'empereur prit la confédération du Rhin telle que la géographie et l'histoire l'avaient faite, et se contenta de la systématiser. Il faut que la confédération du Rhin fasse front et obstacle au Nord ou au Midi. Elle était posée contre la France, l'empereur la retourna. Sa politique était une main qui plaçait et déplaçait les empires avec la force d'un géant et la sagacité d'un joueur d'échecs. En grandissant les princes du Rhin, l'empereur comprit qu'il accroissait la couronne de France et qu'il diminuait la couronne d'Allemagne. En effet, ces électeurs devenus rois, ces margraves et ces landgraves devenus grands-ducs, gagnaient en escarpements du côté de l'Autriche et de la Russie ce qu'ils perdaient du côté de la France, grands par devant, petits par derrière, rois pour les empereurs du Nord, préfets pour Napoléon. Ainsi, pour le Rhin, quatre phases bien distinctes, quatre physionomies bien tranchées. Première phase: l'époque antédiluvienne et peut-être préadamite, les volcans; deuxième phase: l'époque historique ancienne, luttes de la Germanie et de Rome, où rayonne César; troisième phase: l'époque merveilleuse où surgit Charlemagne; quatrième phase: l'époque historique moderne, luttes de l'Allemagne et de la France, que domine Napoléon. Car, quoi que fasse l'écrivain pour éviter la monotonie de ces grandes gloires, quand on traverse l'histoire européenne d'un bout à l'autre, César, Charlemagne et Napoléon sont les trois énormes bornes militaires, ou plutôt millénaires, qu'on retrouve toujours sur son chemin. Et maintenant, pour terminer par une dernière observation, le Rhin, fleuve providentiel, semble être aussi un fleuve symbolique. Dans sa pente, dans son cours, dans les milieux qu'il traverse, il est, pour ainsi dire, l'image de la civilisation, qu'il a déjà tant servie et qu'il servira tant encore. Il descend de Constance à Rotterdam, du pays des aigles à la ville des harengs, de la cité des papes, des conciles et des empereurs au comptoir des marchands et des bourgeois, des Alpes à l'Océan, comme l'humanité elle-même est descendue des idées hautes, immuables, inaccessibles, sereines, resplendissantes, aux idées larges, mobiles, orageuses, sombres, utiles, navigables, dangereuses, insondables, qui se chargent de tout, qui portent tout, qui fécondent tout, qui engloutissent tout; de la théocratie à la démocratie, d'une grande chose à une autre grande chose. LETTRE XV LA SOURIS. D'où viennent les nuées du ciel et les sourires des femmes.--Un tableau.--Velmich.--L'auteur recueille une foule de mauvais propos touchant une ruine qui fait beaucoup jaser sur son compte.--Une sombre aventure.--Maxime générale: ne redemandez pas une chose, quand elle est d'argent, à celui qui l'a volée, quand il est prince.--Ce que c'est que la montagne voisine.--A quoi songeait le congrès, en 1815, de donner aux Borusses le pays des Ubiens?--Le voyageur monte l'escalier qu'on ne monte plus.--Un paysage du Rhin à vol d'oiseau.--Le voyageur réclame et demande quelques spectres de bonne volonté.--Il ne réussit qu'à se faire siffler.--Intérieur de la ruine mal famée.--Description minutieuse.--Quatre pages d'un portefeuille.--_Phædovius_ et _Kutorga_.--_Die Mäuse._--Que tous les chats ne mangent pas toutes les souris.--Le voyageur marche sur l'herbe épaisse, ce qui lui rappelle des choses passées.--Il rencontre le génie familier du lieu, lequel ne lui montre aucune méchante humeur. Saint-Goar, août. Samedi passé il avait plu toute la matinée. J'avais pris passage à Andernach sur le dampfschiff le _Stadt Manheim_. Nous remontions le Rhin depuis quelques heures lorsque tout à coup, par je ne sais quel caprice, car d'ordinaire c'est de là que viennent les nuées, le vent du sud-ouest, le Favonius de Virgile et d'Horace, le même qui, sous le nom de Fohn, fait de si terribles orages sur le lac de Constance, troua d'un coup d'aile la grosse voûte de nuages que nous avions sur nos têtes et se mit à en disperser les débris dans tous les coins du ciel avec une joie d'enfant. En quelques minutes la vraie et éternelle coupole bleue reparut appuyée sur les quatre coins de l'horizon, et un chaud rayon de midi fit remonter tous les voyageurs sur le pont. En ce moment-là nous passions, toujours _entre les vignes et les chênes_, devant un pittoresque et vieux village de la rive droite, Velmich, dont le clocher roman, aujourd'hui stupidement châtré et restauré, était flanqué il y a peu d'années encore de quatre tourelles-vedettes comme la tour militaire d'un burgrave. Au-dessus de Velmich s'élevait presque verticalement un de ces énormes bancs de laves dont la coupe sur le Rhin ressemble, dans des proportions démesurées, à la cassure d'un tronc d'arbre à demi entaillé par la hache du bûcheron. Sur cette croupe volcanique, une superbe forteresse féodale ruinée, de la même pierre et de la même couleur, se dressait comme une excroissance naturelle de la montagne. Tout au bord du Rhin babillait un groupe de jeunes laveuses, battant gaiement leur linge au soleil. Cette rive m'a tenté; je m'y suis fait descendre. Je connaissais la ruine de Velmich comme une des plus mal famées et des moins visitées qu'il y eût sur le Rhin. Pour les voyageurs, elle est d'un abord difficile et, dit-on, même dangereux. Pour les paysans, elle est pleine de spectres et d'histoires effrayantes. Elle est habitée par des flammes vivantes qui le jour se cachent dans des souterrains inaccessibles et ne deviennent visibles que la nuit au haut de la grande tour ronde. Cette grande tour n'est elle-même que le prolongement hors de terre d'un immense puits comblé aujourd'hui, qui trouait jadis tout le mont et descendait plus bas que le niveau du Rhin. Dans ce puits, un seigneur de Velmich, un Falkenstein, nom fatal dans les légendes, lequel vivait au quatorzième siècle, faisait jeter sans confession qui bon lui semblait parmi les passants ou parmi ses vassaux. Ce sont toutes ces âmes en peine qui habitent maintenant le château. Il y avait à cette époque dans le clocher de Velmich une cloche d'argent donnée et bénite par Winfried, évêque de Mayence, en l'année 740, temps mémorable où Constantin VI était empereur de Rome à Constantinople, où le roi païen Massilies avait quatre royaumes en Espagne et où régnait en France le roi Clotaire, plus tard excommunié de triple excommunication par saint Zacharie, quatre-vingt-quatorzième pape. On ne sonnait jamais cette cloche que pour les prières de quarante heures quand un seigneur de Velmich était gravement malade et en danger de mort. Or, Falkenstein, qui ne croyait pas à Dieu, qui ne croyait pas même au diable, et qui avait besoin d'argent, eut envie de cette belle cloche. Il la fit arracher du clocher et apporter dans son donjon. Le prieur de Velmich s'émut et monta chez le seigneur, en chasuble et en étole, précédé de deux enfants de chœur portant la croix, pour redemander sa cloche. Falkenstein se prit à rire et lui cria: _Tu veux ta cloche? eh bien, tu l'auras, et elle ne te quittera plus._ Cela dit, il fit jeter le prêtre dans le puits de la tour avec la cloche d'argent liée au cou. Puis, sur l'ordre du burgrave, on combla avec de grosses pierres, par-dessus le prêtre et la cloche, soixante aunes du puits. Quelques jours après, Falkenstein tomba subitement malade. Alors, quand la nuit fut venue, l'astrologue et le médecin qui veillaient près du burgrave entendirent avec terreur le glas de la cloche d'argent sortir des profondeurs de la terre. Le lendemain Falkenstein était mort. Depuis ce temps-là, tous les ans, quand revient l'époque de la mort du burgrave, dans la nuit du 18 janvier, fête de la Chaire de saint Pierre à Rome, on entend distinctement la cloche d'argent tinter sous la montagne.--Voilà une des histoires.--Ajoutez à cela que le mont voisin, qui encaisse de l'autre côté le torrent de Velmich, est lui-même tout entier la tombe d'un ancien géant; car l'imagination des hommes, qui a vu avec raison dans les volcans les grandes forges de la nature, a mis des cyclopes partout où elle a vu fumer des montagnes, et tous les Etnas ont leur Polyphème. J'ai donc commencé à gravir vers la ruine entre le souvenir de Falkenstein et le souvenir du géant. Il faut vous dire que je m'étais d'abord fait indiquer le meilleur sentier par des enfants du village, service pour lequel je leur ai laissé prendre dans ma bourse tout ce qu'ils ont voulu; car les pièces d'argent et de cuivre de ces peuples lointains, thalers, gros, pfennings, sont les choses les plus fantastiques et les plus inintelligibles du monde, et, pour ma part, je ne comprends rien à ces monnaies barbares imposées par les Borusses au pays des Ubiens. Le sentier est âpre en effet; dangereux, non; si ce n'est pour les personnes sujettes au vertige, ou peut-être après les grosses pluies, quand la terre et la roche sont glissantes. Du reste, cette ruine maudite et redoutée a sur les autres ruines du Rhin l'avantage de n'être pas exploitée. Aucun officieux ne vous suit dans l'ascension, aucun démonstrateur des spectres ne vous demande pour boire, aucune porte verrouillée ou cadenassée ne vous barre le chemin à mi-côte. On grimpe, on escalade le vieil escalier de basalte des burgraves qui reparaît encore par endroits, on s'accroche aux broussailles et aux touffes d'herbe, personne ne vous aide et personne ne vous gêne. Au bout de vingt minutes, j'étais au sommet du mont, au seuil de la ruine. Là, je me suis retourné et j'ai fait halte un moment avant d'entrer. Derrière moi, sous une poterne changée en crevasse informe, montait un roide escalier changé en rampe de gazon. Devant moi se développait un immense paysage presque géométriquement composé, sans froideur pourtant, de tranches concentriques; à mes pieds, le village groupé autour de son clocher, autour du village un tournant du Rhin, autour du Rhin un sombre croissant de montagnes couronnées au loin çà et là de donjons et de vieux châteaux, autour et au-dessus des montagnes la rondeur du ciel bleu. Après avoir repris haleine, je suis entré sous la poterne, et j'ai commencé à escalader la pente étroite de gazon. En cet instant-là, la forteresse éventrée m'est apparue avec un aspect si délabré et une figure si formidable et si sauvage, que j'avoue que je n'aurais pas été surpris le moins du monde de voir sortir de dessous les rideaux de lierre quelque forme surnaturelle portant des fleurs bizarres dans son tablier, Gela, la fiancée de Barberousse, ou Hildegarde, la femme de Charlemagne, cette douce impératrice qui connaissait les vertus occultes des simples et des minéraux et qui allait herborisant dans les montagnes. J'ai regardé un moment vers la muraille septentrionale avec je ne sais quel vague désir de voir se dresser brusquement entre les pierres les lutins _qui sont partout au nord_, comme disait le gnome à Cunon de Sayn, ou les trois petites vieilles chantant la sinistre chanson des légendes: Sur la tombe du géant J'ai cueilli trois brins d'orties; En fil les ai converties: Prenez, ma sœur, ce présent. Mais il a fallu me résigner à ne rien voir et à ne rien entendre que le sifflement ironique d'un merle des rochers perché je ne sais où. Maintenant, ami, si vous voulez avoir une idée complète de l'intérieur de cette ruine fameuse et inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que j'écrivais sur mon livre de notes à chaque pas que j'y faisais. C'est la chose vue pêle-mêle, minutieusement, mais prise sur le fait et par conséquent ressemblante. «Je suis dans la ruine.--La tour ronde, quoique rongée au sommet, est encore d'une élévation prodigieuse. Aux deux tiers de sa hauteur, entailles verticales d'un pont-levis dont la baie est murée.--De toutes parts grands murs à fenêtres déformées dessinant encore des salles sans portes ni plafonds.--Etages sans escaliers--escaliers sans chambres.--Sol inégal, montueux, formé de voûtes effondrées, couvert d'herbes. Fouillis inextricable.--J'ai déjà souvent admiré avec quelle jalousie de propriétaire avare la solitude garde, enclôt et défend ce que l'homme lui a une fois abandonné. Elle dispose et hérisse soigneusement sur le seuil les broussailles les plus féroces, les plantes les plus méchantes et les mieux armées, le houx, l'ortie, le chardon, l'aubépine, la lande, c'est-à-dire plus d'ongles et de griffes qu'il n'y en a dans une ménagerie de tigres. A travers ces buissons revêches et hargneux, la ronce, ce serpent de la végétation, s'allonge et se glisse et vient vous mordre les pieds. Ici, du reste, comme la nature n'oublie jamais l'ornement, ce fouillis est charmant. C'est une sorte de gros bouquet sauvage où abondent des plantes de toute forme et de toute espèce, les unes avec leurs fleurs, les autres avec leurs fruits, celles-là avec leur riche feuillage d'automne, mauve, liseron, clochette, anis, pimprenelle, bouillon-blanc, gentiane jaune, fraisier, thym, le prunellier tout violet, l'aubépine qu'en août on devrait appeler rouge épine avec ses baies écarlates, les longs sarments chargés de mures de la ronce déjà couleur de sang.--Un sureau.--Deux jolis acacias.--Coin inattendu où quelque paysan voltairien, profitant de la superstition des autres, se cultive pour lui-même un petit carré de betteraves. De quoi faire un morceau de sucre.--A ma gauche la tour sans porte, ni croisée, ni entrée visible. A ma droite, un souterrain défoncé par la voûte. Changé en gouffre.--Bruit superbe du vent, admirable ciel bleu aux crevasses de l'immense masure.--Je vais monter par un escalier d'herbe dans une espèce de salle haute.--J'y suis.--Rien que deux vues magiques sur le Rhin, les collines et les villages.--Je me penche dans le compartiment au fond duquel est le souterrain gouffre.--Au dessus de ma tête deux arrachements de cheminées sculptées en granit bleu, quinzième siècle. Reste de suie et de fumée à l'âtre.--Peintures effacées aux fenêtres.--Là-haut une jolie tourelle sans toit ni escalier, pleine de plantes fleuries qui se penchent pour me regarder.--J'entends rire les laveuses du Rhin. Je redescends dans une salle basse.--Rien. Traces de fouilles dans le pavé. Quelque trésor enfoui par les gnomes que les paysans auront cherché.--Autre salle basse.--Trou carré au centre donnant dans un caveau. Ces deux noms sur le mur: _Phædovius, Kutorga._ J'écris le mien à côté avec un morceau de basalte pointu.--Autre caveau.--Rien.--D'ici je revois le gouffre.--Il est inaccessible. Un rayon de soleil y pénètre.--Ce souterrain est au bas du grand donjon carré qui occupait l'angle opposé à la tour ronde. Ce devait être la prison du burg.--Grand compartiment faisant face au Rhin.--Trois cheminées, dont une à colonnettes, pendent arrachées à diverses hauteurs. Trois étages défoncés sous mes pieds. Au fond, deux arches voûtées. A l'une, des branches mortes; à l'autre, deux jolis rameaux de lierre qui se balancent gracieusement. J'y vais. Voûtes construites sur la basalte même du mont qui reparaît à vif. Traces de fumée. Dans l'autre grand compartiment où je suis entré tout d'abord et qui a dû être la cour, près de la tour ronde, plâtrage blanc sur le mur avec un reste de peinture et ces deux chiffres tracés en rouge: 23--18--(_sic_.) [Illustration]--Je fais le tour extérieur du château par le fossé.--Escalade assez pénible.--L'herbe glisse.--Il faut ramper de broussaille en broussaille au-dessus d'un précipice assez profond. Toujours pas d'entrée ni de trace de porte murée au bas de la grande tour. Reste de peintures sur les mâchicoulis. Le vent tourne les feuillets de mon livre et me gêne pour écrire.--Je vais rentrer dans la ruine.--J'y suis.--J'écris sur une petite console de velours vert que me prête le vieux mur. J'ai oublié de vous dire que cette énorme ruine s'appelle _la Souris_ (die Mause). Voici pourquoi. Au douzième siècle, il n'y avait là qu'un petit burg toujours guetté et fort souvent molesté par un gros château fort situé une demi-lieue plus loin qu'on appelait _le Chat_ (die Katz), par abréviation du nom de son seigneur, Katzenellenbogen. Kuno de Falkenstein, à qui le chétif burg de Velmich échut en héritage, le fit raser, et construisit à la même place un château beaucoup plus grand que le château voisin, en déclarant que _désormais ce serait la Souris qui mangerait le Chat_. Il avait raison. _Die Mause_, en effet, quoique tombée aujourd'hui, est encore une sinistre et redoutable commère sortie jadis armée et vivante, avec ses hanches de lave et de basalte, des entrailles mêmes de ce volcan éteint qui la porte, ce semble, avec orgueil. Je ne pense pas que personne ait jamais été tenté de railler cette montagne qui a enfanté cette souris. Je suis resté dans la masure jusqu'au coucher du soleil, qui est aussi une heure de spectres et de fantômes. Ami, il me semblait que j'étais redevenu un joyeux écolier; j'errais et je grimpais partout, je dérangeais les grosses pierres, je mangeais des mûres sauvages, je tâchais d'irriter, pour les faire sortir de leur ombre, les habitants surnaturels; et, comme j'écrasais des épaisseurs d'herbes en marchant au hasard, je sentais monter vaguement jusqu'à moi cette odeur âcre des plantes des ruines que j'ai tant aimée dans mon enfance. Après tout, il est certain qu'avec sa mauvaise renommée de puits plein d'âmes et de squelettes cette impénétrable tour sans portes ni fenêtres est d'un aspect lugubre et singulier. Cependant le soleil était descendu derrière la montagne et j'allais faire comme lui, quand quelque chose d'étrange a tout à coup remué près de moi. Je me suis penché. Un grand lézard d'une forme extraordinaire, d'environ neuf pouces de long, à gros ventre, à queue courte, à tête plate et triangulaire comme une vipère, noir comme l'encre et traversé de la tête à la queue par deux raies d'un jaune d'or, posait ses quatre pattes noires à coudes saillants sur les herbes humides et rampait lentement vers une crevasse basse du vieux mur. C'était l'habitant mystérieux et solitaire de cette ruine, la bête-génie, l'animal à la fois réel et fabuleux,--une salamandre,--qui me regardait avec douceur en rentrant dans son trou. LETTRE XVI A TRAVERS CHAMPS. Il arrive au voyageur des choses effrayantes et surnaturelles.--Grimace que fait le géant.--Où l'on voit que les âmes ne dédaignent pas le bon vin.--Férocité des lois de Nassau.--Le voyageur ne sait plus où il est.--Il s'assied n'importe où, avec une montagne sur la tête et un nuage sous les pieds.--Il voit la grande chauve-souris invisible.--Quatre lignes que ne comprendront pas ceux qui ne connaissent point Albert Durer.--Un trou se fait sous ses pieds.--Ce qu'il y voit. Saint-Goar, août. Je ne pouvais m'arracher de cette ruine. Plusieurs fois j'ai commencé à descendre, puis je suis remonté. La nature, comme une mère souriante, se prête à tous nos rêves et à tous nos caprices. Comme j'allais enfin décidément quitter la Souris, l'idée m'est venue, et j'avoue que je l'ai exécutée, d'appliquer mon oreille contre le soubassement de la grosse tour afin de pouvoir me dire consciencieusement à moi-même que si je n'y étais pas entré j'avais du moins écouté au mur. J'espérais un bruit quelconque, sans me flatter pourtant que la cloche de Winfried daignât se réveiller pour moi. En ce moment-là, ô prodige! j'ai entendu, mais entendu de mes propres oreilles, ce qui s'appelle entendu, un vague frémissement métallique, le son faible et à peine distinct d'une cloche, qui montait jusqu'à moi à travers le crépuscule et semblait en effet sortir de dessous la tour. Je confesse qu'à ce bruit si étrange les vers d'Hamlet à Horatio ont subitement reparu dans ma mémoire, comme s'ils y étaient écrits en caractères lumineux; j'ai même cru un moment qu'ils éclairaient mon esprit. Mais je suis bien vite retombé dans le monde réel.--C'était l'angelus de quelque village perdu au loin dans les plis des vallées que le vent m'apportait complaisamment.--N'importe. Il ne tient qu'à moi de croire et de dire que j'ai entendu tinter et palpiter sous la montagne la mystérieuse cloche d'argent de Velmich. Comme je sortais du fossé septentrional, qui s'est changé en un ravin très-épineux, le mont voisin, le tombeau du géant, s'est brusquement présenté à moi. Du point où j'étais, le rocher dessine à la base de la montagne, tout près du Rhin, le profil colossal d'une tête renversée en arrière, la bouche béante. On dirait que le géant qui, selon les légendes, gît là sur le ventre étouffé sous le poids du mont, était parvenu à soulever un peu l'effroyable masse et que déjà sa tête sortait d'entre les rochers, mais qu'à ce moment-là quelque Apollon ou quelque saint Michel a mis le pied sur la montagne, de sorte que le monstre écrasé a expiré dans cette posture en poussant un grand cri. Le cri s'est perdu dans les ténèbres de quarante siècles, la bouche est demeurée ouverte. Du reste, je dois déclarer que ni le géant, ni la cloche d'argent, ni le spectre de Falkenstein, n'empêchent les vignes et les échalas de monter de terrasse en terrasse fort près de la Souris. Tant pis pour les fantômes qui se logent dans les pays vignobles! on leur fera du vin à leur porte, et les vrilles de la vigne s'accrocheront gaiement à leur masure. A moins pourtant que ce coteau de Velmich ne soit cultivé par les esprits eux-mêmes, et qu'il ne faille appliquer à ces fantastiques vignerons cette phrase que je lisais hier dans je ne sais quel guide tudesque des bords du Rhin: «Derrière la montagne de Johannisberg se trouve le village du même nom _avec près de sept cents âmes qui récoltent un très-bon vin_.» Il faut d'ailleurs que le passant même le plus altéré se garde de toucher à ce raisin, ensorcelé ou non. A Velmich, on est dans le duché de M. de Nassau, et les lois de Nassau sont féroces à l'endroit des délits champêtres. Tout délinquant saisi est tenu d'acquitter une amende égale à la somme des dommages causés par tous les délits antérieurs dont les coupables ont échappé. Dernièrement un touriste anglais a cueilli et mangé dans un champ une prune qu'il a payée cinquante florins. Je voulais aller chercher gîte à Saint-Goar, qui est sur la rive gauche, à une demi-lieue plus haut que Velmich. Un batelier du village m'a fait passer le Rhin et m'a déposé poliment chez le roi de Prusse, car la rive gauche est au roi de Prusse. Puis, en me quittant, ce brave homme m'a donné dans une langue composite, moitié en allemand, moitié en gaulois, des renseignements sur mon chemin que j'ai sans doute mal compris; car, au lieu de suivre la route qui côtoie le fleuve, j'ai pris par la montagne, croyant abréger, et je me suis quelque peu égaré. Cependant, comme je traversais, broyant le chaume fraîchement coupé, de hautes plaines rousses où les grands vents se déploient le soir, un ravin s'est tout à coup présenté à ma gauche. J'y suis entré, et après quelques instants d'une descente très-âpre le long d'un sentier qui semble par moments un escalier fait avec de larges ardoises, je revoyais le Rhin. Je me suis assis là; j'étais las. Le jour n'avait pas encore complétement disparu. Il faisait nuit noire pour le ravin où j'étais et pour les vallées de la rive gauche adossées à de grosses collines d'ébène; mais une inexprimable lueur rose, reflet du couchant de pourpre, flottait sur les montagnes de l'autre côté du Rhin et sur les vagues silhouettes de ruines qui m'apparaissaient de toutes parts. Sous mes yeux, dans un abîme, le Rhin, dont le murmure arrivait jusqu'à moi, se dérobait sous une large brume blanchâtre d'où sortait à mes pieds même la haute aiguille d'un clocher gothique à demi submergé dans le brouillard. Il y avait sans doute là une ville, cachée par cette nappe de vapeurs. Je voyais à ma droite, à quelques toises plus bas que moi, le plafond couvert d'herbe d'une grosse tour grise démantelée et se tenant encore fièrement sur la pente de la montagne, sans créneaux, sans mâchicoulis et sans escaliers. Sur ce plafond, dans un pan de mur resté debout, il y avait une porte toute grande ouverte, car elle n'avait plus de battants, et sous laquelle aucun pied humain ne pouvait plus marcher. J'entendais au-dessus de ma tête cheminer et parler dans la montagne des passants inconnus dont je voyais les ombres remuer dans les ténèbres.--La lueur rose s'était évanouie. Je suis resté longtemps assis là sur une pierre, me reposant en songeant, regardant en silence passer cette heure sombre où le crêpe des fumées et des vapeurs efface lentement le paysage, et où le contour des objets prend une forme fantasque et lugubre. Quelques étoiles rattachaient et semblaient clouer au zénith le suaire noir de la nuit étendu sur une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule déployé sinistrement sur l'autre. Peu à peu le bruit de pas et de voix a cessé dans le ravin, le vent est tombé, et avec lui s'est éteint ce doux frémissement de l'herbe qui soutient la conversation avec le passant fatigué et lui tient compagnie. Aucun bruit ne venait de la ville invisible; le Rhin lui-même semblait s'être assoupi; une nuée livide et blafarde avait envahi l'immense espace du couchant au levant; les étoiles s'étaient voilées l'une après l'autre, et je n'avais plus au-dessus de moi qu'un de ces ciels de plomb où plane, visible pour le poëte, cette grande chauve-souris qui porte écrit dans son ventre ouvert _melancholia_. Tout à coup une brise a soufflé, la brume s'est déchirée, l'église s'est dégagée, un sombre bloc de maisons, piqué de mille vitres allumées, est apparu au fond du précipice par le trou qui s'est fait dans le brouillard. C'était Saint-Goar. LETTRE XVII SAINT-GOAR. _Gasthaus zur Lilie._--Où il faut se placer pour voir les soldats de M. de Nassau.--Hymne aux marmots teutons.--Il faut que M. de Nassau ait bien besoin de quatre florins.--_Die Katz._--Bôhdan Chimelnicki.--Trois pages sur le chat. Un mot sur le chien.--L'auteur cherche à faire du tort à un écho.--Lurley.--Où le lecteur apprend ce que c'était qu'une galère de Malte.--Chose que les habitants dédaignent et que doivent rechercher les voyageurs.--La Vallée-Suisse.--Figures de Rome, de la Grèce et de l'Inde qui apparaissent à l'auteur dans ce pays des barbares.--Le Reichenberg.--Histoire de la petite fée grosse comme une sauterelle et du géant qui croit avoir sur son dos un nid de diables.--Pourquoi on est forcé d'apporter son rasoir à Bacharach.--Le Rheinfels.--Ici l'auteur explique pour qui les bombes et les boulets ont des façons polies et courtoises.--Considérations philosophiques sur le mille prussien, l'heure de marche turque et la legua d'Espagne.--Oberwesel.--Les sept filles changées en rochers.--Le voyageur rencontre et décrit en entomologiste profond la plus grande des araignées d'eau.--Souper allemand compliqué d'un hussard français. Saint-Goar, août. On peut passer à Saint-Goar une semaine fort bien employée. Il faut avoir soin de prendre des croisées sur le Rhin dans le très-confortable gasthaus sur Lilie. Là on est entre le Chat et la Souris. A sa gauche, on a la Souris à demi voilée au fond de l'horizon par les brumes du Rhin; à sa droite et devant soi, le Chat, robuste donjon enveloppé de tourelles, lequel, au haut de sa colline, occupe le sommet d'un triangle dont le pittoresque village de Saint-Goarshausen, qui en fait la base au bord du Rhin, marque les deux angles avec ses deux vieilles tours, l'une carrée, l'autre ronde.--Les deux châteaux ennemis se guettent et semblent se jeter des coups d'œil foudroyants à travers le paysage; car, lorsqu'un donjon est en ruine, sa fenêtre défoncée regarde encore, mais avec ce regard hideux d'un œil crevé. En face, sur la rive droite, et comme prêt à mettre le holà entre les deux adversaires, veille le spectre colossal du château-palais des landgraves de Hesse, le Rheinfels. A Saint-Goar le Rhin n'est plus un fleuve; c'est un lac, un vrai lac du Jura fermé de toutes parts, avec son encaissement sombre, son miroitement profond et ses bruits immenses. Si l'on reste chez soi, on a toute la journée le spectacle du Rhin, les radeaux, les longs bateaux à voiles, les petites barques-flèches et les huit ou dix omnibus à vapeur qui vont et viennent, montent et descendent, et passent à chaque instant avec le clapotement d'un gros chien qui nage, fumants et pavoisés. Au loin, sur la rive opposée, sous de beaux noyers qui ombragent une pelouse, on voit manœuvrer les soldats de M. de Nassau en veste verte et en pantalon blanc, et l'on entend le tambour tapageur d'un petit duc souverain. Tout près, sous sa croisée, on regarde passer les femmes de Saint-Goar avec leur bonnet bleu de ciel pareil à une tiare qui aurait été modifiée par un coup de poing, et l'on entend rire et jaser un tas de petits enfants qui viennent jouer avec le Rhin. Pourquoi pas? Ceux de Tréport et d'Etretat jouent bien avec l'Océan. Au reste, les enfants du Rhin sont charmants. Aucun d'eux n'a cette mine rogue et sévère des marmots anglais, par exemple. Les marmots allemands ont l'air indulgent comme de vieux curés. Si l'on sort, on peut passer le Rhin pour six sous, prix d'un omnibus parisien, et l'on monte au Chat. C'est dans ce manoir des barons de Katzenellenbegen que s'est accomplie en 1471 la lugubre aventure du chapelain Jean de Barnich. Aujourd'hui _die Katz_ est une belle ruine dont l'usufruit est loué par le duc de Nassau à un major prussien quatre ou cinq florins par an. Trois ou quatre visiteurs payent la rente. J'ai feuilleté le livre où s'inscrivent les étrangers; et sur trente pages,--un an environ,--je n'ai pas vu un seul nom français. Force noms allemands, quelques noms anglais, deux ou trois noms italiens, voilà tout le registre. Du reste, l'intérieur du Chat est complétement démantelé. La salle basse de la tour où le chapelain prépara le poison pour la comtesse sert aujourd'hui de cellier. Quelques vignes maigres se tortillent autour de leurs échalas sur l'emplacement même où était la salle des portraits. Dans un petit cabinet, le seul qui ait porte et fenêtre, on a cloué au mur une gravure qui représente Bôhdan Chmielnicki et au bas de laquelle on lit: _Belli servilis autor_ (sic) _rebelliumque Cosaccorum et plebis Ukraynen_. Le formidable chef zaporavien, affublé d'un costume qui tient le milieu entre le moscovite et le turc, semble regarder de travers, par la faute du graveur peut-être, deux ou trois portraits de princes actuellement régnants rangés autour de lui. Du haut du Chat, l'œil plonge sur le fameux gouffre du Rhin appelé _la Bank_. Entre la Bank et la tour carrée de Saint-Goarshausen il n'y a qu'un passage étroit. D'un côté le gouffre, de l'autre l'écueil. On trouve tout sur le Rhin, même Charybde et Scylla. Pour franchir ce détroit très-redouté, les bateaux s'attachent au côté gauche par une assez longue corde un tronc d'arbre appelé le _chien_ (hund), et, au moment où ils passent entre la Bank et la tour, ils jettent le tronc d'arbre à la Bank. La Bank saisit le tronc d'arbre avec rage et l'attire à elle. De cette façon elle maintient le radeau à distance de la tour. Quand le danger est passé, on coupe la corde, et le gouffre mange le chien. C'est le gâteau de ce Cerbère. Lorsqu'on est sur la plate-forme du Chat, on demande à son cicerone: _Où est donc la Bank?_ Il vous montre à vos pieds un petit pli dans le Rhin. Ce pli, c'est le gouffre. Il ne faut pas juger des gouffres sur l'apparence. Un peu plus loin que la Bank, dans un tournant des plus sauvages, s'enfonce et se précipite à pic dans le Rhin, avec ses mille assises de granit qui lui donnent l'aspect d'un escalier écroulé, le fabuleux rocher de Lurley. Il y a là un écho célèbre qui répète, dit-on, sept fois tout ce qu'on lui dit ou tout ce qu'on lui chante. Si je ne craignais pas d'avoir l'air d'un homme qui cherche à nuire à la réputation des échos, j'avouerais que pour moi l'écho n'a jamais été au delà de cinq répétitions. Il est probable que l'oréade de Lurley, jadis courtisée par tant de princes et de comtes mythologiques, commence à s'enrouer et à s'ennuyer. Cette pauvre nymphe n'a plus aujourd'hui qu'un seul adorateur, lequel s'est creusé vis-à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, deux petites chambres dans les rochers et passe sa journée à lui jouer du cor de chasse et à lui tirer des coups de fusil. Cet homme, qui fait travailler l'écho et qui en vit, est un vieux et brave hussard français. Du reste, pour un promeneur qui ne s'y attend pas, l'effet de l'écho de Lurley est extraordinaire. Un batelet qui traverse le Rhin à cet endroit-là avec ses deux petits avirons y fait un bruit formidable. En fermant les yeux, on croirait entendre passer une galère de Malte avec ses cinquante grosses rames remuées chacune par quatre forçats enchaînés. En descendant du Chat, avant de quitter Saint-Goarshausen, il faut aller voir, dans une vieille rue parallèle au Rhin, une charmante maison de la renaissance allemande, fort dédaignée de ses habitants, bien entendu. Puis on tourne à droite, on passe un pont de torrent, et l'on s'enfonce, au bruit des moulins à eau, dans la «Vallée-Suisse,» superbe ravin presque alpestre formé par la haute colline de Petersberg et par l'une des arrière-croupes du Lurley. C'est une délicieuse promenade que la Vallée-Suisse. On va, on vient, on visite les villages d'en haut, on plonge dans d'étroites gorges tellement sombres et désertes, que j'ai vu dans l'une d'elles la terre fraîchement remuée et le gazon bouleversé par la hure d'un sanglier. Ou bien on suit le bas de la ravine, entre des rochers qui ressemblent à des murs cyclopéens, sous les saules et les aunes. Là, seul, englouti profondément dans un abîme de feuilles et de fleurs, on peut errer et rêver toute la journée et écouter, comme un ami admis en tiers dans le tête-à-tête, la causerie mystérieuse du torrent et du sentier. Puis, si l'on se rapproche des routes à ornières, des fermes et des moulins, tout ce qu'on rencontre semble arrangé et groupé d'avance pour meubler le coin d'un paysage du Poussin. C'est un berger demi-nu seul avec son troupeau dans un champ de couleur fauve, et soufflant des mélodies bizarres dans une espèce de lituus antique. C'est un chariot traîné par des bœufs, comme j'en voyais dans les vignettes du Virgile Herhan que j'expliquais dans mon enfance. Entre le joug et le front des bœufs il y a un petit coussinet de cuir brodé de fleurs rouges et d'arabesques éclatantes. Ce sont de jeunes filles qui passent pieds nus, coiffées comme des statues du bas-empire. J'en ai vu une qui était charmante. Elle était assise près d'un four à sécher les fruits qui fumait doucement; elle levait vers le ciel ses grands yeux bleus et tristes, découpés comme deux amandes sur son visage bruni par le soleil; son cou était chargé de verroteries et de colliers artistement disposés pour cacher un goître naissant. Avec cette difformité mêlée à cette beauté, on eût dit une idole de l'Inde accroupie près de son autel. Tout à coup on traverse une prairie, les lèvres du ravin s'écartent, et l'on voit surgir brusquement au sommet d'une colline boisée une admirable ruine. Ce schloss, c'est le Reichenberg. C'est là que vivait, pendant les guerres du droit manuel du moyen âge, un des plus redoutables entre ces chevaliers bandits qui se surnommaient eux-mêmes _fléaux du pays_ (landschaden). La ville voisine avait beau se lamenter, l'empereur avait beau citer le brigand blasonné à la diète de l'empire, l'homme de fer s'enfermait dans sa maison de granit, continuait hardiment son orgie de toute-puissance et de rapine, et vivait, excommunié par l'Eglise, condamné par la diète, traqué par l'empereur, jusqu'à ce que sa barbe blanche lui descendit sur le ventre. Je suis entré dans le Reichenberg. Il n'y a plus rien, dans cette caverne de voleurs homériques, que des scabieuses sauvages, l'ombre déchirée des fenêtres errant sur les décombres, deux ou trois vaches qui paissent l'herbe des ruines, un reste d'armoiries mutilées par le marteau au-dessus de la grande porte, et çà et là, sous les pieds du voyageur, des pierres écartées par le passage des reptiles. J'ai aussi visité, derrière la colline du Reichenberg, quelques masures, aujourd'hui à peine visibles, d'un village disparu qui s'appelle le _village des Barbiers_. Voici ce que c'était que le village des barbiers: Le diable, qui en voulait à Frédéric Barberousse à cause de ses nombreuses croisades, eut un jour l'idée de lui couper la barbe. C'était là une vraie niche magistrale, fort convenable de diable à empereur. Il arrangea donc avec une Dalila locale je ne sais quelle trahison invraisemblable au moyen de laquelle l'empereur Barberousse, passant à Bacharach, devait être endormi, puis rasé par un des nombreux barbiers de la ville. Or, Barberousse, n'étant encore que duc de Souabe, avait obligé, du temps de ses amours avec la belle Gela, une vieille fée de la Wisper qui résolut de contrecarrer le diable. La petite fée, grosse comme une sauterelle, alla trouver un géant très-bête de ses amis, et le pria de lui prêter son sac. Le géant y consentit et s'offrit même gracieusement à accompagner la fée, ce qu'elle accepta. La petite fée se grandit probablement un peu, puis alla à Bacharach dans la nuit même qui devait précéder le passage de Barberousse, prit un à un tous les barbiers de la ville pendant qu'ils dormaient profondément, et les mit dans le sac du géant. Après quoi elle dit au géant de charger ce sac sur ses épaules et de l'emporter bien loin, n'importe où. Le géant, qui, à cause de la nuit et de sa bêtise, n'avait rien vu de ce qu'avait fait la vieille, lui obéit et s'en alla à grandes enjambées par le pays endormi avec le sac sur son dos. Cependant les barbiers de Bacharach, cognés pêle-mêle les uns contre les autres, commencèrent à se réveiller et à grouiller dans le sac. Le géant de s'effrayer et de doubler le pas. Comme il passait par-dessus le Reichenberg et qu'il levait un peu la jambe à cause de la grande tour, un des barbiers, qui avait son rasoir dans sa poche, l'en tira et fit au sac un large trou par lequel tous les barbiers tombèrent, un peu gâtés et meurtris, dans les broussailles en poussant d'effroyables cris. Le géant crut avoir sur son dos un nid de diables et se sauva à toutes jambes. Le lendemain, quand l'empereur passa à Bacharach, il n'y avait plus un barbier dans le pays; et, comme Belzébuth y arrivait de son côté, un corbeau railleur perché sur la porte de la ville dit au sire diable: «Mon ami, tu as au milieu du visage une chose très-grosse que tu ne pourrais voir dans la meilleure glace, c'est-à-dire un pied de nez.» Depuis cette époque, il n'y a plus de barbiers à Bacharach. Le fait certain, c'est qu'aujourd'hui même il est impossible d'y trouver un frater tenant boutique. Quant aux barbiers escamotés par la fée, ils s'établirent à l'endroit même où ils étaient tombés, et y bâtirent un village qu'on nomma le _village des barbiers_. C'est ainsi que l'empereur Frédéric Ier, dit Barberousse, conserva sa barbe et son surnom. Outre la Souris et le Chat, le Lurley, la Vallée-Suisse et le Reichenberg, il y a encore près de Saint-Goar le Rheinfels, dont je vous ai dit un mot tout à l'heure. Toute une montagne évidée à l'intérieur avec des crêtes de ruines sur sa tête; deux ou trois étages d'appartements et de corridors souterrains qui paraissent avoir été creusés par des taupes colossales; d'immenses décombres, des salles démesurées dont l'ogive a cinquante pieds d'ouverture; sept cachots avec leurs oubliettes pleines d'une eau croupie qui résonne, plate et morte, au choc d'une pierre; le bruit des moulins à eau dans la petite vallée derrière le château, et par les crevasses de la façade le Rhin avec quelque bateau à vapeur qui, vu de cette hauteur, semble un gros poisson vert aux yeux jaunes cheminant à fleur d'eau et dressé à porter sur son dos des hommes et des voitures; un palais féodal des landgraves de Hesse changé en énorme masure; des embrasures de canons et de catapultes, qui ressemblent à ces loges de bêtes fauves des vieux cirques romains, où l'herbe pousse; par endroits, à demi engagée dans l'antique mur éventré, une vis de Saint-Gilles ruinée et comblée, dont l'hélice fruste a l'air d'un monstrueux coquillage antédiluvien; les ardoises et les basaltes non taillées qui donnent aux archivoltes des profils de scies et de mâchoires ouvertes; de grosses douves ventrues tombées tout d'une pièce, ou, pour mieux dire, couchées sur le flanc comme si elles étaient fatiguées de se tenir debout; voilà le Rheinfels. On voit cela pour deux sous. Il semble que la terre ait tremblé sous cette ruine. Ce n'est pas un tremblement de terre, c'est Napoléon qui y a passé. En 1807 l'empereur a fait sauter le Rheinfels. Chose étrange! tout a croulé, excepté les quatre murs de la chapelle. On ne traverse pas sans une certaine émotion mélancolique ce lieu de paix préservé seul au milieu de cette effrayante citadelle bouleversée. Dans les embrasures des fenêtres on lit ces graves inscriptions, deux par chaque fenêtre:--_Sanctus Franciscus de Paula vixit 1500. Sanctus Franciscus vixit 1526.--Sanctus Dominicus vixit..._ (effacé). _Sanctus Albertus vixit 1292.--Sanctus Norbertus, 1150. Sanctus Bernardus, 1139.--Sanctus Bruno, 1115. Sanctus Benedictus, 1140._--Il y a encore un nom effacé; puis, après avoir ainsi remonté les siècles chrétiens d'auréole en auréole, on arrive à ces trois lignes majestueuses:--_Sanctus Basilius magnus, episc. Cæsareæ Cappadoci, magister monachorum orientalium, vixit anno 372._--A côté de Basile le Grand, sous la porte même de la chapelle, sont inscrits ces deux noms: _Sanctus Antonius magnus. Sanctus Paulus eremita..._--Voilà tout ce que la bombe et la mine ont respecté. Ce château formidable, qui s'est écroulé sous Napoléon, avait tremblé devant Louis XIV. L'ancienne _Gazette de_ _France_, qui s'imprimait au bureau de l'Adresse, dans les entresols du Louvre, annonce, à la date du 23 janvier 1693, que «le landgrave de Hesse-Cassel prend possession de la ville de Saint-Goar et du Rheinfels à lui cédés par le landgrave Frédéric de Hesse, résolu d'aller finir ses jours à Cologne.» Dans son numéro suivant, à la date du 5 février, elle fait savoir que «cinq cents paysans travaillent avec les soldats aux fortifications du Rheinfels.» Quinze jours après, elle proclame que «le comte de Thingen fait tendre des chaînes et construire des redoutes sur le Rhin.» Pourquoi ce landgrave qui s'enfuit? Pourquoi ces cinq cents paysans qui travaillent mêlés aux soldats? Pourquoi ces redoutes et ces chaînes tendues en hâte sur le Rhin? C'est que Louis le Grand a froncé le sourcil. La guerre d'Allemagne va recommencer. Aujourd'hui le Rheinfels, à la porte duquel est encore incrustée dans le mur la couronne ducale des landgraves, sculptée en grès rouge, est la dépendance d'une métairie. Quelques plants de vigne y végètent, et deux ou trois chèvres y broutent. Le soir, toute la ruine, découpée sur le ciel avec ses fenêtres à jour, est d'une masse magnifique. En remontant le Rhin à un mille de Saint-Goar (le mille prussien, comme la _legua_ espagnole, comme l'heure de marche turque, vaut deux lieues de France), on aperçoit tout à coup, à l'écartement de deux montagnes, une belle ville féodale répandue à mi-côte jusqu'au bord du Rhin, avec d'anciennes rues comme nous n'en voyons à Paris que dans les décors de l'Opéra, quatorze tours crénelées plus ou moins drapées de lierre, et deux grandes églises de la plus pure époque gothique. C'est Oberwesel, une des villes du Rhin qui ont le plus guerroyé. Les vieilles murailles d'Oberwesel sont criblées de coups de canon et de trous de balles. On peut y déchiffrer, comme sur un palimpseste, les gros boulets de fer des archevêques de Tréves, les biscaïens de Louis XIV et notre mitraille révolutionnaire. Aujourd'hui Oberwesel n'est plus qu'un vieux soldat qui s'est fait vigneron. Son vin rouge est excellent. Comme presque toutes les villes du Rhin, Oberwesel a sur sa montagne son château en ruines, le Schœnberg, un des décombres les plus admirablement écroulés qui soient en Europe. C'est dans le Schœnberg qu'habitaient, au dixième siècle, ces sept rieuses et cruelles _demoiselles_ qu'on peut voir aujourd'hui, par les brèches de leur château, changées en sept rochers au milieu du fleuve. L'excursion de Saint-Goar à Oberwesel est pleine d'attrait. La route côtoie le Rhin, qui là se rétrécit subitement et s'étrangle entre de hautes collines. Aucune maison, presque aucun passant. Le lieu est désert, muet et sauvage. De grands bancs d'ardoise à demi rongés sortent du fleuve et couvrent la rive comme des tas d'écailles gigantesques. De temps en temps on entrevoit, à demi cachée sous les épines et les osiers et comme embusquée au bord du Rhin, une espèce d'immense araignée formée par deux longues perches souples et courbes, croisées transversalement, réunies à leur milieu et à leur point culminant par un gros nœud rattaché à un levier, et plongeant leurs quatre pointes dans l'eau. C'est une araignée en effet. Par instants, dans cette solitude et dans ce silence, le levier mystérieux s'ébranle, et l'on voit la hideuse bête se soulever lentement tenant entre ses pattes sa toile, au milieu de laquelle saute et se tord un beau saumon d'argent. Le soir, après avoir fait une de ces magnifiques courses qui ouvrent jusque dans leurs derniers cæcums les cavernes profondes de l'estomac, on rentre à Saint-Goar, et l'on trouve au bout d'une longue table, ornée de distance en distance de fumeurs silencieux, un de ces excellents et honnêtes soupers allemands où les perdreaux sont plus gros que les poulets. Là, on se répare à merveille, surtout si l'on sait se plier comme le voyageur Ulysse aux mœurs des nations, et si l'on a le bon esprit de ne pas prendre en scandale certaines rencontres bizarres qui ont lieu quelquefois dans le même plat, par exemple, d'un canard rôti avec une marmelade de pommes, ou d'une hure de sanglier avec un pot de confitures. Vers la fin du souper, une fanfare mêlée de mousquetade éclate tout à coup au dehors. On se met en hâte à la fenêtre. C'est le hussard français qui fait travailler l'écho de Saint-Goar. L'écho de Saint-Goar n'est pas moins merveilleux que l'écho de Lurley. La chose est admirable en effet. Chaque coup de pistolet devient coup de canon dans cette montagne. Chaque dentelle de la fanfare se répète avec une netteté prodigieuse dans la profondeur ténébreuse des vallées. Ce sont des symphonies délicates, exquises, voilées, affaiblies, légèrement ironiques, qui semblent se moquer de vous en vous caressant. Comme il est impossible de croire que cette grosse montagne lourde et noire ait tant d'esprit, au bout de très-peu d'instants on est dupe de l'illusion, et le penseur le plus positif est prêt à jurer qu'il y a là-bas, dans ces ombres, sous quelque bocage fantastique, un être surnaturel et solitaire, une fée quelconque, une Titania qui s'amuse à parodier délicieusement les musiques humaines et à jeter la moitié d'une montagne par terre chaque fois qu'elle entend un coup de fusil. C'est tout à la fois effrayant et charmant. L'effet serait bien plus profond encore si l'on pouvait oublier un moment qu'on est à la croisée d'une auberge et que cette sensation extraordinaire vous est servie comme un plat de plus dans le dessert. Mais tout se passe le plus naturellement du monde; l'opération terminée, un valet d'auberge, tenant à la main une assiette d'étain qu'il présente aux offrandes, fait le tour de la salle pour le hussard, qui se tient dans un coin par dignité, et tout est terminé. Chacun se retire après avoir payé son écho. TABLE. PRÉFACE 1 LETTRE I. De Paris à la Ferté-sous-Jouarre 17 LETTRE II. Montmirail.--Montmort.--Épernay 25 LETTRE III. Châlons.--Sainte-Menehould.--Varennes 31 LETTRE IV. De Villers-Cotterets à la frontière 49 LETTRE V. Givet 68 LETTRE VI. Les bords de la Meuse.--Dinant. Namur 74 LETTRE VII. Les bords de la Meuse.--Huy.--Liége 81 LETTRE VIII. Les bords de la Vesdre.--Verviers 92 LETTRE IX. Aix-la-Chapelle.--Le tombeau de Charlemagne 96 LETTRE X. Cologne 118 LETTRE XI. A propos de la maison Ibach 142 LETTRE XII. A propos du musée Wallraf 149 LETTRE XIII. Andernach 156 LETTRE XIV. Le Rhin 166 LETTRE XV. La Souris 186 LETTRE XVI. A travers champs 195 LETTRE XVII. Saint-Goar 200 Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation, rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon. TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirard, LE RHIN II TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirard, 9 VICTOR HUGO LE RHIN II COLLECTION HETZEL PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie RUE PIERRE-SARRAZIN, No 14 1858 Droit de traduction réservé LETTRE XVIII BACHARACH. Les harmonies des vieilles femmes et des rouets.--Bacharach.--Bric-à-brac.--Les girouettes et les tourelles.--Les goîtreux et les jolies filles.--L'auteur est plongé dans l'admiration.--Une des malices que Sibo de Lorch faisait aux gnomes. A ville sévère paysage féroce.--L'auteur laisse entrevoir sa haine pour les façades blanches à contrevents verts.--Il appelle effroyable ce qu'il trouve admirable.--Où diable une marchande de modes va-t-elle se nicher?--L'auteur se souvient de ce que Thésée dit au lion dans le _Songe d'une nuit d'été_.--Le _Wildes Gefæhrt_.--Les grâces de Bacharach.--Quatre mots sur Frédéric II.--Effet que fait un voyageur aux gens de Bacharach.--L'Europe, la civilisation et le dix-neuvième siècle accrochés à un clou dans un cabinet.--Symptômes graves.--Ce que c'était que cette chose gaie, jolie et charmante que l'auteur avait sous sa croisée.--Saint-Werner. Lorch, 23 août. Je suis en ce moment dans les vieilles villes les plus jolies, les plus honnêtes et les plus inconnues du monde. J'habite des intérieurs de Rembrandt avec des cages pleines d'oiseaux aux fenêtres, des lanternes bizarres au plafond, et, dans le coin des chambres, des degrés en colimaçon qu'un rayon de soleil escalade lentement. Une vieille femme et un rouet à pieds torses bougonnent dans l'ombre ensemble à qui mieux mieux. J'ai passé trois jours à Bacharach, façon de cour des Miracles oubliée au bord du Rhin par le bon goût voltairien, par la révolution française, par les batailles de Louis XIV, par les canonnades de 97 et de 1805, et par les architectes élégants et sages qui font des maisons en forme de commodes et de secrétaires. Bacharach est bien le plus antique monceau d'habitations humaines que j'aie vu de ma vie. Auprès de Bacharach, Oberwesel, Saint-Goar et Andernach sont des rues de Rivoli et des cités Bergère. Bacharach est l'ancienne Bacchi ara. On dirait qu'un géant, marchand de bric-à-brac, voulant tenir boutique sur le Rhin, a pris une montagne pour étagère et y a disposé du haut en bas, avec son goût de géant, un tas de curiosités énormes. Cela commence sous le Rhin même. Il y a là, à fleur d'eau, un rocher volcanique selon les uns, un peulven celtique selon les autres, un autel romain selon les derniers, qu'on appelle l'_ara Bacchi_. Puis, au bord du fleuve, deux ou trois vieilles coques de navires vermoulues, coupées en deux et plantées debout en terre, qui servent de cahutes à des pêcheurs. Puis, derrière les cahutes, une enceinte jadis crénelée, contre-butée par quatre tours carrées les plus ébréchées, les plus mitraillées, les plus croulantes qu'il y ait. Puis contre l'enceinte même, où les maisons se sont percé des fenêtres et des galeries, et au delà sur le pied de la montagne, un indescriptible pêle-mêle d'édifices amusant, masures bijoux, tourelles fantasques, façades bossues, pignons impossibles dont le double escalier porte un clocheton poussé comme une asperge sur chacun de ses degrés, lourdes poutres dessinant sur des cabanes de délicates arabesques, greniers en volutes, balcons à jour, cheminées figurant des tiares et des couronnes philosophiquement pleines de fumée, girouettes extravagantes, lesquelles ne sont plus des girouettes, mais des lettres majuscules de vieux manuscrits découpées dans la tôle à l'emporte-pièce, qui grincent au vent. (J'ai eu entre autres au-dessus de ma tête un R qui passait toute la nuit à se nommer:--rrrr.) Dans cet admirable fouillis une place,--une place tortue, faite par des blocs de maisons tombés du ciel au hasard, qui a plus de baies, d'îlots, de récifs et de promontoires qu'un golfe de Norwége. D'un côté de cette place deux polyèdres composés de constructions gothiques, surplombant, penchés, grimaçant, et se tenant effrontément debout contre toute géométrie et tout équilibre. De l'autre côté une belle et rare église romane, percée d'un portail à losanges, surmontée d'un haut clocher militaire, cordonné à l'abside d'une galerie de petites archivoltes à colonnettes de marbre noir, et partout incrustée de tombes de la renaissance comme une châsse de pierreries. Au-dessus de l'église byzantine, à mi-côte, la ruine d'une autre église, du quinzième siècle, en grès rouge, sans portes, sans toit et sans vitraux, magnifique squelette qui se profile fièrement sur le ciel. Enfin, pour couronnement, au haut de la montagne, les décombres et les arrachements couverts de lierre d'un schloss, le château de Stalech, résidences de comtes palatins au douzième siècle. Tout cela est Bacharach. Ce vieux bourg-fée, où fourmillent les contes et les légendes, est occupé par une population d'habitants pittoresques, qui tous, les anciens et les jeunes, les marmots et les grands-pères, les goîtreux et les jolies filles, ont dans le regard, dans le profil et dans la tournure je ne sais quels airs du treizième siècle. Ce qui n'empêche pas les jolies filles d'y être très-jolies; au contraire. Du haut du schloss on a une vue immense, et l'on découvre dans les embrasures des montagnes cinq autres châteaux en ruines; sur la rive gauche, Furstemberg, Sonneck et Heimburg; de l'autre côté du fleuve, à l'ouest, on entrevoit le vaste Gutenfels, plein du souvenir de Gustave-Adolphe; et vers l'est, au-dessus d'une vallée qui est le fabuleux Wisperthal, au faîte d'une colline, sur une petite éminence qui lui sert de piédestal, cette botte de noires tours qui ressemble à l'ancienne Bastille de Paris, c'est le manoir inhospitalier dont Sibo de Lorch refusait d'ouvrir la porte aux gnomes dans les nuits d'orage. Bacharach est dans un paysage farouche. Des nuées presque toujours accrochées à ses hautes ruines, des rochers abrupts, une eau sauvage, enveloppent dignement cette vieille ville sévère, qui a été romaine, qui a été romane, qui a été gothique, et qui ne veut pas devenir moderne. Chose remarquable, une ceinture d'écueils qui l'entoure de toutes parts empêche les bateaux à vapeur d'aborder et tient la civilisation à distance. Aucune touche discordante, aucune façade blanche à contrevents verts ne dérange l'austère harmonie de cet ensemble. Tout y concourt, jusqu'à ce nom, _Bacharach_, qui semble un ancien cri des bacchanales, accommodé pour le sabbat. Je dois pourtant dire, en historien fidèle, que j'ai vu une marchande de modes installée avec ses rubans roses et ses bonnets blancs sous une effroyable ogive toute noire du douzième siècle. Le Rhin mugit superbement autour de Bacharach. Il semble qu'il aime et qu'il garde avec orgueil sa vieille cité. On est tenté de lui crier: _Bien rugi, lion!_ A une portée d'arquebuse de la ville il s'engouffre et tourne sur lui-même dans un entonnoir de rochers en imitant l'écume et le bruit de l'Océan. Ce mauvais pas s'appelle le _Wildes Gefært_. Il est tout à la fois beaucoup plus effrayant et beaucoup moins dangereux que la Bank de Saint-Goar.--Il ne faut pas juger des gouffres, etc. Quand le soleil écarte un nuage et vient rire à une lucarne du ciel, rien n'est plus ravissant que Bacharach. Toutes ces façades décrépites et rechignées se dérident et s'épanouissent. Les ombres des tourelles et des girouettes dessinent mille angles bizarres. Les fleurs--il y a là des fleurs partout--se mettent à la fenêtre en même temps que les femmes, et sur tous les seuils apparaissent, par groupes gais et paisibles, les enfants et les vieillards, se réchauffant pêle-mêle au rayon de midi,--les vieillards avec ce pâle sourire qui dit: _Déjà plus!_ les enfants avec ce doux regard qui dit: _Pas encore!_ Au milieu de ce bon peuple va et vient et se promene un sergent prussien en uniforme avec une mine entre chien et loup. Du reste, que ce soit esprit du pays, que ce soit jalousie de la Prusse, je n'ai pas vu dans les cadres qui pendent aux murailles des auberges d'autre grand homme que ce conquérant au profil quelque peu rococo, cette espèce de Napoléon-Louis XV, vrai héros, vrai penseur et vrai prince d'ailleurs, qu'on appelle Frédéric II. A Bacharach un passant est un phénomène. On n'est pas seulement étranger, on est étrange. Le voyageur est regardé et suivi avec des yeux effarés. Cela tient à ce que, hors quelques pauvres peintres cheminant à pied, le sac sur le dos, personne ne daigne visiter l'antique capitale répudiée des comtes palatins, affreux trou dont s'écartent les dampfschiffs et que tous les répertoires du Rhin qualifient de _ville triste_. Cependant je dois avouer encore qu'il y avait dans un cabinet voisin de ma chambre une lithographie représentant l'EUROPE, c'est-à-dire deux belles dames décolletées et un beau monsieur à moustaches chantant autour d'un piano, accompagnés de ce quatrain folâtre peu digne de Bacharach: L'EUROPE. L'Europe enchanteresse où la France en jouant Donne partout les lois de sa mode éphémère. Les plaisirs, les beaux-arts et le sexe charmant Sont les cultes chéris de cette heureuse terre. La marchande de modes avec ses rubans roses, cette lithographie et ce quatrain-empire, c'est l'aube du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à Bacharach. J'avais sous ma croisée tout un petit monde heureux et charmant. C'était une sorte d'arrière-cour attenante à l'église romane, d'où l'on peut monter par un roide escalier en lave jusqu'aux ruines de l'église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les hautes herbes jusqu'au menton, trois petits garçons et deux petites filles qui battaient volontiers les trois petits garçons. Ils pouvaient bien avoir à eux cinq une quinzaine d'années. Le gazon, légèrement ondulé par endroits, était tellement épais, qu'on ne voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeusement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques raisins. Au milieu des pampres, deux mannequins-épouvantails, costumés en Lubins d'opéra-comique, emperruqués et coiffés d'affreux tricornes, s'efforçaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n'empêchait pas d'abonder sur ces grappes les verdiers, les bergeronnettes et les hochequeues. Dans tous les coins du jardinet, des gerbes étoilées de soleils, de roses-trémières et de reines-marguerites, éclataient comme les bouquets d'un feu d'artifice. Autour de ces touffes flottait sans cesse une neige vivante de papillons blancs auxquels se mêlaient des plumes échappées d'un colombier voisin. Chaque fleur et chaque grappe avait en outre sa nuée de mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au soleil. Les mouches bourdonnaient, les enfants babillaient et les oiseaux chantaient, et le bourdonnement des mouches, le babil des enfants et le chant des oiseaux se découpaient sur un roucoulement continu de colombes et de tourterelles. Le soir de mon arrivée, après avoir admiré jusqu'à la nuit ce réjouissant jardin, l'escalier en lave s'offrit à moi et il me prit fantaisie de monter, par un beau clair d'étoiles, jusqu'aux ruines de l'église gothique, laquelle était dédiée à saint Werner, qui fut martyrisé à Oberwesel. Après avoir gravi les soixante ou quatre-vingts marches sans rampe et sans garde-fou, j'arrivai sur la plate-forme tapissée d'herbe, où s'enracine puissamment la belle nef démantelée. Là, pendant que la ville dormait dans une ombre profonde sous mes pieds, je contemplais le ciel et les ruines difformes du château palatin à travers le fenestrage noir des meneaux et des rosaces. Un doux vent de nuit courbait à peine les folles avoines desséchées. Tout à coup je sentis que la terre pliait et s'enfonçait sous moi. Je baissai les yeux, et, à la lueur des constellations, je reconnus que je marchais sur une fosse fraîchement creusée. Je regardai autour de moi; des croix noires avec des têtes de mort blanches surgissaient vaguement de toutes parts. Je me rappelai alors les molles ondulations du terrain d'en bas. J'avoue qu'en ce moment-là je ne pus me défendre de cette espèce de frisson que donne l'inattendu. Mon charmant jardinet plein d'enfants, d'oiseaux, de colombes, de papillons, de musique, de lumière, de vie et de joie, était un cimetière. LETTRE XIX FEUER! FEUER! Comment on est réveillé à Bacharach.--Comment on est réveillé à Lorches.--L'échelle du diable.--Gilgen.--La fée Ave.--Le chevalier Heppius.--L'auteur va en Chine.--L'auteur recommande Lorch aux ivrognes.--Comment il se fait qu'une feuille de papier blanc devient rouge.--L'auteur ouvre sa croisée.--Effrayant spectacle qu'il voit.--_Feuer! Feuer!_--Silhouettes de gens en chemise.--L'auteur monte dans le grenier.--Le spectacle reste effrayant et devient magnifique.--L'auteur assiste à la plus éternelle de toutes les luttes et au plus ancien de tous les combats.--Paysage vu à travers cela.--Grande chose pleine de petites, comme toutes les grandes choses.--Feux de veuve.--Croisées qui s'ouvrent et qui se ferment.--Les flammes bleues.--Les poutres qui se dandinent.--Le papier à fleurs.--Première bucolique, le berger qui joue avec la bergère.--Deuxième bucolique, l'arbre qui joue avec le feu.--Les Anglaises.--Les marmots.--La catastrophe.--Ce qui reste de la chose à quatre heures du matin.--Propreté des servantes.--Probité des paysans.--Histoire de l'Anglais qui soupe et qui se couche et qui ne se dérange pas. Lorch, août. A Bacharah, minuit venu, on se couche, on ferme les yeux, on laisse tomber les idées qu'on a portées toute la journée, on arrive à cet instant où l'on a en soi tout ensemble quelque chose d'éveillé et quelque chose d'endormi, où le corps fatigué se repose déjà, où la pensée opiniâtre travaille encore, où il semble que le sommeil se sente vivre et que la vie se sente sommeiller. Tout à coup un bruit perce l'ombre et parvient jusqu'à vous, un bruit singulier, inexprimable, horrible, une espèce de grondement fauve, à la fois menaçant et plaintif, qui se mêle au vent de la nuit et qui semble venir de ce haut cimetière situé au-dessus de la ville où vous avez vu le matin même les onze gargouilles de pierre de l'église écroulée de Saint-Werner ouvrir la gueule comme si elles se préparaient à hurler. Vous vous réveillez en sursaut, vous vous dressez sur votre séant, vous écoutez:--Qu'est cela?--C'est le crieur de nuit qui souffle dans sa trompe et qui avertit la ville que tout est bien, qu'elle peut dormir tranquille. Soit; mais je ne crois pas qu'il soit possible de rassurer les gens d'une manière plus effrayante. A Lorch on peut être réveillé d'une façon encore plus dramatique. Mais d'abord, mon ami, laissez-moi vous dire ce que c'est que Lorch. Lorch est un gros bourg d'environ dix-huit cents habitants, situé sur la rive droite du Rhin et se prolongeant en équerre le long de la Wisper, dont il marque l'embouchure. C'est la vallée des contes et des fables; c'est le pays des petites fées-sauterelles. Lorch est placé au pied de l'Echelle-du-Diable, haute roche presque à pic que le vaillant Gilgen escalada à cheval pour aller chercher sa fiancée, cachée par les gnomes sur le sommet du mont. C'est à Lorch que la fée Ave inventa, disent les légendes, l'art de faire du drap pour vêtir son amant, le frileux chevalier romain Heppius,--lequel a donné son nom à Heppenheim. Il est remarquable, soit dit en passant, que, chez tous les peuples et dans toutes les mythologies, l'art de tisser les étoffes a été inventé par une femme: pour les Egyptiens, c'est Isis; pour les Lydiens, Arachné; pour les Grecs, Minerve; pour les Péruviens, Menacella, femme de Manco-Capac; pour les villages du Rhin, c'est la fée Ave. Les Chinois seuls attribuent cette imagination à un homme, l'empereur Yas; et encore pour les Chinois l'empereur n'est-il pas un homme, c'est un être fantastique dont la réalité disparaît sous les titres bizarres dont ils l'affublent. Ils ne connaissent pas sa nature, car ils l'appellent le _Dragon_; ils ignorent son âge, car ils l'appellent _Dix-Mille-Ans_; ils ne savent pas son sexe, car ils l'appellent la _Mère_. Mais que vais-je faire en Chine? Je reviens à Lorch. Pardonnez-moi l'enjambée. Le premier vin rouge du Rhin s'est fait à Lorch. Lorch existait avant Charlemagne et a laissé trace dans des chartes de 732. Henri III, archevêque de Mayence, s'y plaisait et y résida en 1348. Aujourd'hui il n'y a plus à Lorch ni chevaliers romains, ni fées, ni archevêques; mais la petite ville est heureuse, le paysage est magnifique, les habitants sont hospitaliers. La belle maison de la Renaissance qui est au bord du Rhin a une façade aussi originale et aussi riche en son genre que celle de notre manoir français de Meillan. La forteresse fabuleuse du vieux Sibo protége le bourg, que menace de l'autre rive du fleuve le château historique de Furstemberg avec sa grande tour, ronde au dehors, hexagone au dedans. Et rien n'est charmant comme de voir prospérer joyeusement cette petite colonie vivace de paysans entre ces deux effrayants squelettes qui ont été deux citadelles. Maintenant voici comment une de mes nuits a été troublée à Lorch: L'autre semaine, il pouvait être une heure du matin, tout le bourg dormait, j'écrivais dans ma chambre, lorsque tout à coup je m'aperçois que mon papier est devenu rouge sous ma plume. Je lève les yeux, je n'étais plus éclairé par ma lampe, mais par mes fenêtres. Mes deux fenêtres s'étaient changées en deux grandes tables d'opale rose à travers lesquelles se répandait autour de moi une réverbération étrange. Je les ouvre, je regarde. Une grosse voûte de flamme et de fumée se courbait à quelques toises au-dessus de ma tête avec un bruit effrayant. C'était tout simplement l'hôtel P., le gasthaus voisin du mien, qui avait pris feu et qui brûlait. En un instant l'auberge se réveille, tout le bourg est sur pied, le cri _Feuer! feuer!_ emplit le quai et les rues, le tocsin éclate. Moi, je ferme mes croisées et j'ouvre ma porte. Autre spectacle. Le grand escalier de bois de mon gasthaus, touchant presque à la maison incendiée et éclairé par de larges fenêtres, semblait lui-même tout en feu; et sur cet escalier, du haut en bas, se heurtait, se pressait et se foulait une cohue d'ombres surchargées de silhouettes bizarres. C'était toute l'auberge qui déménageait, l'un en caleçon, l'autre en chemise, les voyageurs avec leurs malles, les domestiques avec les meubles. Tous ces fuyards étaient encore à moitié endormis. Personne ne criait ni ne parlait. C'était le bruit d'une fourmilière. Un horrible flamboiement remplissait les intervalles de toutes les têtes. Quant à moi, car chacun pense à soi dans ces moments-là, j'ai fort peu de bagage, j'étais logé au premier, et je ne courais d'autre risque que d'être forcé de sortir de la maison par la fenêtre. Cependant un orage était survenu, il pleuvait à verse. Comme il arrive toujours lorsqu'on se hâte, l'hôtel se vidait lentement; et il y eut un instant d'affreuse confusion. Les uns voulaient entrer, les autres sortir; les gros meubles descendaient lourdement des fenêtres attachés à des cordes, les matelas, les sacs de nuit et les paquets de linge tombaient du haut du toit sur le pavé; les femmes s'épouvantaient, les enfants pleuraient; les paysans, réveillés par le tocsin, accouraient de la montagne avec leurs grands chapeaux ruisselant d'eau et leurs seaux de cuir à la main. Le feu avait déjà gagné le grenier de la maison, et l'on se disait qu'il avait été mis exprès à l'auberge P.; circonstance qui ajoute toujours un intérêt sombre et une sorte d'arrière-scène dramatique à un incendie. Bientôt les pompes sont arrivées, les chaînes de travailleurs se sont formées, et je suis monté dans le grenier, énorme enchevêtrement, à plusieurs étages, de charpentes pittoresques comme en recouvrent tous ces grands toits d'ardoise des bords du Rhin. Toute la charpente de la maison voisine brûlait dans une seule flamme. Cette immense pyramide de braise, surmontée d'un vaste panache rouge que secouait le vent de l'orage, se penchait avec des craquements sourds sur notre toit, déjà allumé et pétillant çà et là. La question était sérieuse; si notre toit prenait feu, dix maisons à coup sûr, et peut-être avec l'aide du vent, le tiers de la ville brûlaient. La besogne a été rude. Il a fallu, sous les flammèches et les tourbillons d'étincelles, écorcer les ardoises d'une partie du toit et couper les pignons-girouettes des lucarnes. Les pompes étaient admirablement servies. Des lucarnes du grenier, je plongeais dans la fournaise et j'étais pour ainsi dire dans l'incendie même. C'est une effroyable et admirable chose qu'un incendie vu à brûle-pourpoint. Je n'avais jamais eu ce spectacle;--puisque j'y étais,--je l'ai accepté. Au premier moment, quand on se voit comme enveloppé dans cette monstrueuse caverne de feu où tout flambe, reluit, petille, crie, souffre, éclate et croule, on ne peut se défendre d'un mouvement d'anxiété; il semble que tout est perdu et que rien ne saura lutter contre cette force affreuse qu'on appelle le feu; mais dès que les pompes arrivent on reprend courage. On ne peut se figurer avec quelle rage l'eau attaque son ennemi. A peine la pompe, ce long serpent qu'on entend haleter en bas dans les ténèbres, a-t-elle passé au-dessus du mur sombre son cou effilé et fait étinceler dans la flamme sa fine tête de cuivre, qu'elle crache avec fureur un jet d'acier liquide sur l'épouvantable chimère à mille têtes. Le brasier, attaqué à l'improviste, hurle, se dresse, bondit effroyablement, ouvre d'horribles gueules pleines de rubis et lèche de ses innombrables langues toutes les portes et les fenêtres à la fois. La vapeur se mêle à la fumée; des tourbillons blancs et des tourbillons noirs s'en vont à tous les souffles du vent et se tordent et s'étreignent dans l'ombre sous les nuées. Le sifflement de l'eau répond au mugissement du feu. Rien n'est plus terrible et plus grand que cet ancien et éternel combat de l'hydre et du dragon. La force de la colonne d'eau lancée par la pompe est prodigieuse. Les ardoises et les briques qu'elle touche se brisent et s'éparpillent comme des écailles. Quand la charpente enfin s'est écroulée, magnifique moment où le panache écarlate de l'incendie a été remplacé au milieu d'un bruit terrible par une immense et haute aigrette d'étincelles, une cheminée est restée debout sur la maison comme une espèce de petite tour de pierre. Un jet de pompe l'a jetée dans le gouffre. Le Rhin, les villages, les montagnes, les ruines, tout le spectre sanglant du paysage reparaissant à cette lueur, se mêlaient à la fumée, aux flammes, au glas continuel du tocsin, au fracas des pans du mur s'abattant tout entiers comme des ponts-levis, aux coups sourds de la hache, au tumulte de l'orage et à la rumeur de la ville. Vraiment c'était hideux, mais c'était beau. Si l'on regarde les détails de cette grande chose, rien de plus singulier. Dans l'intervalle d'un tourbillon de feu et d'un tourbillon de fumée, des têtes d'hommes surgissent au bout d'une échelle. On voit ces hommes inonder, en quelque sorte à bout portant, la flamme acharnée qui lutte et voltige et s'obstine sous le jet même de l'eau. Au milieu de cet affreux chaos, il y a des espèces de réduits silencieux où de petits incendies tranquilles petillent doucement dans des coins comme un feu de veuve. Les croisées des chambres devenues inaccessibles s'ouvrent et se ferment au vent. De jolies flammes bleues frissonnent aux pointes des poutres. De lourdes charpentes se détachent du bord du toit et restent suspendues à un clou, balancées par l'ouragan au-dessus de la rue et enveloppées d'une longue flamme. D'autres tombent dans l'étroit entre-deux des maisons et établissent là un pont de braise. Dans l'intérieur des appartements, les papiers parisiens à bordures prétentieuses disparaissent et reparaissent à travers des bouffées de cendre rouge. Il y avait au troisième étage un pauvre trumeau Louis XV, avec des arbres-rocaille et des bergers de Gentil-Bernard, qui a lutté longtemps. Je le regardais avec admiration. Je n'ai jamais vu une églogue faire si bonne contenance. Enfin une grande flamme est entrée dans la chambre, a saisi l'infortuné paysage vert-céladon, et le villageois embrassant la villageoise, et Tircis cajolant Glycère s'en est allé en fumée. Comme pendant, un pauvre petit jardinet, affreusement arrosé de charbons ardents, brûlait au bas de la maison. Un jeune acacia, appuyé à un treillage embrasé, s'est obstiné à ne pas prendre feu et est resté intact pendant quatre heures, secouant sa jolie tête verte sous une pluie d'étincelles. Ajoutez à cela quelques blondes et pâles Anglaises demi-nues sous l'averse à côté de leurs valises, à quelques pas de l'auberge, et tous les enfants du lieu riant aux éclats et battant des mains chaque fois qu'un jet de pompe se dispersait jusqu'à eux, et vous aurez une idée assez complète de l'incendie de l'hôtel P.--à Lorch. Une maison qui brûle, ce n'est qu'une maison qui brûle; mais le côté vraiment triste de la chose, c'est qu'un pauvre homme y a été tué. Vers quatre heures du matin, on était ce qu'on appelle _maître du feu_; le gasthaus P.--, toits, plafonds, escaliers et planchers effondrés, flambait entre ses quatre murs, et nous avions réussi à sauver notre auberge. Alors, et presque sans entr'acte, l'eau a succédé au feu. Une nuée de servantes, brossant, frottant, épongeant, essuyant, a envahi les chambres, et en moins d'une heure la maison a été lavée du haut en bas. Chose remarquable, rien n'a été dérobé. Tous ces effets déménagés en hâte, sous la pluie, au milieu de la nuit, ont été religieusement rapportés par les très-pauvres paysans de Lorch. Au reste, ces accidents ne sont pas rares sur les bords du Rhin. Toute maison de bois contient un incendie, et ici les maisons de bois abondent. A Saint-Goar seulement, il y a en ce moment, à différentes places de la ville, quatre ou cinq masures faites par des incendies. Le lendemain matin, je remarquai avec quelque surprise au rez-de-chaussée de la maison incendiée deux ou trois chambres fermées, parfaitement entières, au dessus desquelles tout cet embrasement avait fait rage sans y rien déranger. Voici à ce propos une historiette qu'on raconte dans le pays. Je ne la garantis pas.--Il y a quelques années, un Anglais arriva assez tard à une auberge de Braubach, soupa et se coucha. Dans le milieu de la nuit, l'auberge prend feu. On entre en hâte dans la chambre de l'Anglais. Il dormait. On le réveille. On lui explique la chose, et que le feu est au logis, et qu'il faut décamper sur-le-champ.--Au diable! dit l'Anglais, vous me réveillez pour cela! Laissez-moi tranquille. Je suis fatigué et je ne me lèverai pas. Sont-ils fous de s'imaginer que je vais me mettre à courir les champs en chemise à minuit! Je prétends dormir mes neuf heures tout à mon aise. Eteignez le feu si bon vous semble, je ne vous en empêche pas. Quant à moi, je suis bien dans mon lit, j'y reste. Bonne nuit, mes amis, à demain.--Cela dit, il se recoucha. Il n'y eut aucun moyen de lui faire entendre raison, et, comme le feu gagnait, les gens se sauvèrent, après avoir refermé la porte sur l'Anglais rendormi et ronflant. L'incendie fut terrible, on l'éteignit à grand'peine. Le lendemain matin, les hommes qui déblayaient les décombres arrivèrent à la chambre de l'Anglais, ouvrirent la porte et trouvèrent le voyageur à demi éveillé, se frottant les yeux dans son lit, qui leur cria en bâillant dès qu'il les aperçut: «Pourriez-vous me dire s'il y a un tire-bottes dans cette maison?» Il se leva, déjeuna très-fort et repartit admirablement reposé et frais, au grand déplaisir des garçons du pays, lesquels comptaient bien faire avec la momie de l'Anglais ce qu'on appelle dans la vallée du Rhin un _bourgmestre sec_, c'est-à-dire un mort parfaitement fumé et conservé, qu'on montre pour quelques liards aux étrangers. LETTRE XX DE LORCH A BINGEN. La langue légale et la langue française.--Loi. _Article unique_: Qui parlera français payera l'amende.--Théorie du voyage à pied.--Souvenirs.--Première aventure.--Note sur Claye.--Ce qui apparaît à l'auteur entre la quatrième et la cinquième ligne.-- L'auteur voit des ours en plein midi.--Peinture gracieuse d'après nature.--L'auteur laisse entrevoir l'inexprimable plaisir que lui font les tragédies classiques.--Intéressant épisode de la mouche.--Incident.--Ce que signifie l'intervalle qui sépare les mots _entendre passer_ des mots _les sérénades_.--Incident.--Incident.-- Incident.--Incident.--Explication.--Cela n'empêche pas que l'auteur eût fort bien pu être accepté par ces saltimbanques à quatre pattes comme le dessert de leur déjeuner.--Deuxième aventure.--G.--Histoire naturelle chimérique d'Aristote et de Pline.--En quels lieux les hommes font volontiers leurs plus monstrueuses inepties.--Incident.--Un rébus d'Horace.--D'où venait le vacarme.--Portraits de deux hommes admirés.--Tableau de beaucoup d'hommes qui admirent.--L'homme chevelu parle.--G. tressaille.--L'auteur écrit ce que dit le charlatan.--Dialogue de celui qui est en haut avec celui qui est en bas.--L'auteur éclate de rire et indigne tous ceux qui l'entourent.--Puissance de ce qui est inintelligible sur ce qui est inintelligent.--Mot amer de G. sur la troisième classe de l'institut.--Dans quelles circonstances l'auteur voyage à pied.--Fursteneck.--L'auteur grimpe assez haut pour constater une erreur des antiquaires.--Cadenet, Luynes, Branbes.--L'auteur subit sur la grande route son examen de bachelier.--Heimberg.--Sonneck.--Falkenburg.--L'auteur va devant lui.--Noms et fantômes évoqués.--Contemplation.--Un château en ruine.--L'auteur y entre.--Ce qu'il y trouve.--Tombeau mystérieux.--Apparition gracieuse.--L'auteur se met à parler anglais de la façon le plus grotesque.--Esquisse d'une théorie des femmes, des filles et des enfants.--Stella.--L'auteur, quoique découragé et humilié, s'aventure à faire quatre vers français.-- Conjectures sur l'homme sans tête.--L'auteur cherche dans le Falkenburg les traces de Guntram et de Liba.--La langue de l'homme a de si singuliers caprices, que _Trajani Castrum_ devient _Trecktlingshausen_.--L'auteur déjeune d'un gigot horriblement dur.--Sa grandeur d'âme à cette occasion.--Paysage.--Saint-Clément. --Le Reichenstein.--Le Rheinstein.--Le Vaugtsberg.--L'auteur raconte des choses de son enfance.--Légende du mauvais archevêque.--Au neuvième siècle on était mangé par les rats sur le Rhin comme on l'est aujourd'hui à l'Opéra.--Moralité des contes différente de la moralité de l'histoire.--_Mauth_ et _Maüse_.--Comment une petite estampe encadrée de noir, accrochée au-dessus du lit d'un enfant devient pour lui quand il est homme une grande et formidable vision.--Crépuscule.--L'auteur se risque encore à faire des vers français.--Effrayante apparition entre deux montagnes de l'estampe encadrée de noir.--Le Maüsethurm.--Vertige.--L'auteur réveille un batelier qui se trouve là.--A quel trajet l'auteur se hasarde.--Le Bingerloch.--Réalités difformes et fantastiques vues au milieu de la nuit.--Ce que l'auteur trouve dans le lieu sinistre où il est allé.--Description minutieuse et détaillée de cette chose horrible et célèbre.--Salut au drapeau.--Arrivée à Bingen.--Visite au Klopp.--La Grande-Ourse. Bingen, 27 août. De Lorch à Bingen, il y a deux milles d'Allemagne, en d'autres termes, quatre lieues de France, ou seize _kilomètres_, dans l'affreuse langue que la loi veut nous faire, comme si c'était à la loi de faire la langue. Tout au contraire, mon ami, dans une foule de cas, c'est à la langue de faire la loi. Vous savez mon goût. Toutes les fois que je puis continuer un peu ma route à pied, c'est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n'y manque pas. Rien n'est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager.--A pied!--On s'appartient, on est libre, on est joyeux; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l'on déjeune, à l'arbre où l'on s'abrite, à l'église où l'on se recueille. On part, on s'arrête; on repart, rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. A chaque pas qu'on fait, il vous vient une idée. Il semble qu'on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, assis à l'ombre au bord d'une grande route, à côté d'une petite source vive d'où sortaient avec l'eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d'oiseaux, près d'un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j'ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis; cet éclair qui emporte des tortues.--Oh! comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d'esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l'harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en poussière, s'ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris que découvre parmi les paysannes l'imagination ailée, opulente et joyeuse d'un homme à pied! _Musa pedestris._ Et puis tout vient à l'homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées; il lui échoit des aventures, et, pour ma part, j'aime fort les aventures qui m'arrivent. S'il est amusant pour autrui d'inventer des aventures, il est amusant pour soi-même d'en avoir. Je me rappelle qu'il y a sept ou huit ans j'étais allé à Claye, à quelques lieues de Paris. Pourquoi? Je ne m'en souviens plus. Je trouve seulement dans mon livre de notes ces quelques lignes. Je vous les transcris, parce qu'elles font, pour ainsi dire, partie de la chose quelconque que je veux vous raconter: --«Un canal au rez-de-chaussée, un cimetière au premier étage, quelques maisons au second, voilà Claye. Le cimetière occupe une terrasse avec balcon sur le canal, d'où les mânes des paysans de Claye peuvent entendre passer les sérénades, s'il y en a, sur le bateau-poste de Paris à Meaux, qui fait quatre lieues à l'heure. Dans ce pays-là on n'est pas enterré, on est enterrassé. C'est un sort comme un autre.» Je m'en revenais à Paris à pied; j'étais parti d'assez grand matin, et, vers midi, les beaux arbres de la forêt de Bondy m'invitant, à un endroit où le chemin tourne brusquement, je m'assis, adossé à un chêne, sur un talus d'herbe, les pieds pendants dans un fossé, et je me mis à crayonner sur mon livre vert la note que vous venez de lire. Comme j'achevais la quatrième ligne,--que je vois aujourd'hui sur le manuscrit séparée de la cinquième par un assez large intervalle,--je lève vaguement les yeux et j'aperçois de l'autre coté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. En plein jour on n'a pas de cauchemar; on ne peut être dupe d'une forme, d'une apparence, d'un rocher difforme ou d'un tronc d'arbre absurde. _Lo que puede un sastre_ est formidable la nuit; mais à midi, par un soleil de mai, on n'a pas d'hallucinations. C'était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste. Il était gravement assis sur son séant, me montrant le dessous poudreux de ses pattes de derrière, dont je distinguais toutes les griffes, ses pattes de devant mollement croisées sur son ventre. Sa gueule était entr'ouverte; une de ses oreilles, déchirée et saignante, pendait à demi; sa lèvre inférieure, à moitié arrachée, laissait voir ses crocs déchaussés; l'un de ses yeux était crevé, et avec l'autre il me regardait d'un air sérieux. Il n'y avait pas un bûcheron dans la forêt, et le peu que je voyais du chemin à cet endroit-là était absolument désert. Je n'étais pas sans éprouver quelque émotion. On se tire parfois d'affaire avec un chien en l'appelant _Fox_, _Soliman_ ou _Azor_; mais que dire à un ours? D'où venait cet ours? Que signifiait cet ours dans la forêt de Bondy, sur le grand chemin de Paris à Claye? A quoi rimait ce vagabond d'un nouveau genre?--C'était fort étrange, fort ridicule, fort déraisonnable, et, après tout, fort peu gai. J'étais, je vous l'avoue, très-perplexe. Je ne bougeais pas cependant; je dois dire que l'ours, de son côté, ne bougeait pas non plus; il me paraissait même, jusqu'à un certain point, bienveillant. Il me regardait aussi tendrement que peut regarder un ours borgne. A tout prendre, il ouvrait bien la gueule, mais il l'ouvrait comme on ouvre une bouche. Ce n'était pas un rictus, c'était un bâillement; ce n'était pas féroce, c'était presque littéraire. Cet ours avait je ne sais quoi d'honnête, de béat, de résigné et d'endormi; et j'ai retrouvé depuis cette expression de physionomie à de vieux habitués de théâtre qui écoutaient des tragédies. En somme, sa contenance était si bonne que je résolus, aussi moi, de faire bonne contenance. J'acceptai l'ours pour spectateur, et je continuai ce que j'avais commencé. Je me mis donc à crayonner sur mon livre la cinquième ligne de la note ci-dessus, laquelle cinquième ligne, comme je vous le disais tout à l'heure, est sur mon manuscrit très-écartée de la quatrième; ce qui tient à ce que, en commençant à écrire, j'avais les yeux fixés sur l'œil de l'ours. Pendant que j'écrivais, une grosse mouche vint se poser sur l'oreille ensanglantée de mon spectateur. Il leva lentement sa patte droite et la passa par-dessus son oreille avec le mouvement d'un chat. La mouche s'envola. Il la chercha du regard; puis, quand elle eut disparu, il saisit ses deux pattes de derrière avec ses deux pattes de devant, et, comme satisfait de cette attitude classique, il se remit à me contempler. Je déclare que je suivais ces mouvements variés avec intérêt. Je commençais à me faire à ce tête-à-tête, et j'écrivais la sixième ligne de la note, lorsque survint un incident: un bruit de pas précipités se fit entendre dans la grande route, et tout à coup je vis déboucher du tournant un autre ours, un grand ours noir; le premier était fauve. Cet ours noir arriva au grand trot, et, apercevant l'ours fauve, vint se rouler gracieusement à terre auprès de lui. L'ours fauve ne daigna pas regarder l'ours noir, et l'ours noir ne daignait pas faire attention à moi. Je confesse qu'à cette seconde apparition, qui élevait mes perplexités à la seconde puissance, ma main trembla. J'étais en train d'écrire cette ligne: «..... peuvent entendre passer les sérénades.» Sur mon manuscrit, je vois aujourd'hui un assez grand intervalle entre ces mots: «_entendre passer_» et ces mots: «_les sérénades_.» Cet intervalle signifie:--_Un deuxième ours!_ Deux ours! pour le coup, c'était trop fort. Quel sens cela avait-il? A qui en voulait le hasard? Si j'en jugeais par le côté d'où l'ours noir avait débouché, tous deux venaient de Paris, pays où il y a pourtant peu de bêtes,--sauvages surtout. J'étais resté comme pétrifié. L'ours fauve avait fini par prendre part aux jeux de l'autre, et, à force de se rouler dans la poussière, tous deux étaient devenus gris. Cependant j'avais réussi à me lever, et je me demandais si j'irais ramasser ma canne qui avait roulé à mes pieds dans le fossé, lorsqu'un troisième ours survint, un ours rougeâtre, petit, difforme, plus déchiqueté et plus saignant encore que le premier; puis un quatrième, puis un cinquième et un sixième, ces deux-là trottant de compagnie. Ces quatre derniers ours traversèrent la route comme des comparses traversent le fond d'un théâtre, sans rien voir et sans rien regarder, presque en courant et comme s'ils étaient poursuivis. Cela devenait trop inexplicable pour que je ne touchasse pas à l'explication. J'entendis des aboiements et des cris; dix ou douze bouledogues, sept ou huit hommes armés de bâtons ferrés et des muselières à la main, firent irruption sur la route, talonnant les ours qui s'enfuyaient. Un de ces hommes s'arrêta, et, pendant que les autres ramenaient les bêtes muselées, il me donna le mot de cette bizarre énigme. Le maître du cirque de la barrière du Combat profitait des vacances de Pâques pour envoyer ses ours et ses dogues donner quelques représentations à Meaux. Toute cette ménagerie voyageait à pied. A la dernière halte on l'avait démuselée pour la faire manger; et, pendant que leurs gardiens s'attablaient au cabaret voisin, les ours avaient profité de ce moment de liberté pour faire à leur aise, joyeux et seuls, un bout de chemin. C'étaient des acteurs en congé. Voilà une de mes aventures de voyageur à pied. Dante raconte en commençant son poëme qu'il rencontra un jour dans un bois une panthère, puis après la panthère un lion, puis après le lion une louve. Si la tradition dit vrai, dans leurs voyages en Egypte, en Phénicie, en Chaldée et dans l'Inde, les sept sages de Grèce eurent tous de ces aventures-là. Ils rencontrèrent chacun une bête différente, comme il sied à des sages qui ont tous une sagesse différente. Thalès de Milet fut suivi longtemps par un griffon ailé; Bias de Priène fit route côte à côte avec un lynx; Périandre de Corinthe fit reculer un léopard en le regardant fixement; Solon d'Athènes marcha hardiment droit à un taureau furieux; Pittacus de Mitylène fit rencontre d'un souassouaron; Cléobule de Rhodes fut accosté par un lion, et Chilon de Lacédémone par une lionne. Tous ces faits merveilleux, si on les examinait d'un peu près, s'expliqueraient probablement par des ménageries en congé, par des vacances de Pâques et des barrières du Combat. En racontant convenablement mon aventure des ours, dans deux mille ans, j'aurais peut-être eu je ne sais quel air d'Orphée. _Dictus ob hoc lenire tigres._ Voyez-vous, mon ami, mes pauvres ours saltimbanques donnent la clef de beaucoup de prodiges. N'en déplaise aux poëtes antiques et aux philosophes grecs, je ne crois guère à la vertu d'une strophe contre un léopard ni à la puissance d'un syllogisme sur une hyène; mais je pense qu'il y a longtemps que l'homme, cette intelligence qui transforme à sa guise les instincts, a trouvé le secret de dégrader les lions et les tigres, de détériorer les animaux et d'abrutir les bêtes. L'homme croit toujours et partout avoir fait un grand pas quand il a substitué, à force d'enseignements intelligents, la stupidité à la férocité. A tout prendre, c'en est peut-être un. Sans ce pas-là, j'aurais été mangé,--et les sept sages de Grèce aussi. Puisque je suis en train de souvenirs, permettez-moi encore une petite histoire. Vous connaissez G--, ce vieux poëte-savant qui prouve qu'un poëte peut être patient, qu'un savant peut être charmant et qu'un vieillard peut être jeune. Il marche comme à vingt ans. En avril 183... nous faisions ensemble je ne sais quelle excursion dans le Gâtinais. Nous cheminions côte a côte par une fraîche matinée réchauffée d'un soleil réjouissant. Moi que la vérité charme et que le paradoxe amuse, je ne connais pas de plus agréable compagnie que G--. Il sait toutes les vérités prouvées, et il invente tous les paradoxes possibles. Je me souviens que sa fantaisie en ce moment-là était de me soutenir que le basilic existe. Pline en parle et le décrit, me disait-il. Le basilic naît dans le pays de Cyrène, en Afrique. Il est long d'environ douze doigts; il a sur la tête une tache blanche qui lui fait un diadème; et quand il siffle, les serpents s'enfuient. La Bible dit qu'il a des ailes. Ce qui est prouvé, c'est que du temps de saint Léon il y eut à Rome, dans l'église de Sainte-Luce, un basilic qui infecta de son haleine toute la ville. Le saint pape osa s'approcher de la voûte humide et sombre sous laquelle était le monstre, et Scaliger dit en assez beau style qu'il _l'éteignit par ses prières_. G-- ajoutait, me voyant incrédule au basilic, que certains lieux ont une vertu particulière sur certains animaux: qu'à Sériphe, dans l'Archipel, les grenouilles ne coassent point; qu'à Reggio, en Calabre, les cigales ne chantent pas; que les sangliers sont muets en Macédoine; que les serpents de l'Euphrate ne mordent point les indigènes, même endormis, mais seulement les étrangers; tandis que les scorpions du mont Latmos, inoffensifs pour les étrangers, piquent mortellement les habitants du pays. Il me faisait, ou plutôt il se faisait à lui-même une foule de questions, et je le laissais aller. Pourquoi y a-t-il une multitude de lapins à Mayorque, et pourquoi n'y en a-t-il pas un seul à Yviza? Pourquoi les lièvres meurent-ils à Ithaque? D'où vient qu'on ne saurait trouver un loup sur le mont Olympe, ni une chouette dans l'île de Crète, ni un aigle dans l'île de Rhodes? En me voyant sourire, il s'interrompait: «Tout beau, mon cher! mais ce sont là des opinions d'Aristote!» A quoi je me contentais de répondre: «Mon ami, c'est de la science morte; et la science morte n'est plus de la science, c'est de l'érudition.» Et G-- me répliquait avec son doux regard plein de gravité et d'enthousiasme: «Vous avez raison. La science meurt. Il n'y a que l'art qui soit immortel. Un grand savant fait oublier un autre grand savant; quant aux grands poëtes du passé, les grands poëtes du présent et de l'avenir ne peuvent que les égaler. Aristote est dépassé, Homère ne l'est pas.» Cela dit, il devenait pensif, puis il se mettait à chercher un bupreste dans l'herbe ou une rime dans les nuages. Nous arrivâmes ainsi près de Milly, dans une plaine où l'on voit encore les vestiges d'une masure devenue fameuse dans les procès de sorciers du dix-septième siècle. Voici à quelle occasion. Un loup-cervier ravageait le pays. Des gentilshommes de la vénerie du roi le traquèrent avec grand renfort de valets et de paysans. Le loup, poursuivi dans cette plaine, gagna cette masure et s'y jeta. Les chasseurs entourèrent la masure, puis y entrèrent brusquement. Ils y trouvèrent une vieille femme. Une vieille femme hideuse, sous les pieds de laquelle était encore la peau du loup que Satan n'avait pas eu le temps de faire disparaître dans sa chausse-trape. Il va sans dire que la vieille fut brûlée sur un fagot vert; ce qui s'exécuta devant le beau portail de la cathédrale de Sens. J'admire que les hommes, avec une sorte de coquetterie inepte, soient toujours venus chercher ces calmes et sereines merveilles de l'intelligence humaine pour faire devant elles leurs plus grosses bêtises. Cela se passait en 1636, dans l'année où Corneille faisait jouer le _Cid_. Comme je racontais cette histoire à G--: «Ecoutez, me dit-il.» Nous entendions en effet sortir d'un petit groupe de maisons caché dans les arbres, à notre gauche, la fanfare d'un charlatan. G-- a toujours eu du goût pour ce genre de bruit grotesque et triomphal. «Le monde, me disait-il un jour, est plein de grands tapages sérieux dont ceci est la parodie. Pendant que les avocats déclament sur le tréteau politique, pendant que les rhéteurs pérorent sur le tréteau scolastique, moi je vais dans les prés, je catalogue des moucherons et je collationne des brins d'herbe, je me pénètre de la grandeur de Dieu, et je serai toujours charmé de rencontrer à tout bout de champ cet emblème bruyant de la petitesse des hommes, ce charlatan s'essoufflant sur sa grosse caisse, ce Bobino, ce Bobèche, cette ironie! Le charlatan se mêle à mes études et les complète; je fixe cette figure avec une épingle dans mon carton comme un scarabée ou comme un papillon, et je classe l'insecte humain parmi les autres.» G-- m'entraîna donc vers le groupe de maisons d'où venait le bruit;--un assez chétif hameau qui se nomme, je crois, Petit-Sou, ce qui m'a rappelé ce bourg d'Asculum, sur la route de Trivicum à Brindes, lequel fit faire un rébus à Horace: Quod versu dicere non est, Signis perfacile est. _Asculum_, en effet, ne peut entrer dans un vers alexandrin. C'était la fête du village. La place, l'église et la mairie étaient endimanchées. Le ciel lui-même, coquettement décoré d'une foule de jolis nuages blancs et roses, avait je ne sais quoi d'agreste, de joyeux et de dominical. Des rondes de petits enfants et de jeunes filles, doucement contemplées par des vieillards, occupaient un bout de la place qui était tapissé de gazon; à l'autre bout, pavé de cailloux aigus, la foule entourait une façon de tréteau adossé à une manière de baraque. Le tréteau était composé de deux planches et d'une échelle; la baraque était recouverte de cette classique toile à damier bleu et blanc qui rappelle des souvenirs de grabat et qui, se faisant au besoin souquenille, a fait donner le nom de _paillasses_ à tous les valets de tous les charlatans. A côté du tréteau s'ouvrait la porte de la baraque, une simple fente dans la toile; et au-dessus de cette porte, sur un écriteau blanc orné de ce mot en grosses majuscules noires: MICROSCOPE fourmillaient, grossièrement dessinés dans mille attitudes fantastiques, plus d'animaux effrayants, plus de monstres chimériques, plus d'êtres impossibles que saint Antoine n'en a vu et que Callot n'en a rêvé. Deux hommes faisaient figure sur ce tréteau. L'un, sale comme Job, bronzé comme Ptha, coiffé comme Osiris, gémissant comme Memnon, avait je ne sais quoi d'oriental, de fabuleux, de stupide et d'égyptien, et frappait sur un gros tambour tout en soufflant au hasard dans une flûte. L'autre le regardait faire. C'était une espèce de Sbrigani, pansu, barbu, velu et chevelu, l'air féroce, et vêtu en Hongrois de mélodrame. Autour de cette baraque, de ce tréteau et de ces deux hommes, force paysans passionnés, force paysannes fascinées, force admirateurs les plus affreux du monde ouvraient des bouches niaises et des yeux bêtes. Derrière l'estrade, quelques enfants pratiquaient artistement des trous à la vieille toile blanche et bleue, qui faisait peu de résistance et leur laissait voir l'intérieur de la baraque. Comme nous arrivions, l'Egyptien termina sa fanfare et le Sbrigani se mit à parler. G-- se mit à écouter. Excepté l'invitation d'usage: _Entrez et vous verrez_, etc., je déclare que ce que disait ce fantoche était parfaitement inintelligible pour moi, pour les paysans et pour l'Egyptien, lequel avait pris une posture de bas-relief, et prêtait l'oreille avec autant de dignité que s'il eût assisté à la dédidace des grandes colonnes de la salle hypostyle de Karnac par Menephta Ier, père de Rhamsès II. Cependant, dès les premières paroles du charlatan, G--avait tressailli. Au bout de quelques minutes, il se pencha vers moi et me dit tout bas: «Vous qui êtes jeune, qui avez de bons yeux et un crayon, faites-moi le plaisir d'écrire ce que dit cet homme.» Je voulus demander à G--l'explication de cet étrange désir, mais déjà son attention était retournée au tréteau avec trop d'énergie pour qu'il m'entendit. Je pris le parti de satisfaire G--, et comme le charlatan parlait avec une lenteur solennelle, voici ce que j'écrivis sous sa dictée: «La famille des scyres se divise en deux espèces: la première n'a pas d'yeux; la seconde en a six, ce qui la distingue du genre _cunaxa_, qui en a deux, et du genre _bdella_, qui en a quatre.» Ici G--, qui écoutait avec un intérêt de plus en plus profond, ôta son chapeau, et, s'adressant au charlatan de sa voix la plus gracieuse et la plus adoucie: «Pardon, monsieur, mais vous ne nous dites rien du groupe des gamases? --Qui parle là? dit l'homme, jetant un coup d'œil sur l'assistance, mais sans surprise et sans hésitation. Ce vieux? Eh bien, mon vieux, dans le groupe des gamases je n'ai trouvé qu'une espèce, c'est un dermanyssus, parasite de la chauve-souris pipistrelle. --Je croyais, reprit G-- timidement, que c'était un glyciphagus cursor? --Erreur, mon brave, répliqua le Sbrigani. Il y a un abîme entre le glyciphagus et le dermanyssus. Puisque vous vous occupez de ces grandes questions, étudiez la nature. Consultez Degeer, Hering et Hermann. Observez (j'écrivais toujours) le _sarcoptes ovis_, qui a au moins une des deux paires de pattes postérieures complète et caronculée; le _sarcoptes rupicapræ_, dont les pattes postérieuses sont rudimentaires et sétigères, sans vésicule et sans tarse; le _sarcoptes hippopodos_, qui est peut-être un glyciphage... --Vous n'en êtes pas sûr? interrompit G-- presque avec respect. --Je n'en suis pas sûr, répondit majestueusement le charlatan. Oui, je dois à la sainte vérité d'avouer que je n'en suis pas sûr. Ce dont je suis sûr, c'est d'avoir recueilli un glyciphage dans les plumes du grand-duc. Ce dont je suis sûr, c'est d'avoir trouvé, en visitant des galeries d'anatomie comparée, des glyciphages dans les cavités, entre les cartilages et sous les épiphyses des squelettes. --Voilà qui est prodigieux! murmura G--. --Mais, poursuivit l'homme, ceci m'entraîne trop loin. Je vous parlerai une autre fois, messieurs, du glyciphage et du psoropte. L'animal extraordinaire et redoutable que je vais vous montrer aujourd'hui, c'est le sarcopte. Chose effrayante et merveilleuse! l'acarien du chameau, qui ne ressemble pas à celui du cheval, ressemble à celui de l'homme. De là une confusion possible, dont les suites seraient funestes (j'écrivais toujours). Etudions-les, messieurs; étudions ces monstres. La forme de l'un et de l'autre est a peu près la même; mais le sarcopte du dromadaire est un peu plus allongé que le sarcopte humain; la paire intermédiaire des poils postérieurs, au lieu d'être la plus petite, est la plus grande. La face ventrale a aussi ses particularités. Le collier est plus nettement séparé dans le _sarcoptes hominis_, et il envoie inférieurement une pointe aciculiforme qui n'existe pas dans le _sarcoptes dromadarii_. Ce dernier est plus gros que l'autre. Il y a aussi une différence énorme aux épines de la base des pattes postérieures; elles sont simples dans la première espèce, et inégalement bifides dans la seconde...» Ici, las d'écrire toutes ces choses ténébreuses et imposantes, je ne pus m'empêcher de pousser le coude de G--et de lui demander tout bas: «Mais de quoi diable parle cet homme?» G-- se tourna à demi vers moi et me dit avec gravité: «De la gale.» Je partis d'un éclat de rire si violent que le livre de notes me tomba des mains. G-- le ramassa, m'arracha le crayon, et sans daigner répliquer à ma gaieté, même par un geste de mépris, plus que jamais attentif aux paroles du charlatan, il continua d'écrire à ma place, dans l'attitude recueillie et raphaélesque d'un disciple de l'école d'Athènes. Je dois dire que les paysans, de plus en plus éblouis, partageaient, au suprême degré, l'admiration et la béatitude de G--. L'extrême science et l'extrême ignorance se touchent par l'extrême naïveté. Le dialogue obscur et formidable du charlatan avait parfaitement réussi près des villageois de l'honnête pays de Petit-Sou. Le peuple est comme l'enfant: il s'émerveille de ce qu'il ne comprend pas. Il aime l'inintelligible, le hérissé, l'amphigouri déclamatoire et merveilleux. Plus l'homme est ignorant, plus l'obscur le charme; plus l'homme est barbare, plus le compliqué lui plaît. Rien n'est moins simple qu'un sauvage. Les idiomes des hurons, des botocudos et des chesapeacks sont des forêts de consonnes à travers lesquelles, à demi engloutis dans la vase des idées mal rendues, se traînent des mots immenses et hideux, comme rampaient les monstres antédiluviens sous les inextricables végétations du monde primitif. Les algonquins traduisent ce mot si court, si simple et si doux, _France_, par _Mittigouchiouekendalakiank_. Aussi, quand la baraque s'ouvrit, la foule, impatiente de contempler les merveilles promises, s'y précipita. Les mittigouchiouekendalakiank des charlatans se résolvent toujours en une pluie de liards ou de doublons dans leur escarcelle, selon qu'ils se sont adressés au peuple d'en bas ou au peuple d'en haut. Une heure après nous avions repris notre promenade et nous suivions la lisière d'un petit bois. G-- ne m'avait pas encore adressé une parole. Je faisais mille efforts inutiles pour rentrer en grâce. Tout à coup, paraissant sortir d'une profonde rêverie et comme se répondant à lui-même, il dit: «Et il en parle fort bien! --De la gale, n'est-ce pas? fis-je fort timidement. --Oui, pardieu, de la gale,» me répondit G-- avec fermeté. Il ajouta après un silence: «Cet homme a fait de magnifiques observations microscopiques. De vraies découvertes.» Je hasardai encore un mot. «Il aura étudié son sujet sur ce pharaon d'Égypte dont il a fait son laquais et son musicien.» Mais G-- ne m'entendait déjà plus. «Quelle prodigieuse chose! s'écria-t-il, et quel sujet de méditation mélancolique! La maladie suit l'homme après la mort. Les squelettes ont la gale!» Il y eut encore un silence, puis il reprit: «Cet homme manque à la troisième classe de l'Institut. Il y a bien des académiciens qui sont charlatans; voilà un charlatan qui devrait être académicien.» Maintenant, mon ami, je vous vois d'ici rire à votre tour et vous écrier: «Est-ce tout? oh! les aimables aventures, les engageantes histoires, et quel voyageur à pied vous êtes! Rencontrer des ours, ou entendre un avaleur de sabres, bras nus et ceinturonné de rouge, confronter en plein air l'acarus de l'homme à l'acarus du chameau et faire à des paysans un cours philosophique de gale comparée! Mais, en vérité, il faut en grande hâte se jeter en bas de sa chaise de poste, et ce sont là de merveilleux bonheurs.» Comme il vous plaira. Quant à moi, je ne sais si c'est le matin, si c'est le printemps ou si c'est ma jeunesse qui se mêle à ces souvenirs, déjà anciens, hélas! mais ils rayonnent en moi. Je leur trouve des charmes que je ne puis dire. Riez donc tant que vous voudrez du _voyageur à pied_, je suis toujours tout prêt à recommencer, et s'il m'arrivait encore aujourd'hui quelque aventure pareille, «j'y prendrais un plaisir extrême.» Mais de semblables bonnes fortunes sont rares, et quand j'entreprends une excursion à pied, pourvu que le ciel ait un air de joie, pourvu que les villages aient un air de bonheur, pourvu que la rosée tremble à la pointe des herbes, pourvu que l'homme travaille, que le soleil brille et que l'oiseau chante, je remercie le bon Dieu, et je ne lui demande pas d'autres aventures.--L'autre jour donc, à cinq heures et demie du matin, après avoir donné les ordres nécessaires pour faire transporter mon bagage à Bingen, dès l'aube, je quittais Lorch, et un bateau me transportait sur le bord opposé. Si vous suivez jamais cette route, faites de même. Les ruines romaines, romanes et gothiques de la rive gauche ont beaucoup plus d'intérêt pour le piéton que les ardoises de la rive droite. A six heures j'étais assis, après une assez rude ascension à travers les vignes et les broussailles, sur la croupe d'une colline de lave éteinte qui domine le château de Furstemberg et la vallée de Diebach, et là je constatais une erreur des antiquaires. Ils racontent, et je vous écrivais d'après eux dans ma précédente lettre, que la grosse tour de Furstemberg, ronde au dehors, est hexagone au dedans. Or, du point élevé ou je m'étais placé, je plongeais assez profondément dans la tour, et je puis vous affirmer, si la chose vous intéresse, qu'elle est ronde à l'intérieur comme à l'extérieur. Ce qui est remarquable, c'est sa hauteur qui est prodigieuse et sa forme qui est singulière. Comme elle a d'énormes créneaux sans mâchicoulis et comme elle va s'élargissant du sommet à la base, sans baies, sans fenêtres, percée à peine de quelques longues meurtrières, elle ressemble de la plus étrange manière aux mystérieux et massifs donjons de Samarcande, de Calicut ou de Granganor; et l'on s'attend à voir plutôt apparaître au faîte de cette grosse tour presque hindoue le maharadja de Lahore ou le zamorin de Malabar que Louis de Bavière ou Gustave de Suède. Pourtant cette citadelle, plutôt orientale que gothique, a joué un grand rôle dans les luttes de l'Europe. Au moment où je songeais à toutes les échelles qui ont été successivement appliquées aux flancs de cette géante de pierre, et où je me rappelais le triple siége des Bavarois en 1321, des Suédois en 1632 et des Français en 1689, un grimpereau l'escaladait gaiement. Ce qui a causé l'erreur des antiquaires, c'est une tourelle qui défend la citadelle du côté de la montagne, et qui, ronde au dedans, est armée à son sommet d'un couronnement de mâchicoulis taillé à six pans. Ils ont pris la tourelle pour la tour et le dehors pour le dedans. Du reste, à cette heure matinale, grâce aux vapeurs encore posées et appuyées sur le sol, je ne distinguais que la tête du donjon, la cime des murailles, et à l'horizon, tout autour de moi, la haute crête des collines. A mes pieds, le fond du paysage était caché par une brume blanche et épaisse dont le soleil dorait le bord. On eût dit qu'un nuage était tombé dans la vallée. Comme sept heures sonnaient dans ce nuage au clocher de Rheindiebach, qui est un hameau au pied de Furstemberg, le grimpereau s'envola et je me levai. Pendant que je descendais, le brouillard montait, et lorsque je parvins au village, les rayons du soleil y arrivaient. Quelques instants après, j'avais laissé le village derrière moi, sans même avoir pensé, je l'avoue, à interroger l'écho fameux de son ravin; je cheminais joyeusement le long du Rhin, et j'échangeais un bonjour amical avec trois jeunes peintres qui s'en allaient, eux, vers Bacharach, le sac et le parapluie sur le dos. Toutes les fois que je rencontre trois jeunes gens qui voyagent à pied en mince équipage, allègres d'ailleurs et les yeux rayonnants comme si leur prunelle reflétait les féeries de l'avenir, je ne puis m'empêcher d'espérer pour eux la réalisation de leurs chimères et de songer à ces trois frères, Cadenet, Luynes et Brandes, qui, il y a de cela deux cents ans, partirent un beau matin à pied pour la cour du roi Henri IV, n'ayant à eux trois qu'un manteau porté par chacun à son tour, et qui, quinze ans après, sous Louis XIII, étaient, le premier, duc de Chaulnes; le deuxième, connétable de France; le troisième, duc de Luxembourg.--Rêvez donc, jeunes gens, et marchez! Ce voyage à trois paraît du reste être à la mode sur les bords du Rhin; car je n'avais pas fait une demi-lieue, j'atteignais à peine Niederheimbach, que je rencontrais encore trois jeunes gens cheminant de compagnie. Ceux-là étaient évidemment des étudiants de quelqu'une de ces nobles universités qui fécondent la vieille Teutonie en civilisant la jeune Allemagne. Ils portaient la casquette classique, les longs cheveux, le ceinturon, la redingote serrée, le bâton à la main, la pipe de faïence coloriée à la bouche, et, comme les peintres, le bissac sur le dos. Sur la pipe du plus jeune des trois étaient peintes des armoiries, probablement les siennes. Ils paraissaient discuter avec chaleur et s'en allaient, de même que les peintres, du côté de Bacharach. En passant près de moi, l'un d'eux me cria, en me saluant de la casquette: «_Dic nobis, domine, in qua parte corporis animam veteres locant philosophi?_» Je rendis le salut et je répondis: «_In corde Plato, in sanguine Empedocles, inter duo supercilia Lucretius._» Les trois jeunes gens sourirent et le plus âgé s'écria: «_Vivat Gallia regina!_» Je répliquai: «_Vivat Germania mater!_» Nous nous saluâmes encore une fois de la main, et je passai outre. J'approuve cette façon de voyager à trois. Deux amants, trois amis. Au-dessus de Niederheimbach s'étagent et se superposent les mamelons de la sombre forêt de Sann ou de Sonn, et là, parmi les chênes, se dressent deux forteresses écroulées, Heimburg, château des Romains, Sonneck, château des brigands. L'empereur Rodolphe a détruit Sonneck en 1282; le temps a démoli Heimburg. Une ruine plus mélancolique encore se cache dans les plis de ces montagnes, c'est Falkenburg. J'avais, comme je vous l'ai dit, laissé le village derrière moi. Le soleil était ardent, la fraîche haleine du Rhin s'attiédissait, la route se couvrait de poussière; à ma droite s'ouvrait étroitement entre deux rochers un charmant ravin plein d'ombre; un tas de petits oiseaux y babillaient à qui mieux mieux et se livraient à d'affreux commérages les uns sur les autres dans les profondeurs des arbres; un ruisseau d'eau vive grossi par les pluies, tombant de pierre en pierre, prenait des airs de torrent, dévastait les pâquerettes, épouvantait les moucherons et faisait de petites cascades tapageuses dans les cailloux; je distinguais vaguement le long de ce ruisseau, dans les douces ténèbres que versaient les feuillages, un sentier que mille fleurs sauvages, le liseron, le passe-velours, l'hélicryson, le glaïeul aux lancéoles cannelées, la flambe aux neuf feuilles perses, cachaient pour le profane et tapissaient pour le poëte. Vous savez qu'il y a des moments où je crois presque à l'intelligence des choses; il me semblait qu'une foule de voix murmuraient dans ce ravin et me disaient: «Où vas-tu? tu cherches les endroits où il y a peu de pas humains et où il y a beaucoup de traces divines; tu veux mettre ton âme en équilibre avec l'âme de la solitude; tu veux de l'ombre et de la lumière, du mouvement et de la paix, des transformations et de la sérénité; tu cherches le lieu où le Verbe s'épanouit dans le silence, où l'on voit la vie à la surface de tout et où l'on sent l'éternité au fond; tu aimes le désert et tu ne hais pas l'homme; tu cherches de l'herbe et des mousses, des feuilles humides, des branches gonflées de séve, des oiseaux qui fredonnent, des eaux qui courent, des parfums qui se répandent. Eh bien! entre. Ce sentier est ton chemin.» Je ne me suis pas fait prier longtemps, je suis entré dans le ravin. Vous dire ce que j'ai fait là, ou plutôt ce que la solitude m'y a fait; comment les guêpes bourdonnaient autour des clochettes violettes; comment les nécrophores cuivrés et les féronies bleues se réfugiaient dans les petits antres microscopiques que les pluies leur creusent sous les racines des bruyères; comment les ailes froissaient les feuilles; ce qui tressaillait sourdement dans les mousses, ce qui jasait dans les nids; le bruit doux et indistinct des végétations, des minéralisations et des fécondations mystérieuses; la richesse des scarabées, l'activité des abeilles, la gaieté des libellules, la patience des araignées; les aromes, les reflets, les épanouissements, les plaintes; les cris lointains; les luttes d'insecte à insecte, les catastrophes de fourmilières, les petits drames de l'herbe; les haleines qui s'exhalaient des roches comme des soupirs, les rayons qui venaient du ciel à travers les arbres comme des regards, les gouttes d'eau qui tombaient des fleurs comme des larmes; les demi-révélations qui sortaient de tout; le travail calme, harmonieux, lent et continu de tous ces êtres et de toutes ces choses qui vivent en apparence plus près de Dieu que l'homme; vous dire tout cela, mon ami, ce serait vous exprimer l'ineffable, vous montrer l'invisible, vous peindre l'infini. Qu'ai-je fait là? Je ne le sais plus. Comme dans les ravins de Saint-Goarshausen, j'ai erré, j'ai songé, j'ai adoré, j'ai prié. A quoi pensais-je? Ne me le demandez pas. Il y a des instants, vous le savez, où la pensée flotte comme noyée dans mille idées confuses. Tout, dans ces montagnes, se mêlait à ma méditation et se combinait avec ma rêverie: la verdure, les masures, les fantômes, le paysage, les souvenirs, les hommes qui ont passé dans ces solitudes, l'histoire qui a flamboyé là, le soleil qui y rayonne toujours. César, me disais-je, cheminant à pied comme moi, a peut-être franchi ce ruisseau, suivi du soldat qui portait son épée. Presque toutes les grandes voix qui ont ébranlé l'intelligence humaine ont troublé les échos du Rhingau et du Taunus. Ces montagnes sont les mêmes qui s'émurent quand le prince Thomas d'Aquin, si longtemps surnommé _Bos mutus_, poussa enfin dans la doctrine ce mugissement qui fit tressaillir le monde. «_Dedit in doctrina mugitum, quod in toto mundo sonavit._» C'est sur ces monts que Jean Huss, prédisant Luther, comme si le rideau qui se déchire à la dernière heure laissait voir distinctement l'avenir, répandit du haut de son bûcher de Constance ce cri prophétique: _Aujourd'hui vous brûlez l'oie[1], mais dans cent ans le cygne naîtra_. Enfin, c'est à travers ces rochers que Luther, cent ans après, surgissant à l'heure dite, ouvrit ses ailes et jeta cette clameur formidable: _Meurent les évêques et les princes, les monastères, les cloîtres, les églises et les palais, plutôt qu'une seule âme!_ [1] _Huss_ veut dire _oie_. Et il me semblait que, du milieu des branchages et des ronces, les ruines répondaient de toutes parts: O Luther, les évêques et les princes, les monastères, les cloîtres, les églises et les palais sont morts! Plongée ainsi dans ces choses inépuisables et vivaces qui sont, qui persistent, qui fleurissent, qui verdoient, et qui la recouvrent sous leur végétation éternelle, l'histoire est-elle grande ou est-elle petite? Décidez cette question si vous pouvez. Quant à moi, il me semble que le contact de la nature, qui est le voisinage de Dieu, tantôt amoindrit l'homme, tantôt le grandit. C'est beaucoup pour l'homme d'être une intelligence qui a sa loi à part, qui fait son œuvre et qui joue son rôle au milieu des faits immenses de la création. En présence d'un grand chêne plein d'antiquité et plein de vie, gonflé de séve, chargé de feuillages, habité par mille oiseaux, c'est beaucoup qu'on puisse songer encore à ce fantôme qui a été Luther, à ce spectre qui a été Jean Huss, à cette ombre qui a été César. Cependant, je vous l'avoue, il y eut dans ma promenade un moment où toutes ces mémoires disparurent, où l'homme s'évanouit, où je n'eus plus dans l'âme que Dieu seul. J'étais arrivé, je ne pourrais plus dire par quels sentiers, au sommet d'une très-haute colline couverte de bruyères courtes, ayant quelque analogie avec le chêne-kermès de Provence, et j'avais sous les yeux un désert, mais un désert joyeux et superbe, un désert divin. Je n'ai rien vu de plus beau dans toutes mes excursions aux environs du Rhin. Je ne sais comment s'appelle cet endroit. Ce n'était autour de moi à perte de vue que montagnes, prairies, eaux vives, vagues verdures, molles brumes, lueurs humides qui chatoyaient comme des yeux entr'ouverts, vifs reflets d'or noyés dans le bleu des lointains, magiques forêts pareilles à des touffes de plumes vertes, horizons moirés d'ombres et de clartés. C'était un de ces lieux où l'on croit voir faire la roue à ce paon magnifique qu'on appelle la nature. Derrière la colline où j'étais assis, au haut d'un monticule couvert de sapins, de châtaigniers et d'érables, j'apercevais une sombre ruine, colossal monceau de basalte brune. On eût dit un tas de lave pétri par quelque géant en forme de citadelle. Qu'était-ce que ce château? Je n'aurais pu le dire, je ne savais où j'étais. Questionner un édifice de près, vous le savez, c'est ma manie. Au bout d'un quart d'heure j'étais dans la ruine. Un antiquaire qui fait le portrait de sa ruine, comme un amant qui fait le portrait de sa maîtresse, se charme lui-même et risque d'ennuyer les autres. Pour les indifférents qui écoutent l'amoureux, toutes les belles se ressemblent et toutes les ruines aussi. Je ne dis pas, mon ami, que je m'abstiendrai désormais avec vous de toute description d'édifices. Je sais que l'histoire et l'art vous passionnent; je sais que vous êtes du public intelligent, et non du public grossier. Cette fois pourtant, je vous renverrai au portrait minutieux que je vous ai fait de la Souris. Figurez-vous force broussailles, force plafonds effondrés, force fenêtres défoncées, et au-dessus de tout cela quatre ou cinq grandes diablesses de tours, noires, éventrées et formidables. J'allais et venais dans ces décombres, cherchant, furetant, interrogeant; je retournais les pierres brisées dans l'espoir d'y trouver quelque inscription qui me signalerait un fait ou quelque sculpture qui me révélerait une époque, quand une baie, qui avait jadis été une porte, m'a ouvert passage sous une voûte où pénétrait par une crevasse un éclatant rayon de soleil. J'y suis entré et je me suis trouvé dans une façon de chambre basse éclairée par des meurtrières, dont la forme et l'embrasure indiquaient qu'elles avaient servi au jeu des onagres, des fauconneaux et des scorpions. Je me suis penché à l'une de ces meurtrières en écartant la touffe de fleurs qui la bouche aujourd'hui. Le paysage de cette fenêtre n'est pas gai. Il y a là une vallée étroite et obscure, ou plutôt un déchirement de la montagne, jadis traversé par un pont dont il ne reste plus que l'arche d'appui. D'un côté un éboulement de terres et de roches, de l'autre une eau noircie par le fond de basalte, se précipitent et se brisent dans le ravin. Des arbres malades et malsains y ombragent de petites prairies tapissées d'un gazon dru comme celui d'un cimetière. J'ignore si c'était une illusion ou le jeu de l'ombre et du vent, mais je croyais voir par places sur les hautes herbes de grands cercles mollement tracés, comme si de mystérieuses rondes nocturnes les avaient affaissées çà et là. Ce ravin n'est pas seulement solitaire, il est lugubre. On dirait qu'il assiste en de certains moments à des spectacles hideux, qu'il voit se faire dans les ténèbres des choses mauvaises et surnaturelles, et qu'il en garde, même en plein jour, même en plein soleil, je ne sais quelle tristesse mêlée d'horreur. Dans cette vallée plus qu'en tout autre lieu on sent distinctement que les sombres et froides heures de la nuit passent là; il semble qu'elles y déposent, sur la senteur des herbes, sur la couleur de la terre et sur la forme des rochers, ce qu'elles ont de vague, de sinistre et de désolé. Comme j'allais sortir de la chambre basse, la corne d'une pierre tumulaire sortant de dessous les gravois a frappé mes yeux. Je me suis baissé vivement. Jugez de mon empressement; j'allais peut-être trouver là l'explication que je cherchais, la réponse que je demandais à cette mystérieuse ruine, le nom du château. Des pieds et des mains j'ai écarté les décombres, et en peu d'instants j'avais mis à nu une fort belle lame sépulcrale du quatorzième siècle, en grès rouge de Heilbron. Sur cette lame gisait, sculpté presque en ronde-bosse, un chevalier armé de toutes pièces, mais auquel manquait la tête. Sous les pieds de cet homme de pierre était gravé en majuscules romaines ce distique fruste, encore lisible pourtant et facile à déchiffrer: VOX TACVIT. PERIIT LVX. NOX RVIT ET RVIT VMBRA. VIR CARET IN TVMBA QVO CARET EFFIGIES. J'étais un peu moins avancé qu'auparavant. Ce château était une énigme, j'en avais cherché le mot, et je venais de le trouver. Le mot de cette énigme, c'était une inscription sans date, une épitaphe sans nom, un homme sans tête. Voilà, vous en conviendrez, une réponse sombre et une explication ténébreuse. De quel personnage parlait ce distique, lugubre par le fond, barbare par la forme? S'il fallait en croire le second vers gravé sur cette pierre sépulcrale, le squelette qui était dessous était sans tête comme l'effigie qui était dessus. Que signifiaient ces trois X détachées, pour ainsi dire, du reste de l'inscription par la grandeur des majuscules? En regardant avec plus d'attention et en nettoyant la lame avec une poignée d'herbes, j'ai trouvé sur la statue des gravures étranges. Trois chiffres étaient tracés à trois endroits différents; celui-ci sur la main droite [Illlustration: chiffre romain XXX] celui-là sur la main gauche [Illustration: chiffre romain XXX imbriqué], et cet autre à la place de la tête: [Illustration: deux grand X et au mileu du losange formé par leur pieds un petit x] Or ces trois chiffres ne sont que des combinaisons variées du même monogramme. Chacun des trois est composé des trois X que le graveur de l'épitaphe a fait saillir dans l'inscription. Si cette tombe eût été en Bretagne, ces trois X eussent pu faire allusion au combat des trente; si elle eût daté du dix-septième siècle, ces trois X eussent pu indiquer la guerre de trente ans; mais en Allemagne et au quatorzième siècle, quel sens pouvaient-ils avoir? et puis, était-ce le hasard qui, pour épaissir l'obscurité, n'avait employé dans la formation de ce chiffre funèbre d'autre élément que cette lettre X, qui barre l'entrée de tous les problèmes et qui désigne l'_Inconnu_?--J'avoue que je n'ai pu sortir de cette ombre. Du reste, je me rappelais que cette façon de voiler, tout en la signalant, la tombe et la mémoire de l'homme décapité est propre à toutes les époques et à tous les peuples. A Venise, dans la galerie ducale du grand-conseil, un cadre noir remplace le portrait du cinquante-septième doge, et au-dessous la morne république a écrit ce memento sinistre: LOCUS MARINI FALIERI DECAPITATI. En Egypte, quand le voyageur fatigué arrive à Biban-el-Molouk, il trouve dans les sables, parmi les palais et les temples écroulés, un sépulcre mystérieux qui est le sépulcre de Rhamsès V, et sur ce sépulcre il voit cette légende: [Illustration: hiéroglyphe] Et cet hiéroglyphe, qui raconte l'histoire au désert, signifie: _qui est sans tête_. Mais en Egypte comme à Venise, au palais ducal comme à Biban-el-Molouk, on sait où l'on est, on sait qu'on a affaire à Marino Faliero ou à Rhamsès V. Ici j'ignorais tout, et le nom du lieu et le nom de l'homme. Ma curiosité était éveillée au plus haut point. Je déclare que cette ruine si parfaitement muette m'intriguait et me fâchait presque. Je ne reconnais pas à une ruine, pas même à un tombeau, le droit de se taire à ce point. J'allais sortir de la chambre basse, charmé d'avoir trouvé ce curieux monument, mais désappointé de n'en pas savoir davantage, quand un bruit de voix sonores, claires et gaies arriva jusqu'à moi. C'était un vif et rapide dialogue, où je ne distinguais au milieu des rires et des cris joyeux que ces quelques mots: _Fall of the mountain..... Subterranean passage... Very ogly foot-path._ Un moment après, comme je me levais du tombeau où j'étais assis, trois sveltes jeunes filles, vêtues de blanc, trois têtes blondes et roses au frais sourire et aux yeux bleus, entrèrent subitement sous la voûte, et, en m'apercevant, s'arrêtèrent tout court dans le rayon de soleil qui en illuminait le seuil. Rien de plus magique et de plus charmant pour un rêveur assis sur un sépulcre dans une ruine, que cette apparition dans cette lumière. Un poëte, à coup sûr, eût eu le droit de voir là des anges et des auréoles. J'avoue que je n'y vis que des Anglaises. Je confesse même à ma honte qu'il me vint sur-le-champ la plate et prosaïque idée de profiter de ces anges pour savoir le nom du château. Voici comment je raisonnai, et cela très rapidement: Ces Anglaises,--car ce sont évidemment des Anglaises, elles parlent anglais et elles sont blondes,--ces Anglaises, selon toute apparence, sont des visiteuses qui viennent de quelque station de plaisir des environs, de Bingen ou de Rudesheim. Il est clair qu'elles se sont fait de cette masure un objet d'excursion et qu'elles savent nécessairement le nom du lieu qu'elles ont choisi pour but de promenade.--Une fois cela posé dans mon esprit, il ne restait plus qu'à entamer la conversation, et je confesse encore que j'eus recours au plus gauche des moyens employés en pareil cas. J'ouvris mon portefeuille pour me donner une contenance, j'appelai à mon aide le peu d'anglais que je crois savoir et je me mis à regarder par la meurtrière dans le ravin, en murmurant, comme si je me parlais à moi-même, je ne sais quels épiphonémes admiratifs et ridicules: _Beautiful wiew!--Very fine, very pretty waterfall!_ etc., etc.--Les jeunes filles, d'abord intimidées et surprises de ma rencontre, se mirent à chuchoter tout bas avec un petit rire étouffé. Elles étaient charmantes ainsi, mais il est évident qu'elles se moquaient de moi. Je pris alors un grand parti, je résolu d'aller droit au fait; et, quoique je prononce l'anglais comme un Irlandais, quoique le _th_ en particulier soit pour moi un écueil formidable, je fis un pas vers le groupe toujours immobile, et m'adressant de mon air le plus gracieux à la plus grande des trois: _Miss_, lui dis-je en corrigeant le laconisme de la phrase par l'exagération du salut, _what is, if you please, the name of this castle?_ La belle enfant sourit; comme je méritais un éclat de rire et que je m'y attendais, je fus touché de cette clémence, puis elle regarda ses deux compagnes et me répondit en rougissant légèrement et dans le meilleur français du monde:--Monsieur, il paraît que ce château s'appelle Falkenburg. C'est du moins ce qu'a dit un chevrier qui est Français et qui cause avec notre père dans la grande tour. Si vous voulez aller de ce côté, vous les trouverez. Ces Anglaises étaient des Françaises. Ces paroles si nettes et dites sans le moindre accent suffisaient pour me le démontrer; mais la belle enfant prit la peine d'ajouter:--Nous n'avons pas besoin de parler anglais, monsieur, nous sommes Françaises et vous êtes Français. --Mais, mademoiselle, repris-je, à quoi avez-vous vu que j'étais Français? --A votre anglais, dit la plus jeune. Sa sœur aînée la regarda d'un air presque sévère, si jamais la beauté, la grâce, l'adolescence, l'innocence et la joie peuvent avoir l'air sévère. Moi, je me mis à rire. --Mais, mesdemoiselles, vous-mêmes vous parliez anglais tout à l'heure. --Pour nous amuser, dit la plus jeune. --Pour nous exercer, reprit l'aînée. Cette rectification imposante et quasi maternelle fut perdue pour la jeune, qui courut gaiement au tombeau en soulevant sa robe à cause des pierres et en laissant voir le plus joli petit pied du monde.--Oh! s'écria-t-elle, venez donc voir! une statue par terre! tiens! elle n'a pas de tête. C'est un homme. --C'est un chevalier, dit l'aînée qui s'était approchée. Il y avait encore dans cette parole une ombre de reproche, et le son de voix dont elle fut prononcée signifiait: _Ma sœur, une jeune personne ne doit pas dire_ c'est un homme, _mais elle peut dire_ c'est un chevalier. En général ceci est un peu l'histoire des femmes. Elles en sont toutes là. Elles repoussent les choses, mais habillez les choses de mots, elles les acceptent. Choisissez bien le mot pourtant. Elles s'indignent du mot cru, elles s'effarouchent du mot propre, elles tolèrent le mot détourné, elles accueillent le mot élégant, elles sourient à la périphrase. Elles ne savent que plus tard,--trop tard souvent,--combien il y a de réalité dans l'à peu près. La plupart des femmes glissent et beaucoup tombent sur la pente dangereuse des traductions adoucies. Du reste cette simple nuance, _c'est un homme--c'est un chevalier_, disait l'état de ces deux jeunes cœurs. L'un dormait encore profondément, l'autre était éveillé. L'aînée des deux sœurs était déjà une femme, la dernière était encore une enfant. Il n'y avait pourtant guère que deux ans entre elles. La cadette seule était une jeune fille. Depuis leur entrée dans le caveau, elle avait beaucoup rougi, un peu souri, et n'avait pas dit un mot. Cependant elles s'étaient penchées toutes les trois sur le tombeau, et la réverbération fantastique du rayon de soleil dessinait leurs gracieux profils sur le spectre de granit. Tout à l'heure je me demandais le nom du fantôme, maintenant je me demandais le nom des jeunes filles, et je ne saurais dire ce que j'éprouvais à voir se mêler ainsi ces deux mystères, l'un plein de terreur, l'autre plein de charme. A force d'écouter leur doux chuchotement, je saisis au passage un de leurs trois noms, le nom de la cadette. C'était la plus jolie. Une vraie princesse des contes de fées. Ses longs cils blonds cachaient sa prunelle bleue dont la pure lumière les pénétrait pourtant. Elle était entre sa jeune sœur et sa sœur aînée comme la pudeur entre la naïveté et la grâce, doucement colorée d'un vague reflet de toutes les deux. Elle me regarda deux fois, et ne me parla pas. Elle fut la seule des trois dont je n'entendis pas le son de voix, mais elle fut aussi la seule dont je sus le nom. Il y eut un instant où sa jeune sœur lui dit très-bas: _Vois donc, Stella!_ Je n'ai jamais mieux compris qu'en cet instant-là tout ce qu'il y a de limpide, de lumineux et de charmant dans ce nom d'étoile. La plus jeune faisait ses réflexions tout haut.--Pauvre homme (la leçon avait été perdue)! On lui a coupé la tête. C'était des temps comme cela où l'on coupait la tête aux hommes!--Tout à coup elle s'interrompit:--Ah! voici l'épitaphe! c'est du latin.--_Vox--tacuit--periit--lux..._--C'est difficile à lire. Je voudrais bien savoir ce que cela veut dire. --Mesdemoiselles, dit l'aînée, allons chercher mon père, il nous l'expliquera. Et elles s'élancèrent hors de la crypte comme trois biches. Elles n'avaient pas même songé à s'adresser à moi; j'étais un peu humilié que mon anglais leur eût donné si mauvaise idée de mon latin. On avait fait jadis sur ce tombeau je ne sais quel scellement qui avait laissé à côté de l'épitaphe une tache de plâtre aplanie à la truelle. Je pris un crayon, et sur cette page blanche j'écrivis cette traduction du distique: Dans la nuit la voix s'est tue. L'ombre éteignit le flambeau. Ce qui manque à la statue Manque à l'homme en son tombeau. Les jeunes filles étaient à peine partie depuis deux minutes, que j'entendis leurs voix crier: _Par ici, père! par ici!_ Elles revenaient. J'écrivis en hâte le dernier vers, et, avant qu'elles reparussent, je m'esquivai. Ont-elles trouvé l'explication que je leur laissais? je l'ignore; je me suis enfoncé dans les détours de la ruine et je ne les ai plus revues. Je n'ai rien su non plus du mystérieux chevalier décapité. Triste destinée! Quel crime avait donc commis ce misérable? Les hommes lui avaient infligé la mort, la Providence y a ajouté l'oubli. Ténèbres sur ténèbres. Sa tête a été retranchée de la statue, son nom de la légende, son histoire de la mémoire des hommes. Sa pierre sépulcrale elle-même va sans doute bientôt disparaître. Quelque vigneron de Sonneck ou du Ruppertsberg la prendra un beau jour, dispersera du pied le squelette mutilé qu'elle recouvre peut-être encore, coupera en deux cette tombe et en fera le chambranle d'une porte de cabaret. Et les paysans s'attableront, et les vieilles femmes fileront, et les enfants riront autour de la statue sans nom décapitée jadis par le bourreau et sciée aujourd'hui par un maçon. Car de nos jours, en Allemagne comme en France, on utilise les ruines. Avec les vieux palais on fait des cabanes neuves. Hélas! les vieilles lois et les vieilles sociétés subissent à peu près la même transformation. Regardons, étudions, méditons et ne nous plaignons pas. Dieu sait ce qu'il fait. Seulement je me demande quelquefois: Pourquoi faut-il que «le goujat» ne se contente pas d'être _debout_, et qu'il ait toujours l'air de chercher à se venger de _l'empereur enterré_? Mais, mon ami, me voici bien loin du Falkenburg. J'y reviens.--C'était beaucoup pour moi de me savoir dans ce nid de légendes, et de pouvoir dire des choses précises à ces vieilles tours qui se tiennent encore si fières et si droites quoique mortes et laissant aller leurs entrailles dans l'herbe. J'étais donc dans ce manoir fameux dont je vous conterai peut-être les aventures, si vous ne les savez pas. Guntram et Liba surtout me revenaient à l'esprit. C'est sur ce pont que Guntram rencontra les deux hommes qui portaient un cercueil. C'est dans cet escalier que Liba se jeta dans ses bras et lui dit en riant: Un cercueil? non, c'est le lit nuptial que tu auras vu. C'est près de cette cheminée, encore scellée au mur sans plancher et sans plafond, qu'était le bois de lit qu'on venait d'apporter et qu'elle lui montra. C'est dans cette cour, aujourd'hui pleine de ciguës en fleurs, que Guntram, conduisant sa fiancée à l'autel, vit marcher devant lui, visibles pour lui seul, un chevalier vêtu de noir et une femme voilée. C'est dans cette chapelle romane écroulée, où des lézards vivants se promènent sur les lézards sculptés, qu'au moment de passer l'anneau bénit au joli doigt rose de sa fiancée, il sentit tout à coup une main froide dans la sienne,--la main de la pucelle du château de la forêt qui se peignait la nuit en chantant près d'un tombeau ouvert et vide.--C'est dans cette salle basse qu'il expira et que Liba mourut de le voir mourir. Les ruines font vivre les contes, et les contes le leur rendent. J'ai passé plusieurs heures dans les décombres, assis sous d'impénétrables broussailles et laissant venir les idées qui me venaient. _Spiritus loci._ Ma prochaine lettre vous les portera peut-être. Cependant la faim aussi m'était venue, et vers trois heures, grâce au chevrier français dont les belles voyageuses m'avaient parlé et que j'avais heureusement rencontré, j'ai pu gagner un village au bord du Rhin, qui est, je crois, Trecktlingshausen, l'ancien Trajani Castrum. Il n'y avait là pour toute auberge qu'une taverne à bière et pour tout dîner qu'un gigot fort dur, dont un étudiant, lequel fumait sa pipe à la porte, essaya de me détourner en me disant qu'un Anglais affamé, arrivé une heure avant moi, n'avait pu l'entamer et s'y était rebuté. Je n'ai pas répondu fièrement comme le maréchal de Créqui devant la forteresse génoise de Gavi: _Ce que Barberousse n'a pu prendre, Barbegrise le prendra_; mais j'ai mangé le gigot. Je me suis remis en marche comme le soleil baissait. Le paysage était ravissant et sévère. J'avais laissé derrière moi la chapelle gothique de Saint-Clément. J'avais à ma gauche la rive droite du Rhin chargée de vignes et d'ardoises. Les derniers rayons du soleil rougissaient au loin les fameux coteaux d'Assmannshausen, au pied duquel des vapeurs, des fumées peut-être, me révélaient Aulhausen, le village des potiers de terre. Au-dessus de la route que je suivais, au-dessus de ma tête, se dressaient échelonnés de montagne en montagne, trois châteaux: le Reichenstein et le Rheinstein, démolis par Rodolphe de Habsburg et rebâtis par le comte palatin; et le Vaugtsberg, habité en 1348 par Kuno de Falkenstein et restauré aujourd'hui par le prince Frédéric de Prusse. Le Vaugtsberg a joué un grand rôle dans les guerres du droit manuel. L'archevêque de Mayence l'engagea un jour à l'empereur d'Allemagne pour quarante mille livres tournois. Ceci me rappelle que, lorsque Thibaut, comte de Champagne, ne sachant comment s'acquitter vis-à-vis de la reine de Chypre, vendit à _son très-cher seigneur Louis roi de France_ la comté de Chartres, la comté de Blois, la comté de Sancerre et la vicomté de Châteaudun, ce fut également pour la somme de quarante mille livres. Aujourd'hui quarante mille livres, c'est le prix dont un huissier retiré paye sa maison de campagne à Bagatelle ou à Pantin. Cependant je faisais à peine attention à ce paysage et à ces souvenirs. Depuis que le jour déclinait, je n'avais plus qu'une pensée. Je savais qu'avant d'arriver à Bingen, un peu en deçà du confluent de la Nahe, je rencontrerais un étrange édifice, une lugubre masure debout dans les roseaux au milieu du fleuve entre deux hautes montagnes. Cette masure, c'est la Maüsethurm. Dans mon enfance, j'avais au-dessus de mon lit un petit tableau entouré d'un cadre noir que je ne sais quelle servante allemande avait accroché au mur. Il représentait une vieille tour isolée, moisie, délabrée, entourée d'eaux profondes et noires qui la couvraient de vapeurs et de montagnes qui la couvraient d'ombre. Le ciel de cette tour était morne et plein de nuées hideuses. Le soir, après avoir prié Dieu et avant de m'endormir, je regardais toujours ce tableau. La nuit je le revoyais dans mes rêves, et je l'y revoyais terrible. La tour grandissait, l'eau bouillonnait, un éclair tombait des nuées, le vent sifflait dans les montagnes et semblait par moments jeter des clameurs. Un jour je demandai à la servante comment s'appelait cette tour. Elle me répondit, en faisant un signe de croix: la Maüsethurm. Et puis elle me raconta une histoire. Qu'autrefois à Mayence, dans son pays, il y avait eu un méchant archevêque nommé Hatto, qui était aussi abbé de Fuld, prêtre avare, disait-elle, _ouvrant plutôt la main pour bénir que pour donner_. Que dans une année mauvaise il acheta tout le blé pour le revendre fort cher au peuple, car ce prêtre voulait être riche. Que la famine devint si grande, que les paysans mouraient de faim dans les villages du Rhin. Qu'alors le peuple s'assembla autour du burg de Mayence, pleurant et demandant du pain. Que l'archevêque refusa. Ici l'histoire devint horrible. Le peuple affamé ne se dispersait pas et entourait le palais de l'archevêque en gémissant. Hatto, ennuyé, fit cerner ces pauvres gens par ses archers, qui saisirent les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, et enfermèrent cette foule dans une grange à laquelle ils mirent le feu. Ce fut, ajoutait la bonne vieille, _un spectacle dont les pierres eussent pleuré_. Hatto n'en fit que rire; et comme les misérables, expirant dans les flammes, poussaient des cris lamentables, il se prit à dire: _Entendez-vous siffler les rats?_ Le lendemain la grange fatale était en cendres; il n'y avait plus de peuple dans Mayence; la ville semblait morte et déserte, quand tout à coup une multitude de rats, pullulant dans la grange brûlée comme les vers dans les ulcères d'Assuérus, sortant de dessous terre, surgissant d'entre les pavés, se faisant jour aux fentes des murs, renaissant sous le pied qui les écrasait, se multipliant sous les pierres et sous les massues, inondèrent les rues, la citadelle, le palais, les caves, les chambres et les alcôves. C'était un fléau, c'était une plaie, c'était un fourmillement hideux. Hatto éperdu quitta Mayence et s'enfuit dans la plaine, les rats le suivirent; il courut s'enfermer dans Bingen, qui avait de hautes murailles, les rats passèrent par-dessus les murailles et entrèrent dans Bingen. Alors l'archevêque fit bâtir une tour au milieu du Rhin et s'y réfugia à l'aide d'une barque autour de laquelle dix archers battaient l'eau; les rats se jetèrent à la nage, traversèrent le Rhin, grimpèrent sur la tour, rongèrent les portes, le toit, les fenêtres, les planchers et les plafonds, et, arrivés enfin jusqu'à la basse fosse où s'était caché le misérable archevêque, l'y dévorèrent tout vivant.--Maintenant la malédiction du ciel et l'horreur des hommes sont sur cette tour, qui s'appelle la Maüsethurm. Elle est déserte; elle tombe en ruine au milieu du fleuve; et quelquefois la nuit on en voit sortir une étrange vapeur rougeâtre, qui ressemble à la fumée d'une fournaise: c'est l'âme de Hatto qui revient. Avez-vous remarqué une chose? L'histoire est parfois immorale, les contes sont toujours honnêtes, moraux et vertueux. Dans l'histoire volontiers le plus fort prospère, les tyrans réussissent, les bourreaux se portent bien, les monstres engraissent, les Sylla se transforment en bons bourgeois, les Louis XI et les Cromwell meurent dans leur lit. Dans les contes, l'enfer est toujours visible. Pas de faute qui n'ait son châtiment, parfois même exagéré; pas de crime qui n'amène son supplice, souvent effroyable; pas de méchant qui ne devienne un malheureux, quelquefois fort à plaindre. Cela tient à ce que l'histoire se meut dans l'infini, et le conte dans le fini. L'homme, qui fait le conte, ne se sent pas le droit de poser les faits et d'en laisser supposer les conséquences; car il tâtonne dans l'ombre, il n'est sûr de rien, il a besoin de tout borner par un enseignement, un conseil et une leçon; et il n'oserait pas inventer des événements sans conclusion immédiate. Dieu, qui fait l'histoire, montre ce qu'il veut et sait le reste. _Maüsethurm_ est un mot commode. On y voit ce qu'on désire y voir. Il y a des esprits qui se croient positifs et qui ne sont qu'arides; qui chassent la poésie de tout, et qui sont toujours prêts à lui dire, comme cet autre homme positif au rossignol: _Veux-tu te taire, vilaine bête!_ Ces esprits-là affirment que Maüsethurm vient de _maus_ ou _mauth_, qui signifie _péage_. Ils déclarent qu'au dixième siècle, avant que le lit du fleuve fût élargi, le passage du Rhin n'était ouvert que du côté gauche, et que la ville de Bingen avait établi, au moyen de cette tour, son droit de barrière sur les bateaux. Ils s'appuient sur ce qu'il y a encore près de Strasbourg deux tours pareilles consacrées à une perception d'impôt sur les passants, lesquelles s'appellent également Maüsethurm. Pour ces graves penseurs inaccessibles aux fables, la tour maudite est un octroi et Hatto est un douanier. Pour les bonnes femmes, parmi lesquelles je me range avec empressement, Maüsethurm vient de _maüse_, qui vient de _mus_ et qui veut dire _rat_. Ce prétendu péage est la Tour des Souris et ce douanier est un spectre. Après tout, les deux opinions peuvent se concilier. Il n'est pas absolument impossible que, vers le seizième ou le dix-septième siècle, après Luther, après Erasme, des bourgmestres esprits forts aient _utilisé_ la tour de Hatto et momentanément installé quelque taxe et quelque péage dans cette ruine mal hantée. Pourquoi pas? Rome a bien fait du temple d'Antonin sa douane, la _dogana_. Ce que Rome a fait à l'histoire, Bingen a bien pu le faire à la légende. De cette façon _Mauth_ aurait raison et _Maüse_ n'aurait pas tort. Quoi qu'il en soit, depuis qu'une vieille servante m'avait conté le conte de Hatto, la Maüsethurm avait toujours été une des visions familières de mon esprit. Vous le savez, il n'y a pas d'homme qui n'ait ses fantômes, comme il n'y a pas d'homme qui n'ait ses chimères. La nuit nous appartenons aux songes; tantôt c'est un rayon qui les traverse, tantôt c'est une flamme; et, selon le reflet colorant, le même rêve est une gloire céleste ou une apparition de l'enfer. Effet de feux de Bengale qui se produit dans l'imagination. Je dois dire que jamais la Tour des Rats, au milieu de sa flaque d'eau, ne m'était apparue autrement qu'horrible. Aussi, vous l'avouerai-je? quand le hasard, qui me promène un peu à sa fantaisie, m'a amené sur les bords du Rhin, la première pensée qui m'est venue, ce n'est pas que je verrais le dôme de Mayence, ou la cathédrale de Cologne, ou la Pfalz, c'est que je visiterais la Tour des Rats. Jugez donc de ce qui se passait en moi, pauvre poëte croyeur, sinon croyant, et pauvre antiquaire passionné que je suis. Le crépuscule succédait lentement au jour, les collines devenaient brunes, les arbres devenaient noirs, quelques étoiles scintillaient, le Rhin bruissait dans l'ombre, personne ne passait sur la route blanchâtre et confuse qui se raccourcissait pour mon regard à mesure que la nuit s'épaississait, et qui se perdait, pour ainsi dire, dans une fumée à quelques pas devant moi. Je marchais lentement, l'œil tendu dans l'obscurité; je sentais que j'approchais de la Maüsethurm et que dans peu d'instants cette masure redoutable, qui n'avait été pour moi jusqu'à ce jour qu'une hallucination, allait devenir une réalité. Un proverbe chinois dit: Tendez trop l'arc, le javelot dévie. C'est ce qui arrive à la pensée. Peu à peu cette vapeur qu'on appelle la rêverie entra dans mon esprit. Les vagues rumeurs du feuillage murmuraient à peine dans la montagne; le cliquetis clair, faible et charmant d'une forge éloignée et invisible arrivait jusqu'à moi; j'oubliai insensiblement la Maüsethurm, les rats et l'archevêque; je me mis à écouter, tout en marchant, ce bruit d'enclume, qui est parmi les voix du soir une de celles qui éveillent en moi le plus d'idées inexprimables; il avait cessé que je l'écoutais encore, et je ne sais comment il se trouva au bout d'un quart d'heure que j'avais fait, presque sans le vouloir, les vers quelconques que voici: L'Amour forgeait. Au bruit de son enclume, Tous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux; Car c'était l'heure où se répand la brume, Où sur les monts, comme un feu qui s'allume, Brille Vénus, l'escarboucle des cieux. La grive au nid, la caille en son champ d'orge, S'interrogeaient, disant: Que fait-il là? Que forge-t-il si tard?--Un rouge-gorge Leur répondit: Moi, je sais ce qu'il forge; C'est un regard qu'il a pris à Stella. Et les oiseaux, riant du jeune maître, De s'écrier: Amour, que ferez-vous De ce regard qu'aucun fiel ne pénètre? Il est trop pur pour vous servir, ô traître! Pour vous servir, méchant, il est trop doux! Mais Cupido, parmi les étincelles, Leur dit: Dormez, petits oiseaux des bois; Couvez vos œufs et repliez vos ailes. Les purs regards sont mes flèches mortelles; Les plus doux yeux sont mes pires carquois. Comme je terminais cette chose, la route tourna, et je m'arrêtai brusquement. Voici ce que j'avais devant moi. A mes pieds, le Rhin courant et se hâtant dans les broussailles avec un murmure rauque et furieux, comme s'il s'échappait d'un mauvais pas; à droite et à gauche, des montagnes ou plutôt de grosses masses d'obscurité perdant leur sommet dans les nuées d'un ciel sombre piqué çà et là de quelques étoiles; au fond, pour horizon, un immense rideau d'ombre; au milieu du fleuve, au loin, debout dans une eau plate, huileuse et comme morte, une grande tour noire, d'une forme horrible, du faîte de laquelle sortait, en s'agitant avec des balancements étranges, je ne sais quelle nébulosité rougeâtre. Cette clarté, qui ressemblait à la réverbération de quelque soupirail embrasé, ou à la vapeur d'une fournaise, jetait sur les montagnes un rayonnement pâle et blafard, faisait saillir à mi-côte sur la rive droite une ruine lugubre, semblable à la larve d'un édifice, et se reflétait jusqu'à moi dans le miroitement fantastique de l'eau. Figurez vous, si vous pouvez, ce paysage sinistre vaguement dessiné par des lueurs et des ténèbres. Du reste, pas un bruit humain dans cette solitude, pas un cri d'oiseau; un silence glacial et morne, troublé seulement par la plainte irritée et monotone du Rhin. J'avais sous les yeux la Maüsethurm. Je ne me l'étais pas imaginée plus effrayante. Tout y était: la nuit, les nuées, les montagnes, les roseaux frissonnants, le bruit du fleuve plein d'une secrète horreur comme si l'on entendait le sifflement des hydres cachées sous l'eau, les souffles tristes et faibles du vent, l'ombre, l'abandon, l'isolement, et jusqu'à la _vapeur de fournaise_ sur la tour, jusqu'à l'âme de Hatto! Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve? Il me prit alors une idée, la plus simple du monde, mais qui dans ce moment-là me fit l'effet d'un vertige: je voulus sur-le-champ, à cette heure, sans attendre au lendemain, sans attendre au jour, aborder cette masure. L'apparition était sous mes yeux, la nuit était profonde, le pâle fantôme de l'archevêque se dressait sur le Rhin; c'était le moment de visiter la Tour des Rats. Mais comment faire? où trouver un bateau? à une telle heure? dans un tel lieu? Traverser le Rhin à la nage, c'eût été pousser le goût des spectres un peu loin. D'ailleurs, eussé-je été assez grand nageur et assez grand fou pour cela, il y a précisément à cet endroit, à quelques brasses de la Maüsethurm, un gouffre des plus redoutables, le Bingerloch, qui avalait jadis des galiotes comme un requin avale un hareng, et pour qui, par conséquent, un nageur ne serait pas même un goujon. J'étais fort embarrassé. Tout en cheminant pour me rapprocher de la ruine, je me rappelai que les palpitations de la cloche d'argent et les revenants du donjon de Velmich n'empêchaient pas les ceps et les échalas d'exploiter leur colline et d'escalader leurs décombres, et j'en conclus que, le voisinage d'un gouffre rendant nécessairement la rivière très-poissonneuse, je rencontrerais probablement au bord de l'eau, près de la tour, quelque cabane de pêcheur de saumon. Quand des vignerons bravent Falkenstein et sa souris, des pêcheurs peuvent bien affronter Hatto et ses rats. Je ne me trompais pas. Je marchai pourtant longtemps encore sans rien rencontrer. J'atteignis le point de la rive le plus voisin de la ruine, je le dépassai, j'arrivai presque jusqu'au confluent de la Nahe, et je commençais à ne plus espérer de batelier, lorsque, en descendant jusqu'aux osiers du bord, j'aperçus une de ces grandes araignées-filets dont je vous ai parlé. A quelques pas du filet était amarrée une barque dans laquelle dormait un homme enveloppé dans une couverture. J'entrai dans la barque, je réveillai l'homme, je lui montrai un de ces gros écus de Saxe qui valent deux florins quarante-deux kreutzers, c'est-à-dire six francs; il me comprit, et quelques minutes après, sans avoir dit un mot, comme si nous eussions été deux spectres nous-mêmes, nous nagions vers la Maüsethurm. Quand je fus au milieu du fleuve, il me sembla que la tour, dont nous approchions, au lieu de croître, diminuait; c'était la grandeur du Rhin qui la rapetissait. Cet effet dura peu. Comme j'avais pris le bateau à un point du rivage situé plus haut que la Maüsethurm, nous descendions le Rhin et nous avancions rapidement. J'avais les yeux fixés sur la tour, au sommet de laquelle apparaissait toujours la vague lueur, et que je voyais maintenant grandir distinctement, à chaque coup de rame, d'une manière qui, je ne sais pourquoi, me semblait terrible. Tout à coup je sentis la barque s'affaisser brusquement sous moi comme si l'eau pliait sous elle, la secousse fit rouler ma canne à mes pieds; je regardai mon compagnon, lui-même me regarda avec un sourire qui, éclairé sinistrement par la réverbération surnaturelle de la Maüsethurm, avait quelque chose d'effrayant, et il me dit: _Bingerloch_. Nous étions sur le gouffre. Le bateau tourna; l'homme se leva, saisit un croc d'une main et une corde de l'autre, plongea le croc dans la vague en s'y appuyant de tout son poids et se mit à marcher sur le bordage. Pendant qu'il marchait, le dessous de la barque froissait avec un bruit rauque la crête des rochers cachés sous l'eau. Cette délicate manœuvre se fit simplement, avec une adresse merveilleuse et un admirable sang-froid, sans que l'homme proférât une parole. Tout à coup il tira son croc de l'eau et le tint en arrêt horizontalement en jetant un des bouts de la corde hors du bateau. La barque s'arrêta rudement. Nous abordions. Je levai les yeux. A une demi-portée de pistolet, sur une petite île qu'on n'aperçoit pas du bord du fleuve, se dressait la Maüsethurm, sombre, énorme, formidable, déchiquetée à son sommet, largement et profondément rongée à sa base, comme si les rats effroyables de la légende avaient mangé jusqu'aux pierres. La lueur n'était plus une lueur; c'était un flamboiement éclatant et farouche qui jetait au loin de longs rayonnements jusqu'aux montagnes et sortait par les crevasses et par les baies difformes de la tour comme par les trous d'une lanterne sourde gigantesque. Il me semblait entendre dans le fatal édifice une sorte de bruit singulier, strident et continu, pareil à un grincement. Je mis pied à terre, je fis signe au batelier de m'attendre, et je m'avançai vers la masure. Enfin j'y étais!--C'était bien la tour de Hatto, c'était bien la tour des rats, la Maüsethurm! elle était devant mes yeux, à quelques pas de moi, et j'allais y entrer!--Entrer dans un cauchemar, marcher dans un cauchemar, toucher aux pierres d'un cauchemar, arracher de l'herbe d'un cauchemar, se mouiller les pieds dans l'eau d'un cauchemar, c'est là, à coup sûr, une sensation extraordinaire. La façade vers laquelle je marchais était percée d'une petite lucarne et de quatre fenêtres inégales toutes éclairées, deux au premier étage, une au second et une au troisième. A hauteur d'homme, au-dessous des deux fenêtres d'en bas, s'ouvrait toute grande une porte basse et large, communiquant avec le sol au moyen d'une épaisse échelle de bois à trois échelons. Cette porte, qui jetait plus de clarté encore que les fenêtres, était munie d'un battant de chêne grossièrement assemblé que le vent du fleuve faisait crier doucement sur ses gonds. Comme je me dirigeais vers cette porte, assez lentement à cause des pointes de rochers mêlées aux broussailles, je ne sais quelle masse ronde et noire passa rapidement auprès de moi, presque entre mes pieds, et il me sembla voir un gros rat s'enfuir dans les roseaux. J'entendais toujours le grincement. Je n'en continuai pas moins d'avancer, et en quelques enjambées je fus devant la porte. Cette porte, que l'architecte du méchant évêque n'avait pratiquée qu'à quelques pieds au-dessus du sol, probablement pour faire de cette escalade un obstacle aux rats, avait jadis été l'entrée de la chambre basse de la tour; maintenant il n'y avait plus dans la masure ni chambre basse ni chambres hautes. Tous les étages tombés l'un sur l'autre, tous les plafonds successivement écroulés, ont fait de la Maüsethurm une salle enfermée entre quatre hautes murailles, qui a pour sol des décombres et pour plafond les nuées du ciel. Cependant j'avais hasardé mon regard dans l'intérieur de cette salle, d'où sortaient un grincement si étrange et un rayonnement si extraordinaire. Voilà ce que je vis: Dans un angle faisant face à la porte il y avait deux hommes. Ces hommes me tournaient le dos. Ils se penchaient, l'un accroupi, l'autre courbé, sur une espèce d'étau en fer qu'avec un peu d'imagination on aurait fort bien pu prendre pour un instrument de torture. Ils étaient pieds nus, bras nus, vêtus de haillons, avec un tablier de cuir sur les genoux et une grosse veste à capuchon sur le dos. L'un était vieux, je voyais ses cheveux gris; l'autre était jeune, je voyais ses cheveux blonds, qui semblaient rouges, grâce au reflet de pourpre d'une grande fournaise allumée à l'angle opposé de la masure. Le vieux avait son capuchon incliné à droite comme les guelfes, le jeune le portait incliné à gauche comme les gibelins. Du reste ce n'était ni un gibelin ni un guelfe; ce n'étaient pas non plus deux bourreaux, ni deux démons, ni deux spectres; c'étaient deux forgerons. Cette fournaise, où rougissait une longue barre de fer, était leur cheminée. La lueur, qui figurait si étrangement dans ce mélancolique paysage l'âme de Hatto changée par l'enfer en flamme vivante, c'était le feu et la fumée de cette cheminée. Le grincement, c'était le bruit d'une lime. Près de la porte, à côté d'un baquet plein d'eau, deux marteaux à longs manches s'appuyaient sur une enclume; c'est cette enclume que j'avais entendue environ une heure auparavant et qui m'avait fait faire les vers que vous venez de lire. Ainsi aujourd'hui la Maüsethurm est une forge. Pourquoi n'aurait-elle pas été une douane jadis? Vous voyez, mon ami, que décidément _Mauth_ n'a peut-être pas tort... Rien de plus dégradé et de plus décrépit que l'intérieur de cette tour. Ces murs, auxquels furent attachées les splendides tapisseries épiscopales où les rats, disent les légendes, _rongèrent partout le nom de Hatto_, ces murs sont à présent nus, ridés, creusés par les pluies, verdis au dehors par les brumes du fleuve, noircis au dedans par la fumée de la forge. Les deux forgerons étaient du reste les meilleures gens du monde. Je montai l'échelle et j'entrai dans la masure. Ils me montrèrent à côté de leur cheminée la porte étroite et crevassée d'une tourelle sans fenêtres, aujourd'hui inaccessible, où, dirent-ils, l'archevêque se réfugia d'abord. Puis ils m'ont prêté une lanterne et j'ai pu visiter toute la petite île. C'est une longue et étroite langue de terre où croît partout, au milieu d'une ceinture de joncs et de roseaux, l'_euphorbia officinalis_. A chaque instant, en parcourant cette île, le pied se heurte à des monticules ou s'enfonce dans des galeries souterraines. Les taupes y ont remplacé les rats. Le Rhin a déchaussé et mis à nu la pointe orientale de l'îlot qui lutte comme une proue contre son courant. Il n'y a là ni terre ni végétation, mais un rocher de marbre rose qui, à la lueur de ma lanterne, me semblait veiné de sang. C'est sur ce marbre qu'est bâtie la tour. La Tour des Rats est carrée. La tourelle, dont les forgerons m'avaient montré l'intérieur, fait sur la face qui regarde Bingen un renflement pittoresque. La coupe pentagonale de cette tourelle longue et élancée, et les mâchicoulis postiches sur lesquels elle s'appuie, indiquent une construction du onzième siècle. C'est au-dessous de la tourelle que les rats semblent avoir rongé profondément la base de la tour. Les baies de la tour ont tellement perdu toute forme, qu'il serait impossible d'en conclure aucune date. Le parement, écorché çà et là, dessine sur les parois extérieures une lèpre hideuse. Des pierres informes, qui ont été des créneaux ou des mâchicoulis, figurent au sommet de l'édifice des dents de cachalot ou des os de mastodonte scellés dans la muraille. Au-dessus de la tourelle, à l'extrémité d'un long mât, flotte et se déchire au vent un triste haillon blanc et noir. Je trouvai d'abord je ne sais quelle harmonie entre cette ruine de deuil et cette loque funèbre. Mais c'est tout simplement le drapeau prussien. Je me suis rappelé qu'en effet les domaines du grand-duc de Hesse finissent à Bingen. La Prusse rhénane y commence. Ne prenez pas, je vous prie, en mauvaise part ce que je vous dis là du drapeau de Prusse. Je vous parle de l'effet produit; rien de plus. Tous les drapeaux sont glorieux. Qui aime le drapeau de Napoléon n'insultera jamais le drapeau de Frédéric. Après avoir tout vu et cueilli un brin d'euphorbe, j'ai quitté la Maüsethurm. Mon batelier s'était rendormi. Au moment où il reprenait son aviron et où la barque s'éloignait de l'île, les deux forgerons s'étaient remis à l'enclume, et j'entendais siffler dans le baquet d'eau la barre de fer rouge qu'ils venaient d'y plonger. Maintenant que vous dirai-je? Qu'une demi-heure après j'étais à Bingen, que j'avais grand'faim, et qu'après mon souper, quoique je fusse fatigué, quoiqu'il fût très-tard, quoique les bons bourgeois fussent endormis, je suis monté, moyennant un thaler offert à propos, sur le Klopp, vieux château ruiné qui domine Bingen. Là j'ai eu un spectacle digne de clore cette journée où j'avais vu tant de choses et coudoyé tant d'idées. La nuit était à son moment le plus assoupi et le plus profond. Au-dessous de moi un amas de maisons noires gisait comme un lac de ténèbres. Il n'y avait plus dans toute la ville que sept fenêtres éclairées. Par un hasard étrange, ces sept fenêtres, pareilles à sept rouges étoiles, reproduisaient avec une exactitude parfaite la Grande-Ourse, qui étincelait, en cet instant-là même, pure et blanche au fond du ciel; si bien que la majestueuse constellation, allumée à des millions de lieues au-dessus de nos têtes, semblait se refléter à mes pieds dans un miroir d'encre. LETTRE XXI LÉGENDE DU BEAU PÉCOPIN ET DE LA BELLE BAULDOUR. I Légende. II L'oiseau Phénix et la planète Vénus. III Où est expliquée la différence qu'il y a entre l'oreille d'un jeune homme et l'oreille d'un vieillard. IV Où il est traité des diverses qualités propres aux diverses ambassades. V Bons effets d'une bonne pensée. VI Où l'on voit que le diable lui-même a tort d'être gourmand. VII Propositions amiables d'un vieux savant retiré dans une cabane de feuillage. VIII Le chrétien errant. IX Où l'on voit à quoi peut s'amuser un nain dans une forêt. X _Equis canibusque._ XI A quoi l'on s'expose en montant un cheval qu'on ne connaît pas. XII Description d'un mauvais gîte. XIII Telle auberge, telle table d'hôte. XIV Nouvelle manière de tomber de cheval. XV Où l'on voit quelle est la figure de rhétorique dont le bon Dieu use le plus volontiers. XVI Où est traitée la question de savoir si l'on peut reconnaître quelqu'un qu'on ne connaît pas. XVII Les bagatelles de la porte. XVIII Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores. XIX Belles et sages paroles de quatre philosophes à deux pieds ornés de plumes. Bingen, août. Je vous avais promis quelqu'une des légendes fameuses du Falkenburg, peut-être même la plus belle, la sombre aventure de Guntram et de Liba. Mais j'ai réfléchi. A quoi bon vous conter des contes que le premier recueil venu vous contera, et vous contera mieux que moi? Puisque vous voulez absolument des histoires pour vos petits enfants, en voici une, mon ami. C'est une légende que du moins vous ne trouverez dans aucun légendaire. Je vous l'envoie telle que je l'ai écrite sous les murailles mêmes du manoir écroulé, avec la fantastique forêt de Sonn sous les yeux, et, à ce qu'il me semblait, sous la dictée même des arbres, des oiseaux et du vent des ruines. Je venais de causer avec ce vieux soldat français qui s'est fait chevrier dans ces montagnes, et qui est devenu presque sauvage et presque sorcier; singulière fin pour un tambour-maître du trente-septième léger. Ce brave homme, ancien enfant de troupe dans les armées voltairiennes de la République, m'a paru croire aujourd'hui aux fées et aux gnomes comme il a cru jadis à l'empereur. La solitude agit toujours ainsi sur l'intelligence; elle développe la poésie qui est toujours dans l'homme; tout pâtre est rêveur. J'ai donc écrit ce conte bleu dans le lieu même, caché dans le ravin-fossé, assis sur un bloc qui a été un rocher jadis, qui a été une tour au douzième siècle et qui est redevenu un rocher, cueillant de temps en temps, pour en aspirer l'âme, une fleur sauvage, un de ces liserons qui sentent si bon et qui meurent si vite, et regardant tour à tour l'herbe verte et le ciel radieux pendant que de grandes nuées d'or se déchiraient aux sombres ruines du Falkenburg. Cela dit, voici l'histoire: I LÉGENDE. Le beau Pécopin aimait la belle Bauldour, et la belle Bauldour aimait le beau Pécopin. Pécopin était fils du burgrave de Sonneck, et Bauldour était fille du sire de Falkenburg. L'un avait la forêt, l'autre avait la montagne. Or quoi de plus simple que de marier la montagne à la forêt? Les deux pères s'entendirent, et l'on fiança Bauldour à Pécopin. Ce jour-là, c'était un jour d'avril, les sureaux et les aubépines en fleurs s'ouvraient au soleil dans la forêt, mille petites cascades charmantes, neiges et pluies changées en ruisseaux, horreurs de l'hiver devenues les grâces du printemps, sautaient harmonieusement dans la montagne, et l'amour, cet avril de l'homme, chantait, rayonnait et s'épanouissait dans le cœur des deux fiancés. Le père de Pécopin, vieux et vaillant chevalier, l'honneur du Nahegau, mourut quelque temps après les accordailles, en bénissant son fils et en lui recommandant Bauldour. Pécopin pleura, puis peu à peu, de la tombe où son père avait disparu, ses yeux se reportèrent au doux et radieux visage de sa fiancée, et il se consola. Quand la lune se lève, songe-t-on au soleil couché? Pécopin avait toutes les qualités d'un gentilhomme, d'un jeune homme et d'un homme. Bauldour était une reine dans le manoir, une sainte vierge à l'église, une nymphe dans les bois, une fée à l'ouvrage. Pécopin était grand chasseur, et Bauldour était belle fileuse. Or il n'y a pas de haine entre le fuseau et la carnassière. La fileuse file pendant que le chasseur chasse. Il est absent, la quenouille console et désennuie. La meute aboie, le rouet chante. La meute qui est au loin et qu'on entend à peine, mêlée au cor et perdue profondément dans les halliers, dit tout bas avec un vague bruit de fanfare: Songe à ton amant. Le rouet, qui force la belle rêveuse à baisser les yeux, dit tout haut et sans cesse avec sa petite voix douce et sévère: Songe à ton mari. Et, quand le mari et l'amant ne font qu'un, tout va bien. Mariez donc la fileuse au chasseur, et ne craignez rien. Cependant, je dois le dire, Pécopin aimait trop la chasse. Quand il était sur son cheval, quand il avait le faucon au poing ou quand il suivait le tartaret du regard, quand il entendait le jappement féroce de ses limiers aux jambes torses, il partait, il volait, il oubliait tout. Or en aucune chose il ne faut excéder. Le bonheur est fait de modération. Tenez en équilibre vos goûts et en bride vos appétits. Qui aime trop les chevaux et les chiens fâche les femmes; qui aime trop les femmes fâche Dieu. Lorsque Bauldour, et cela arrivait souvent, lorsque Bauldour voyait Pécopin prêt à partir sur son cheval hennissant de joie et plus fier que s'il eût porté Alexandre le Grand en habits impériaux, lorsqu'elle voyait Pécopin le flatter, lui passer la main sur le cou, et, éloignant l'éperon du flanc, présenter au palefroi un bouquet d'herbe pour le rafraîchir, Bauldour était jalouse du cheval. Quand Bauldour, cette noble et fière demoiselle, cet astre d'amour, de jeunesse et de beauté, voyait Pécopin caresser son dogue et approcher amicalement de son charmant et mâle visage cette tête camuse, ces gros naseaux, ces larges oreilles et cette gueule noire, Bauldour était jalouse du chien. Elle rentrait dans sa chambre secrète, courroucée et triste, et elle pleurait. Puis elle grondait ses servantes, et après ses servantes elle grondait son nain. Car la colère chez les femmes est comme la pluie dans la forêt; elle tombe deux fois. _Bis pluit._ Le soir Pécopin arrivait poudreux et fatigué. Bauldour boudait et murmurait un peu avec une larme dans le coin de son œil bleu. Mais Pécopin baisait sa petite main, et elle se taisait; Pécopin baisait son beau front, et elle souriait. Le front de Bauldour était blanc, pur et admirable comme la trompe d'ivoire du roi Charlemagne. Puis elle se retirait dans sa tourelle et Pécopin dans la sienne. Elle ne souffrait jamais que ce chevalier lui prît la ceinture. Un soir il lui pressa légèrement le coude, et elle rougit très-fort. Elle était fiancée et non mariée. Pudeur est à la femme ce que chevalerie est à l'homme. II L'oiseau Phénix et la planète Vénus. Ils s'adoraient à faire envie. Pécopin avait dans sa halle d'armes à Sonneck une grande peinture dorée représentant le ciel et les neuf cieux, chaque planète avec sa couleur propre et son nom écrit en vermillon à côté d'elle; Saturne blanc plombé; Jupiter clair, mais enflambé et un peu sanguin; Vénus l'orientale, embrasée; Mercure étincelant; la Lune avec sa glace argentine; le Soleil tout feu rayonnant. Pécopin effaça le nom de Vénus, et écrivit en place _Bauldour_. Bauldour avait dans sa chambre aux parfums une tapisserie de haute lisse où était figuré un oiseau de la grandeur d'un aigle, avec le tour du cou doré, le corps de couleur de pourpre, la queue bleue mêlée de pennes incarnates, et sur la tête des crêtes surmontées d'une houppe de plumes. Au-dessous de cet oiseau merveilleux l'ouvrier avait écrit ce mot grec: _Phénix_. Bauldour effaça ce mot, et broda à la place ce nom: _Pécopin_. Cependant le jour fixé pour les noces approchait. Pécopin en était joyeux et Bauldour en était heureuse. Il y avait dans la vénerie de Sonneck un piqueur, drôle fort habile, de libre parole et de malicieux conseil, qui s'appelait Erilangus. Cet homme, jadis fort bel archer, avait été recherché en mariage par plusieurs riches paysannes du pays de Lorch; mais il avait rebuté les épouseuses et s'était fait valet de chiens. Un jour que Pécopin lui en demandait la raison, Erilangus lui répondit: _Monseigneur, les chiens ont sept espèces de rage, les femmes en ont mille_. Un autre jour, apprenant les prochaines noces de son maître, il vint à lui hardiment et lui dit: _Sire, pourquoi vous mariez-vous?_ Pécopin chassa ce valet. Cela eût pu inquiéter le chevalier, car Erilangus était un esprit subtil et une longue mémoire. Mais la vérité est que ce valet s'en alla à la cour du marquis de Lusace, où il devint premier veneur, et que Pécopin n'en entendit plus parler. La semaine qui devait précéder le mariage, Bauldour filait dans l'embrasure d'une fenêtre. Son nain vint l'avertir que Pécopin montait l'escalier. Elle voulut courir au-devant de son fiancé, et en sortant de sa chaise, qui était à dossier droit et sculpté, son pied s'embarrassa dans le fil de sa quenouille. Elle tomba. La pauvre Bauldour se releva. Elle ne s'était fait aucun mal, mais elle se souvint qu'un accident pareil était arrivé jadis à la châtelaine Liba, et elle se sentit le cœur serré. Pécopin entra rayonnant, lui parla de leur mariage et de leur bonheur, et le nuage qu'elle avait dans l'âme s'envola. III Où est expliquée la différence qu'il y a entre l'oreille d'un jeune homme et l'oreille d'un vieillard. Le lendemain de ce jour-là Bauldour filait dans sa chambre et Pécopin chassait dans le bois. Il était seul et n'avait avec lui qu'un chien. Tout en suivant le hasard de la chasse, il arriva près d'une métairie qui était à l'entrée de la forêt de Sonn et qui marquait la limite des domaines de Sonneck et de Falkenburg. Cette métairie était ombragée à l'orient par quatre grands arbres, un frêne, un orme, un sapin et un chêne, qu'on appelait dans le pays les _quatre Evangélistes_. Il paraît que c'étaient des arbres-fées. Au moment où Pécopin passait sous leur ombre, quatre oiseaux étaient perchés sur ces quatre arbres: un geai sur le frêne, un merle sur l'orme, une pie sur le sapin et un corbeau sur le chêne. Les quatre ramages de ces quatre bêtes emplumées se mêlaient d'une façon bizarre et semblaient par instants s'interroger et se répondre. On entendait en outre un pigeon, qu'on ne voyait pas parce qu'il était dans le bois, et une poule, qu'on ne voyait pas parce qu'elle était dans la basse-cour de la ferme. Quelques pas plus loin un vieillard tout courbé rangeait le long d'un mur des souches pour l'hiver. Voyant approcher Pécopin, il se retourna et se redressa.--Sire chevalier, s'écria-t-il, entendez-vous ce que disent ces oiseaux?--Bonhomme, répondit Pécopin, que m'importe!--Sire, reprit le paysan, pour le jeune homme, le merle siffle, le geai garrule, la pie glapit, le corbeau croasse, le pigeon roucoule, la poule glousse; pour le vieillard, les oiseaux parlent.--Le chevalier éclata de rire.--Pardieu! voilà des rêveries.--Le vieillard repartit gravement:--Vous avez tort, sire Pécopin.--Vous ne m'avez jamais vu, s'écria le jeune homme, comment savez-vous mon nom?--Ce sont les oiseaux qui le disent, répondit le paysan.--Vous êtes un vieux fou, brave homme, dit Pécopin. Et il passa outre. Environ une heure après, comme il traversait une clairière, il entendit une sonnerie de cor et il vit paraître dans la futaie une belle troupe de cavaliers; c'était le comte palatin qui allait en chasse. Le comte palatin allait en chasse accompagné des burgraves, qui sont les comtes des châteaux, des wildgraves, qui sont les comtes des forêts, des landgraves, qui sont les comtes des terres, des rhingraves, qui sont les comtes du Rhin, et des raugraves, qui sont les comtes du droit du poing. Un cavalier gentilhomme du pfalzgraf, nommé Gaïrefroi, aperçut Pécopin, et lui cria:--Holà, beau chasseur! ne venez-vous pas avec nous?--Où allez-vous? dit Pécopin.--Beau chasseur, répondit Gaïrefroi, nous allons chasser un milan qui est à Heimburg et qui détruit nos faisans; nous allons chasser un vautour qui est à Vaugsberg et qui extermine nos lanerets; nous allons chasser un aigle qui est à Rheinstein et qui tue nos émérillons. Venez avec nous.--Quand serez-vous de retour? demanda Pécopin.--Demain, dit Gaïrefroi.--Je vous suis, dit Pécopin. La chasse dura trois jours. Le premier jour Pécopin tua le milan, le second jour Pécopin tua le vautour, le troisième jour Pécopin tua l'aigle. Le comte palatin s'émerveilla d'un si excellent archer.--Chevalier de Sonneck, lui dit-il, je te donne le fief de Rhineck, mouvant de ma tour de Gutenfels. Tu vas me suivre à Stæhlech pour en recevoir l'investiture et me prêter le serment d'allégeance, en mail public et en présence des échevins, _in mallo publico et coram scabinis_, comme disent les chartes du saint empereur Charlemagne. Il fallait obéir. Pécopin envoya à Bauldour un message dans lequel il lui annonçait tristement que la gracieuse volonté du pfalzgraf l'obligeait de se rendre sur-le-champ à Stahleck pour une très-grande et très-grosse affaire.--Soyez tranquille, madame ma mie, ajoutait-il en terminant, je serai de retour le mois prochain.--Le messager parti, Pécopin suivit le palatin et alla coucher avec les chevaliers de la suite du prince dans la châtellenie basse à Bacharach. Cette nuit-là il eut un rêve. Il revit en songe l'entrée de la forêt de Sonneck, la métairie, les quatre arbres et les quatre oiseaux; les oiseaux ne criaient, ni ne sifflaient, ni ne chantaient, ils parlaient. Leur ramage, auquel se mêlaient les voix de la poule et du pigeon, s'était changé en cet étrange dialogue, que Pécopin endormi entendit distinctement: LE GEAI. Le pigeon est au bois. LE MERLE. La poule dans la cour Va disant: Pécopin. LE GEAI. Le pigeon dit: Bauldour. LE CORBEAU. Le sire est en chemin. LA PIE. La dame est dans la tour. LE GEAI. Reviendra-t-il d'Alep? LE MERLE. De Fez? LE CORBEAU. De Damanhour? LA PIE. La poule a parié contre et le pigeon pour. LA POULE. Pécopin! Pécopin! LE PIGEON. Bauldour! Bauldour! Bauldour! Pécopin se réveilla, il avait une sueur froide; dans le premier moment il se rappela le vieillard et il s'épouvanta, sans savoir pourquoi, de ce rêve et de ce dialogue; puis il chercha à comprendre, puis il ne comprit pas; puis il se rendormit, et le lendemain, quand le jour parut, quand il revit le beau soleil qui chasse les spectres, dissipe les songes et dore les fumées, il ne songea plus ni aux quatre arbres, ni aux quatre oiseaux. IV Où il est traité des diverses qualités propres aux diverses ambassades. Pécopin était un gentilhomme de renommée, de race, d'esprit et de mine. Une fois introduit à la cour du pfalzgraf et installé dans son nouveau fief, il plut à ce point au palatin, que ce digne prince lui dit un jour:--Ami, j'envoie une ambassade à mon cousin de Bourgogne, et je t'ai choisi pour ambassadeur, à cause de ta gentille renommée. Pécopin dut faire ce que voulait son prince. Arrivé à Dijon, il se fit si bien distinguer par sa belle parole, que le duc lui dit un soir, après avoir vidé trois larges verres de vin de Bacharach:--Sire Pécopin, vous êtes notre ami; j'ai quelque démêlé de bec avec monseigneur le roi de France, et le comte palatin permet que je vous envoie près du roi, car je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre grande race.--Pécopin se rendit à Paris. Le roi le goûta fort, et le prenant à part un matin:--Pardieu, chevalier Pécopin, lui dit-il, puisque le palatin vous a prêté au Bourguignon pour le service de la Bourgogne, le Bourguignon vous prêtera bien au roi de France pour le service de la chrétienté. J'ai besoin d'un très-noble seigneur qui aille faire certaines remontrances de ma part au miramolin des Maures en Espagne, et je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre bel esprit.--On peut refuser son vote à l'empereur, on peut refuser sa femme au pape; on ne refuse rien au roi de France. Pécopin fit route pour l'Espagne. A Grenade le miramolin l'accueillit à merveille et l'invita aux zambras de l'Alhambra. Ce n'était chaque jour que fêtes, courses de cannes et de lances et chasses au faucon, et Pécopin y prenait part en grand jouteur et en grand chasseur qu'il était. En sa qualité de moricaud, le miramolin avait de bons lanerets, d'excellents sacrets et d'admirables tuniciens, et il y eut à ces chasses les plus belles volées imaginables. Cependant Pécopin n'oublia pas de faire les affaires du roi de France. Quand la négociation fut terminée, le chevalier se présenta chez le sultan pour lui faire ses adieux.--Je reçois vos adieux, sire chrétien, dit le miramolin, car vous allez en effet partir tout de suite pour Bagdad.--Pour Bagdad! s'écria Pécopin.--Oui, chevalier, reprit le prince maure; car je ne puis signer le traité avec le roi de Paris sans le consentement du calife de Bagdad, qui est commandeur des croyants; il me faut envoyer quelqu'un de considérable auprès du calife, et je vous ai choisi pour ambassadeur à cause de votre bonne mine. Quand on est chez les Maures, on va où veulent les Maures. Ce sont des chiens et des infidèles. Pécopin alla à Bagdad. Là il eut une aventure. Un jour qu'il passait sous les murs du sérail, la sultane favorite le vit, et comme il était beau, triste et fier, elle se prit d'amour pour lui. Elle lui envoya une esclave noire qui parla au chevalier dans le jardin de la ville à côté d'un grand tilleul mycrophylla qu'on y voit encore, et qui lui remit un talisman en lui disant: Ceci vient d'une princesse qui vous aime et que vous ne verrez jamais. Gardez ce talisman. Tant que vous le porterez sur vous, vous serez jeune. Quand vous serez en danger de mort, touchez-le, et il vous sauvera.--Pécopin à tout hasard accepta le talisman, qui était une fort belle turquoise incrustée de caractères inconnus. Il l'attacha à sa chaîne de cou.--Maintenant, monseigneur, ajouta l'esclave en le quittant, prenez garde à ceci: Tant que vous aurez cette turquoise à votre cou, vous ne vieillirez pas d'un jour; si vous la perdez, vous vieillirez en une minute de toutes les années que vous aurez laissées derrière vous. Adieu, beau giaour.--Cela dit, la négresse s'en alla. Cependant le calife avait vu l'esclave de la sultane accoster le chevalier chrétien. Ce calife était fort jaloux et un peu magicien. Il convia Pécopin à une fête, et, la nuit venue, il conduisit le chevalier sur une haute tour. Pécopin, sans y prendre garde, s'était avancé fort près du parapet, qui était très-bas, et le calife lui parla ainsi:--Chevalier, le comte palatin t'a envoyé au duc de Bourgogne à cause de ta noble renommée, le duc de Bourgogne t'a envoyé au roi de France à cause de ta grande race, le roi de France t'a envoyé au miramolin de Grenade à cause de ton bel esprit, le miramolin de Grenade t'a envoyé au calife de Bagdad à cause de ta bonne mine; moi, à cause de ta bonne renommée, de ta grande race, de ton bel esprit et de ta bonne mine, je t'envoie au diable.--En prononçant ce dernier mot, le calife poussa violemment Pécopin, qui perdit l'équilibre et tomba du haut de la tour. V Bons effets d'une bonne pensée. Quand un homme tombe dans un gouffre, c'est un terrible éclair que celui qui frappe sa paupière en ce moment-là et qui lui montre à la fois la vie dont il va sortir et la mort où il va entrer. Dans cette minute suprême, Pécopin éperdu envoya sa dernière pensée à Bauldour et mit la main à son cœur; ce qui fit que, sans y songer, il toucha le talisman. A peine eut-il effleuré du doigt la turquoise magique, qu'il se sentit emporté comme par des ailes. Il ne tombait plus, il planait. Il vola ainsi toute la nuit. Au moment où le jour paraissait, la main invisible qui le soutenait le déposa sur une grève solitaire, au bord de la mer. VI Où l'on voit que le diable lui-même a tort d'être gourmand. Or, en ce temps-là même, il était arrivé au diable une aventure désagréable et singulière. Le diable a coutume d'emporter les âmes qui sont à lui dans une hotte, ainsi que cela peut se voir sur le portail de la cathédrale de Fribourg en Suisse, où il est figuré avec une tête de porc sur les épaules, un croc à la main et une hotte de chiffonnier sur le dos; car le démon trouve et ramasse les âmes des méchants dans les tas d'ordures que le genre humain dépose au coin de toutes les grandes vérités terrestres ou divines. Le diable n'avait pas l'habitude de fermer sa hotte, ce qui fait que beaucoup d'âmes s'échappaient, grâce à la céleste malice des anges. Le diable s'en aperçut et mit à sa hotte un bon couvercle orné d'un bon cadenas. Mais les âmes, qui sont fort subtiles, furent peu gênées du couvercle; et, aidées par les petits doigts roses des chérubins, trouvèrent encore moyen de s'enfuir par les claires-voies de la hotte. Ce que voyant, le diable, fort dépité, tua un dromadaire, et de la peau de la bosse se fit une outre qu'il sut clore merveilleusement avec l'assistance du démon Hermès, et de laquelle il se sentait plus joyeux quand elle était remplie d'âmes qu'un écolier d'une bourse remplie de sequins d'or. C'est ordinairement dans la Haute-Egypte, sur les bords de la mer Rouge, que le diable, après avoir fait sa tournée dans le pays des païens et des mécréants, remplit cette outre. Le lieu est fort désert; c'est une grève de sable près d'un petit bois de palmiers qui est situé entre Coma, où est né saint Antoine et Clisma, où est mort saint Sisoës. Un jour donc que le diable avait fait encore meilleure chasse qu'à l'ordinaire, il remplissait gaiement son outre lorsque, se retournant par hasard, il vit à quelques pas de lui un ange qui le regardait en souriant. Le diable haussa les épaules et continua d'empiler dans ce sac les âmes qu'il avait, les épluchant fort peu, je vous jure; car tout est assez bon pour cette chaudière-là. Quand il eut fini, il empoigna l'outre d'une main pour la charger sur ses épaules; mais il lui fut impossible de la lever du sol, tant il y avait mis d'âmes et tant les iniquités dont elles étaient chargées les rendaient lourdes et pesantes. Il saisit alors cette besace d'enfer à deux bras; mais le second effort fut aussi inutile que le premier, l'outre ne bougea pas plus que si elle eût été la tête d'un rocher sortant de terre. «Oh! Ames de plomb!» dit le diable, et il se prit à jurer. En se retournant, il vit le bel ange qui le regardait en riant. «Que fais-tu là? cria le démon.--Tu le vois, dit l'ange, je souriais tout à l'heure et à présent je ris.--Oh! céleste volaille! grand innocent, va!» répliqua Asmodée. Mais l'ange devint sévère et lui parla ainsi: «Dragon, voici les paroles que je te dis de la part de celui qui est le Seigneur: tu ne pourras emporter cette charge d'âmes dans la géhenne tant qu'un saint du paradis ou un chrétien tombé du ciel ne t'aura pas aidé à la soulever de terre et à la poser sur tes épaules.» Cela dit, l'ange ouvrit ses ailes d'aigle et s'envola. Le diable était fort empêché. «Que veut dire cet imbécile? grommelait-il entre ses dents. Un saint du paradis? ou un chrétien tombé du ciel? J'attendrai longtemps si je dois rester là jusqu'à ce qu'une pareille assistance m'arrive! Pourquoi diantre aussi ai-je si outrageusement bourré cette sacoche? Et ce niais, qui n'est ni homme ni oiseau, se hurlait de moi! Allons! il faut maintenant que j'attende le saint qui viendra du paradis ou le chrétien qui tombera du ciel. Voilà une stupide histoire, et il faut convenir qu'on s'amuse de peu de chose là-haut!» Pendant qu'il se parlait ainsi à lui-même, les habitants de Coma et de Clisma croyaient entendre le tonnerre gronder sourdement à l'horizon. C'était le diable qui bougonnait. Pour un charretier embourbé, jurer est quelque chose, mais sortir de l'ornière c'est encore mieux. Le pauvre diable se creusait la tête et rêvait. C'est un drôle fort adroit que celui qui a perdu Eve. Il entre partout. Quand il veut, de même qu'il se glisse dans l'amour, il se glisse dans le paradis. Il a conservé des relations avec saint Cyprien le magicien, et il sait dans l'occasion se faire bienvenir des autres saints, tantôt en leur rendant de petits services mystérieux, tantôt en leur disant des paroles agréables. Il sait, ce grand savant, la conversation qui plaît à chacun. Il les prend tous par leur faible. Il apporte à saint Robert d'York les petits pains d'avoine au beurre. Il cause orfévrerie avec saint Eloi et cuisine avec saint Théodote. Il parle au saint évêque Germain du roi Childebert, au saint abbé Wandrille du roi Dagobert et au saint eunuque Usthazade du roi Sapor. Il parle à saint Paul le Simple de saint Antoine et il parle à saint Antoine de son cochon. Il parle à saint Loup de sa femme Piméniole, et il ne parle pas à saint Gomer de sa femme Gwinmarie.--Car le diable est le grand flatteur. Cœur de fiel, bouche de miel. Cependant quatre saints, qui sont connus pour leur étroite amitié, saint Nil le Solitaire, saint Autremoine, saint Jean le Nain et saint Médard, étaient précisément allés ce jour-là se promener sur les bords de la mer Rouge. Comme ils arrivaient, tout en conversant, près du bois de palmiers, le diable les vit venir vers lui avant d'être aperçu par eux. Il prit incontinent la forme d'un vieillard très-pauvre et très-cassé et se mit à pousser des cris lamentables. Les saints s'approchèrent. «Qu'est-ce? dit saint Nil.--Hélas! hélas! mes bons seigneurs, s'écria le diable, venez à mon aide, je vous en supplie. J'ai un très-méchant maître, je suis un pauvre esclave, j'ai un très-méchant maître qui est un marchand du pays de Fez. Or vous savez que tous ceux de Fez, les Maures, Numides, Garamantes et tous les habitants de la Barbarie, de la Nubie et de l'Egypte, sont mauvais, pervers, sujets aux femmes et aux copulations illicites, téméraires, ravisseurs, hasardeux et impitoyables à cause de la planète Mars. De plus, mon maître est un homme que tourmentent la bile noire, la bile jaune et la pituite à Cicéron; de là une mélancolie froide et sèche qui le rend timide, de peu de courage, avec beaucoup d'inventions néanmoins pour le mal. Ce qui retombe sur nous, pauvres esclaves, sur moi, pauvre vieux.--Où voulez-vous en venir, mon ami? dit saint Autremoine avec intérêt.--Voilà, mon bon seigneur, répondit le démon. Mon maître est un grand voyageur. Il a des manies. Dans tous les pays où il va, il a le goût de bâtir dans son jardin une montagne du sable qu'on ramasse au bord des mers près desquelles ce méchant homme s'établit. Dans la Zélande il a édifié un tas de sable fangeux et noir; dans la Frise un tas de gros sable mêlé de ces coquilles rouges, parmi lesquelles on trouve le cône tigré; et dans la Chersonèse cimbrique, qu'on nomme aujourd'hui Jutland, un tas de sable fin mêlé de ces coquilles blanches parmi lesquelles il n'est pas rare de rencontrer la telline-soleil-levant...--Que le diable t'emporte! interrompit saint Nil, qui est d'un naturel impatient. Viens au fait. Voilà un quart d'heure que tu nous fais perdre à écouter des sornettes. Je compte les minutes.» Le diable s'inclina humblement: «Vous comptez les minutes, monseigneur? c'est un noble goût. Vous devez être du Midi; car ceux du Midi sont ingénieux et adonnés aux mathématiques, parce qu'ils sont plus voisins que les autres hommes du cercle des étoiles errantes.» Puis, tout à coup, éclatant en sanglots et se meurtrissant la poitrine du poing: «Hélas! hélas! mes bons princes, j'ai un bien cruel maître. Pour bâtir sa montagne il m'oblige à venir tous les jours, moi vieillard, remplir cette outre de sable au bord de la mer. Il faut que je la porte sur mes épaules. Quand j'ai fait un voyage, je recommence, et cela dure depuis l'aube du jour jusqu'au coucher du soleil. Si je veux me reposer, si je veux dormir, si je succombe à la fatigue, si l'outre n'est pas bien pleine, il me fait fouetter. Hélas! je suis bien misérable et bien battu et bien accablé d'infirmités. Hier, j'avais fait six voyages dans la journée; le soir venu, j'étais si las que je n'ai pu hausser jusqu'à mon dos cette outre que je venais d'emplir; et j'ai passé ici toute la nuit, pleurant à côté de ma charge et épouvanté de la colère de mon maître. Mes seigneurs, mes bons seigneurs, par grâce et par pitié, aidez-moi à mettre ce fardeau sur mes épaules, afin que je puisse m'en retourner auprès de mon maître, car, si je tarde, il me tuera. Ahi! ahi!» En écoutant cette pathétique harangue, saint Nil, saint Autremoine et saint Jean le Nain se sentirent émus, et saint Médard se mit à pleurer, ce qui causa sur la terre une pluie de quarante jours. Mais saint Nil dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais il faudrait mettre la main à cette outre qui est une chose morte, et un verset de la très-sainte Ecriture défend de toucher aux choses mortes sous peine de rester impur.» Saint Autremoine dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais je considère que ce serait une bonne action, et les bonnes actions ayant l'inconvénient de pousser à la vanité celui qui les fait, je m'abstiens d'en faire pour conserver l'humilité.» Saint Jean le Nain dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais, comme tu vois, je suis si petit que je ne pourrais atteindre à ta ceinture. Comment ferais-je pour te mettre cette charge sur les épaules?» Saint Médard, tout en larmes, dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais je suis si ému vraiment, que j'ai les bras cassés.» Et ils continuèrent leur chemin. Le diable enrageait. «Voilà des animaux! s'écria-t-il en regardant les saints s'éloigner. Quels vieux pédants! Sont-ils absurdes avec leurs grandes barbes! Ma parole d'honneur, ils sont encore plus bêtes que l'ange!» Lorsqu'un de nous enrage, il a du moins la ressource d'envoyer au diable celui qui l'irrite. Le diable n'a pas cette douceur. Aussi y a-t-il dans toutes ses colères une pointe qui rentre en lui-même et qui l'exaspère. Comme il maugréait en fixant son œil plein de flamme et de fureur sur le ciel, son ennemi, voilà qu'il aperçoit dans les nuées un point noir. Ce point grossit, ce point approche; le diable regarde; c'était un homme,--c'était un chevalier armé et casqué,--c'était un chrétien ayant la croix rouge sur la poitrine,--qui tombait des nues. «Que n'importe qui soit loué! cria le démon en sautant de joie. Je suis sauvé. Voilà mon chrétien qui m'arrive! Je n'ai pas pu venir à bout de quatre saints, mais ce serait bien le diable si je ne venais pas à bout d'un homme. En ce moment-là, Pécopin, doucement déposé sur le rivage, mettait pied à terre. Apercevant ce vieillard, lequel était là comme un esclave qui se repose à côté de son fardeau, il marcha vers lui et lui dit: «Qui êtes-vous, l'ami? et où suis-je? Le diable se prit à geindre piteusement: «Vous êtes au bord de la mer Rouge, monseigneur, et moi je suis le plus malheureux des misérables.» Sur ce, il chanta au chevalier la même antienne qu'aux saints, le suppliant pour conclusion de l'aider à charger cette outre sur son dos. Pécopin hocha la tête: «Bonhomme, voilà une histoire peu vraisemblable. --Mon beau seigneur qui tombez du ciel, répondit le diable, la vôtre l'est encore moins, et pourtant elle est vraie. --C'est juste, dit Pécopin. --Et puis, reprit le démon, que voulez-vous que j'y fasse? si mes malheurs n'ont pas bonne apparence, est-ce ma faute? Je ne suis qu'un pauvre de besace et d'esprit; je ne sais pas inventer; il faut bien que je compose mes gémissements avec mes aventures et je ne puis mettre dans mon histoire que la vérité. Telle viande, telle soupe. --J'en conviens, dit Pécopin. --Et puis enfin, poursuivit le diable, quel mal cela peut-il vous faire, à vous, mon jeune vaillant, d'aider un pauvre vieillard infirme à attacher cette outre sur ses épaules?» Ceci parut concluant à Pécopin. Il se baissa, souleva de terre l'outre, qui se laissa faire sans difficulté, et, la soutenant entre ses bras, il s'apprêta à la poser sur le dos du vieillard qui se tenait courbé devant lui. Un moment de plus, et c'était fait. Le diable a des vices; c'est là ce qui le perd. Il est gourmand. Il eut dans cette minute-là l'idée de joindre l'âme de Pécopin aux autres âmes qu'il allait emporter; mais pour cela il fallait d'abord tuer Pécopin. Il se mit donc à appeler à voix basse un esprit invisible auquel il commanda quelque chose en paroles obscures. Tout le monde sait que, lorsque le diable dialogue et converse avec d'autres démons, il parle un jargon moitié italien, moitié espagnol. Il dit aussi çà et là quelques mots latins. Ceci a été prouvé et clairement établi dans plusieurs rencontres, et en particulier dans le procès du docteur Eugenio Torralva, lequel fut commencé à Valladolid le 10 janvier 1528 et convenablement terminé le 6 mai 1531 par l'auto-da-fé dudit docteur. Pécopin savait beaucoup de choses. C'était, je vous l'ai dit, un cavalier d'esprit qui était homme à soutenir bravement une vespérie. Il avait des lettres. Il connaissait la langue du diable. Or, à l'instant où il lui attachait l'outre sur l'épaule, il entendit le petit vieillard courbé dire tout bas: _Bamos, non cierra occhi, verbera, frappa, y echa la piedra_. Ceci fut pour Pécopin comme un éclair. Un soupçon lui vint. Il leva les yeux, et il vit à une grande hauteur au-dessus de lui une pierre énorme que quelque géant invisible tenait suspendue sur sa tête. Se rejeter en arrière, toucher de sa main gauche le talisman, saisir de la droite son poignard et en percer l'outre avec une violence et une rapidité formidables, c'est ce que fit Pécopin, comme s'il eût été le tourbillon qui, dans la même seconde, passe, vole, tourne, brille, tonne et foudroie. Le diable poussa un grand cri. Les âmes délivrées s'enfuirent par l'issue que le poignard de Pécopin venait de leur ouvrir, laissant dans l'outre leurs noirceurs, leurs crimes et leurs méchancetés, monceau hideux, verrue abominable qui, par l'attraction propre au démon, s'incrusta en lui, et, recouverte par la peau velue de l'outre, resta à jamais fixée entre ses deux épaules. C'est depuis ce jour-là qu'Asmodée est bossu. Cependant, au moment où Pécopin se rejetait en arrière, le géant invisible avait laissé choir sa pierre, qui tomba sur le pied du diable et le lui écrasa. C'est depuis ce jour-là qu'Asmodée est boiteux. Le diable, comme Dieu, a le tonnerre à ses ordres; mais c'est un affreux tonnerre inférieur qui sort de terre et déracine les arbres. Pécopin sentit le rivage de la mer trembler sous lui et que quelque chose de terrible l'enveloppait; une fumée noire l'aveugla, un bruit effroyable l'assourdit; il lui sembla qu'il était tombé et qu'il roulait rapidement en rasant le sol, comme s'il était une feuille morte chassée par le vent. Il s'évanouit. VII Propositions amiables d'un vieux savant retiré dans une cabane de feuillage. Quand il revint à lui, il entendit une voix douce qui disait: _Phi smâ_, ce qui en langage arabe signifie: il est dans le ciel. Il sentit qu'une main était posée sur sa poitrine, et il entendit une autre voix grave et lente qui répondait: _Lô, lô, machi mouth_, ce qui veut dire: non, non, il n'est pas mort. Il ouvrit les yeux et vit un vieillard et une jeune fille agenouillés près de lui. Le vieillard était noir comme la nuit, il avait une longue barbe blanche tressée en petites nattes à la mode des anciens mages, et il était vêtu d'un grand suaire de soie verte sans plis. La jeune fille était couleur de cuivre rouge, avec de grands yeux de porcelaine et des lèvres de corail. Elle avait des anneaux d'or au nez et aux oreilles. Elle était charmante. Pécopin n'était plus au bord de la mer. Le souffle de l'enfer, le poussant au hasard, l'avait jeté dans une vallée remplie de rochers et d'arbres d'une forme étrange. Il se leva. Le vieillard et la jeune fille le regardaient avec douceur. Il s'approcha d'un de ces arbres; les feuilles se contractèrent; les branches se retirèrent; les fleurs, qui étaient d'un blanc pâle, devinrent rouges; et tout l'arbre parut en quelque sorte reculer devant lui. Pécopin reconnut l'arbre de la honte et en conclut qu'il avait quitté l'Inde et qu'il était dans le fameux pays de Pudiferan. Cependant le vieillard lui fit signe. Pécopin le suivit; et quelques instants après le vieillard, la jeune fille et Pécopin étaient tous trois assis sur une natte dans une cabane faite en feuilles de palmier, dont l'intérieur, plein de pierres précieuses de toutes sortes, étincelait comme un brasier ardent. Le vieillard se tourna vers Pécopin et lui dit en allemand: «Mon fils, je suis l'homme qui sait tout, le grand lapidaire éthiopien, le taleb des Arabes. Je m'appelle Zin-Eddin pour les hommes et Evilmerodach pour les génies. Je suis le premier homme qui ait pénétré dans cette vallée, tu es le deuxième. J'ai passé ma vie à dérober à la nature la science des choses, et à verser aux choses la science de l'âme. Grâce à moi, grâce à mes leçons, grâce aux rayons qui sont tombés depuis cent ans de mes prunelles, dans cette vallée les pierres vivent, les plantes pensent et les animaux savent. C'est moi qui ai enseigné aux bêtes la médecine vraie, qui manque à l'homme. J'ai appris au pélican à se saigner lui-même pour guérir ses petits blessés des vipères, au serpent aveugle à manger du fenouil pour recouvrer la vue, à l'ours attaqué de la cataracte à irriter les abeilles pour se faire piquer les yeux. J'ai apporté aux aigles, lesquelles sont étroites, la pierre œtites qui les fait pondre aisément. Si le geai se purge avec la feuille du laurier, la tortue avec la ciguë, le cerf avec le dictame, le loup avec la mandragore, le sanglier avec le lierre, la tourterelle avec l'herbe helxine; si les chevaux gênés par le sang s'ouvrent eux-mêmes une veine de la cuisse de derrière; si le stellion, à l'époque de la mue, dévore sa peau pour se guérir du mal caduc; si l'hirondelle guérit les ophthalmies de ses petits avec la pierre calidoine qu'elle va chercher au delà des mers; si la belette se munit de la rue quand elle veut combattre la couleuvre,--c'est moi, mon fils, qui le leur ai enseigné. Jusqu'ici je n'ai eu que des animaux pour disciples. J'attendais un homme. Tu es venu. Sois mon fils. Je suis vieux. Je te laisserai ma cabane, mes pierreries, ma vallée et ma science. Tu épouseras ma fille, qui s'appelle Aïssab, et qui est belle. Je t'apprendrai à distinguer le rubis sandastre du chrysolampis, à mettre la mère perle dans un pot de sel et à rallumer le feu des rubis trop mornes en les trempant dans le vinaigre. Chaque jour de vinaigre leur donne un an de beauté. Nous passerons notre vie doucement à ramasser des diamants et à manger des racines. Sois mon fils. --Merci, vénérable seigneur, dit Pécopin. J'accepte avec joie.» La nuit venue, il s'enfuit. VIII Le chrétien errant. Il erra longtemps dans les pays. Dire tous les voyages qu'il fit, ce serait raconter le monde. Il marcha pieds nus et en sandales: il monta toutes les montures, l'âne, le cheval, le mulet, le chameau, le zèbre, l'onagre et l'éléphant. Il subit toutes les navigations et tous les navires, les vaisseaux ronds de l'Océan et les vaisseaux longs de la Méditerranée, _oneraria et remigia_, galère et galion, frégate et frégaton, felouque, polaque et tartane, barque, barquette et barquerolle. Il se risqua sur les caracores de bois des Indiens de Bantan et sur les chaloupes de cuir de l'Euphrate dont a parlé Hérodote. Il fut battu de tous les vents, du levante-sirocco et du sirocco-mezzogiorno, de la tramontane et de la galerne. Il traversa la Perse, le Pégu, Bramaz, Tagatai, Transiane, Sagistan, l'Hasubi. Il vit le Monomotapa comme Vincent le Blanc, Sofala comme Pedro Ordoñez, Ormus comme le sieur de Fines, les sauvages comme Acosta, et les géants comme Malherbe de Vitré. Il perdit dans le désert quatre doigts du pied, comme Jérôme Costilla. Il se vit dix-sept fois vendu comme Mendez-Pinto, fut forçat comme Texeus, et faillit être eunuque comme Parisol. Il eut le mal des pyans, dont périssent les nègres, le scorbut, qui épouvantait Avicenne, et le mal de mer, auquel Cicéron préféra la mort. Il gravit des montagnes si hautes, qu'arrivé au sommet il vomissait le sang, les flegmes et la colère. Il aborda l'île qu'on rencontre parfois ne la cherchant point, et qu'on ne peut jamais trouver la cherchant, et il vérifia que les habitants de cette ville sont bons chrétiens. En Midelpalie, qui est au nord, il remarqua un château dans un lieu où il n'y en a pas, mais les prestiges du septentrion sont si grands, qu'il ne faut pas s'étonner de cela. Il demeura plusieurs mois chez le roi de Mogor Ekebas, bien vu et caressé de ce prince, de la cour duquel il racontait plus tard tout ce qu'ont depuis couché par écrit les Anglais, les Hollandais et même les pères jésuites. Il devint docte, car il avait les deux maîtres de toute doctrine: voyage et malheur. Il étudia les faunes et les flores de tous les climats. Il observa les vents par les migrations des oiseaux et les courants par les migrations des céphalopodes. Il vit passer dans les régions sous-marines l'ommastrephes sagittatus allant au pôle nord, et l'ommastrephes giganteus allant au pôle sud. Il vit les hommes et les monstres ainsi que l'ancien Grec Ulysse. Il connut toutes les bêtes merveilleuses, le rosmar, le râle noir, le solendguse, les garagians semblables à des aigles de mer, les queues de jonc de l'île de Comore, les capercalzes d'Ecosse, les antenales qui vont par troupes, les alcatrazes grands comme des oies, les moraxos plus grands que les tiburons, les peymones des îles Maldives qui mangent des hommes, le poisson manare qui a une tête de bœuf, l'oiseau claki qui naît de certains bois pourris, le petit saru qui chante mieux que le perroquet, et enfin le boranet, l'animal-plante des pays tartares, qui a une racine en terre et qui broute l'herbe autour de lui. Il tua à la chasse un triton de mer de l'espèce yapiara et il inspira de l'amour à un triton de rivière de l'espèce baëpapina. Un jour étant en l'île de Manar, qui est à deux cents lieues de Goa, il fut appelé par des pêcheurs, lesquels lui montrèrent sept hommes-évêques et neuf sirènes qu'ils avaient pris dans leurs filets. Il entendit le bruit nocturne du forgeron marin, et il mangea des cent cinquante-trois sortes de poissons qu'il y a dans la mer et qui se trouvèrent tous dans le filet des apôtres quand ils pêchèrent par ordre du Seigneur. En Scythie il perça à coups de flèches un griffon auquel les peuples arimaspes faisaient la guerre pour avoir l'or que cette bête gardait. Ces peuples voulurent le faire roi, mais il se sauva. Enfin il manqua naufrager en mainte rencontre, et notamment près du cap Gardafù, que les anciens appelaient Promontorium aromatorum; et à travers tant d'aventures, tant d'erreurs, de fatigues, de prouesses, de travaux et de misères, le brave et fidèle chevalier Pécopin n'avait qu'un but, retrouver l'Allemagne; qu'une espérance, rentrer au Falkenburg; qu'une pensée, revoir Bauldour. Grâce au talisman de la sultane qu'il portait toujours sur lui, il ne pouvait, on s'en souvient, ni vieillir ni mourir. Il comptait pourtant tristement les années. A l'époque où il parvint enfin à atteindre le nord du pays de France, cinq ans s'étaient écoulés depuis qu'il n'avait vu Bauldour. Quelquefois il songeait à cela le soir après avoir cheminé depuis l'aube, il s'asseyait sur une pierre au bord de la route et il pleurait. Puis il se ranimait et prenait courage: «Cinq ans, pensait-il; oui, mais je vais la revoir enfin. Elle avait quinze ans, eh bien, elle en aura vingt!» Ses vêtements étaient en lambeaux, sa chaussure était déchirée, ses pieds étaient en sang, mais la force et la joie lui étaient revenues, et il se remettait en marche. C'est ainsi qu'il parvint jusqu'aux montagnes des Vosges. IX Où l'on voit à quoi peut s'amuser un nain dans une forêt. Un soir, après avoir fait route toute la journée dans les rochers, cherchant un passage pour descendre vers le Rhin, il arriva à l'entrée d'un bois de sapins, de frênes et d'érables. Il n'hésita pas à y pénétrer. Il y marchait depuis plus d'une heure quand tout à coup le sentier qu'il suivait se perdit dans une clairière semée de houx, de genévriers et de framboisiers sauvages. A côté de la clairière il y avait un marais. Epuisé de lassitude, mourant de faim et de soif, exténué, il regardait de côté et d'autre, cherchant une chaumière, une charbonnerie ou un feu de pâtre, quand tout à coup une troupe de tadornes passa près de lui en agitant ses ailes et en criant. Pécopin tressaillit en reconnaissant ces étranges oiseaux qui font leurs nids sous terre et que les paysans des Vosges appellent canards-lapins. Il écarta les touffes de houx et vit fleurir et verdoyer de toutes parts dans l'herbe le perce-pierre, l'angélique, l'ellébore et la grande gentiane. Comme il se baissait pour s'en assurer, une coquille de moule tombée sur le gazon frappa son regard. Il la ramassa. C'était une de ces moules de la Vologne qui contiennent des perles grosses comme des pois. Il leva les yeux; un grand-duc planait au-dessus de sa tête. Pécopin commençait à s'inquiéter. On conviendra qu'il y avait de quoi. Ces houx et ces framboisiers, ces tadornes, ces herbes magiques, cette moule, ce grand-duc, tout cela était peu rassurant. Il était donc fort alarmé et se demandait avec angoisse où il était, lorsqu'un chant éloigné parvint jusqu'à lui. Il prêta l'oreille. C'était une voix enrouée, cassée, chagrine, fâcheuse, sourde et criarde à la fois, et voici ce qu'elle chantait: Mon petit lac engendre, en l'ombre qui l'abrite, La riante Amphitrite et le noir Neptunus; Mon humble étang nourrit, sur des monts inconnus, L'empereur Neptunus et la reine Amphitrite. Je suis le nain, grand-père des géants. Ma goutte d'eau produit deux océans. Je verse de mes rocs, que n'effleure aucune aile, Un fleuve bleu pour elle, un fleuve vert pour lui. J'épanche de ma grotte, où jamais feu n'a lui, Le fleuve vert pour lui, le fleuve bleu pour elle. Je suis le nain, grand-père des géants. Ma goutte d'eau produit deux océans. Une fine émeraude est dans mon sable jaune. Un pur saphir se cache en mon humide écrin. Mon émeraude fond et devient le beau Rhin; Mon saphir se dissout, ruisselle et fait le Rhône. Je suis le nain, grand-père des géants. Ma goutte d'eau produit deux océans. Pécopin n'en pouvait plus douter. Pauvre voyageur fatigué, il était dans le fatal _bois des Pas-Perdus_. Ce bois est une grande forêt pleine de labyrinthes, d'énigmes et de dédales où se promène le nain Roulon. Le nain Roulon habite un lac dans les Vosges, au sommet d'une montagne; et parce que de là il envoie un ruisseau au Rhône et un autre ruisseau au Rhin, ce nain fanfaron se dit le père de la Méditerranée et de l'Océan. Son plaisir est d'errer dans la forêt et d'y égarer les passants. Le voyageur qui est entré dans le bois des Pas-Perdus n'en sort jamais. Cette voix, cette chanson, c'étaient la chanson et la voix du méchant nain Roulon. Pécopin éperdu se jeta la face contre terre.--Hélas! s'écria-t-il, c'est fini, je ne reverrai jamais Bauldour. --Si fait, dit quelqu'un près de lui. X Equis canibusque. Il se redressa; un vieux seigneur, vêtu d'un habit de chasse magnifique, était debout devant lui à quelques pas. Ce gentilhomme était complétement équipé. Un coutelas à poignée d'or ciselée lui battait la hanche, et à sa ceinture pendait un cor incrusté d'étain et fait de la corne d'un buffle. Il y avait je ne sais quoi d'étrange, de vague et de lumineux dans ce visage pâle qui souriait éclairé de la dernière lueur du crépuscule. Ce vieux chasseur ainsi apparu brusquement dans un pareil lieu, à une pareille heure, vous eût certainement semblé singulier ainsi qu'à moi; mais dans le bois des Pas-Perdus on ne songe qu'à Roulon; ce vieillard n'était pas un nain, et cela suffit à Pécopin. Le bonhomme, d'ailleurs, avait la mine gracieuse, accorte et avenante. Et puis, bien qu'accoutré en déterminé chasseur, il était si vieux, si usé, si courbé, si cassé, avait les mains si ridées et si débiles, les sourcils si blancs et les jambes si amaigries, que c'eût été pitié d'en avoir peur. Son sourire, mieux examiné, était le sourire banal et sans profondeur d'un roi imbécile. --Que me voulez-vous? demanda Pécopin. --Te rendre à Bauldour, dit le vieux chasseur toujours souriant. --Quand? --Passe seulement une nuit en chasse avec moi. --Quelle nuit? --Celle qui commence. --Et je reverrai Bauldour? --Quand notre nuit de chasse sera finie, au soleil levant, je te déposerai à la porte du Falkenburg. --Chasser la nuit? --Pourquoi pas? --Mais c'est fort étrange. --Bah! --Mais c'est très-fatigant. --Non. --Mais vous êtes bien vieux. --Ne t'inquiète pas de moi. --Mais je suis las, mais j'ai marché tout le jour, mais je suis mort de faim et de soif, dit Pécopin. Je ne pourrai seulement monter à cheval. Le vieux seigneur détacha de sa ceinture une gourde damasquinée d'argent qu'il lui présenta. --Bois ceci. Pécopin porta avidement la gourde à ses lèvres. A peine avait-il avalé quelques gorgées qu'il se sentit ranimé. Il était jeune, fort, alerte, puissant. Il avait dormi, il avait mangé, il avait bu.--Il lui semblait même par instant qu'il avait trop bu. --Allons, dit-il, marchons, courons, chassons toute la nuit, je le veux bien; mais je reverrai Bauldour? --Après cette nuit passée, au soleil levant. --Et quel garant de votre promesse me donnez-vous? --Ma présence même. Le secours que je t'apporte. J'aurais pu te laisser mourir ici de faim, de lassitude et de misère, t'abandonner au nain promeneur du lac Roulon; mais j'ai eu pitié de toi. --Je vous suis, dit Pécopin. C'est dit, au soleil levant, à Falkenburg. --Holà! vous autres! arrivez! en chasse! cria le vieux seigneur, faisant effort avec sa voix décrépite. En jetant ce cri vers le taillis, il se retourna, et Pécopin vit qu'il était bossu. Puis il fit quelques pas, et Pécopin vit qu'il était boiteux. A l'appel du vieux seigneur, une troupe de cavaliers vêtus comme des princes et montés comme des rois, sortit de l'épaisseur du bois. Ils vinrent se ranger dans un profond silence autour du vieux qui paraissait leur maître. Tous étaient armés de couteaux ou d'épieux; lui seul avait un cor. La nuit était tombée; mais autour des gentilshommes se tenaient debout deux cents valets portant deux cents torches. --_Ebbene_, dit le maître, _ubi sunt los perros?_ Ce mélange d'italien, de latin et d'espagnol fut désagréable à Pécopin. Mais le vieux reprit avec impatience:--Les chiens! les chiens! Il achevait à peine, que d'effroyables aboiements remplissaient la clairière. Une meute venait d'y apparaître. Une meute admirable, une vraie meute d'empereur. Des valets en jaquettes jaunes et en bas rouges, des estafiers de chenil au visage féroce et des nègres tout nus la tenaient robustement en laisse. Jamais concile de chiens ne fut plus complet. Il y avait là tous les chiens possibles, accouplés et divisés par grappes et par raquettes, selon les races et les instincts. Le premier groupe se composait de cent dogues d'Angleterre et de cent lévriers d'attache avec douze paires de chiens-tigres et douze paires de chiens-bauds. Le deuxième groupe était entièrement formé de greffiers de Barbarie blancs et marquetés de rouge, braves chiens qui ne s'étonnent pas du bruit, demeurent trois ans dans leur bonté, sont sujets à courir au bétail et servent pour la grande chasse. Le troisième groupe était une légion de chiens de Norwége: chiens fauves, au poil vif tirant sur le roux, avec une tache blanche au front ou au cou, qui sont de bons nez et de grand cœur, et se plaisent au cerf surtout; chiens gris, léopardés sur l'échine, qui ont les jambes de même poil que les pattes d'un lièvre ou cannelées de rouge et de noir. Le choix en était excellent. Il n'y avait pas un bâtard parmi ces chiens. Pécopin, qui s'y connaissait, n'en vit pas parmi les fauves un seul qui fût jaune ou marqué de gris, ni parmi les gris un seul qui fût argenté ou qui eût les pattes fauves. Tous étaient authentiques et bons. Le quatrième groupe était formidable; c'était une cohue épaisse, serrée et profonde de ces puissants dogues noirs de l'abbaye de Saint-Aubert-en-Ardennes, qui ont les jambes courtes et qui ne vont pas vite, mais qui engendrent de si redoutables limiers et qui chassent si furieusement les sangliers, les renards et les bêtes puantes. Comme ceux de Norwége, tous étaient de bonne race et vrais chiens gentilshommes, et avaient évidemment teté près du cœur. Ils avaient la tête moyenne, plutôt longue qu'écrasée, la gueule noire et non rouge, les oreilles vastes, les reins courbés, le râble musculeux, les jambes larges, la cuisse troussée, le jarret droit bien herpé, la queue grosse près des reins et le reste grêlé, le poil de dessous le ventre rude, les ongles forts, le pied sec, en forme de pied de renard. Le cinquième groupe était oriental. Il avait dû coûter des sommes immenses; car on n'y avait mis que des chiens de Palimbotra, qui mordent les taureaux, des chiens de Cintiqui, qui attaquent les lions, et des chiens du Monomotapa, qui font partie de la garde de l'empereur des Indes. Du reste tous, anglais, barbaresques, norwégiens, ardennais et indous, hurlaient abominablement. Un parlement d'hommes n'eût pas fait mieux. Pécopin était ébloui de cette meute. Tous ses appétits de chasseur se réveillaient. Cependant elle était un peu venue on ne sait d'où, et il ne pouvait s'empêcher de se dire à lui-même qu'il était singulier qu'aboyant de la sorte on ne l'eût pas entendue avant de la voir. Le maître-valet qui menait toute cette vénerie était à quelques pas de Pécopin, lui tournant le dos. Pécopin alla à lui pour le questionner, et lui mit la main sur l'épaule; le valet se retourna. Il était masqué. Cela rendit Pécopin muet.--Il commençait même à se demander fort sérieusement s'il suivrait en effet cette chasse, quand le vieillard l'aborda.--Eh bien, chevalier, que dis-tu de nos chiens? --Je dis, mon beau sire, que, pour suivre de si terribles chiens, il faudrait de terribles chevaux. Le vieux, sans répondre, porta à sa bouche un sifflet d'argent, qui était fixé au petit doigt de sa main gauche, précaution d'homme de goût qui est exposé à voir des tragédies, et il siffla. Au coup de sifflet, un bruit se fit dans les arbres, les assistants se rangèrent, et quatre palefreniers en livrée écarlate surgirent, menant deux chevaux magnifiques. L'un était un beau genet d'Espagne, à l'allure magistrale, à la corne lisse, noirâtre, haute, arrondie, bien creusée, aux paturons courts, entre-droits et lunés, aux bras secs et nerveux, aux genoux décharnés et bien emboîtés. Il avait la jambe d'un beau cerf, la poitrine large et bien ouverte, l'échine grasse, double et tremblante. L'autre était un coureur tartare à la croupe énorme, au corsage long, aux flancs bien unis, au manteau bayardant. Son cou, d'une moyenne arcade, mais pas trop voûté, était revêtu d'une vaste perruque flottante et crépelue; sa queue bien épaisse pendait jusqu'à terre. Il avait la peau du front cousue sur ses yeux gros et étincelants, la bouche grande, les oreilles inquiètes, les naseaux ouverts, l'étoile au front, deux balzans aux jambes, son courage en fleur et l'âge de sept ans. Le premier avait la tête coiffée d'un chanfrein, le poitrail d'armes et la selle de guerre. Le second était moins fièrement, mais plus splendidement harnaché; il portait le mors d'argent, les roses dorées, la bride brodée d'or, la selle royale, la housse de brocart, les houppes pendantes et le panache branlant. L'un trépignait, bravait, ronflait, rongeait son frein, brisait les cailloux et demandait la guerre. L'autre regardait ça et là, cherchait les applaudissements, hennissait gaiement, ne touchait la terre que du bout de l'ongle, faisait le roi et piaffait à merveille. Tous deux étaient noirs comme l'ébène.--Pécopin, les yeux presque effarés d'admiration, contemplait ces deux merveilleuses bêtes. --Eh bien, dit le seigneur clopinant et toussant, et souriant toujours, lequel prends-tu? Pécopin n'hésita plus, et sauta sur le genet. --Es-tu bien en selle? lui cria le vieillard. --Oui, dit Pécopin. Alors le vieux éclata de rire, arracha d'une main le harnais, le panache, la selle et le caparaçon du cheval tartare, le saisit de l'autre à la crinière, bondit comme un tigre et enfourcha à cru la superbe bête qui tremblait de tous ses membres; puis, saisissant sa trompe à sa ceinture, il se mit à sonner une fanfare tellement formidable, que Pécopin assourdi crut que cet effrayant vieillard avait le tonnerre dans la poitrine. XI A quoi l'on s'expose en montant un cheval qu'on ne connaît pas. Au bruit de ce cor, la forêt s'éclaira dans ses profondeurs de mille lueurs extraordinaires, des ombres passèrent dans les futaies, des voix lointaines crièrent:--En chasse! La meute aboya, les chevaux reniflèrent et les arbres frissonnèrent comme par un grand vent. En ce moment-là une cloche fêlée, qui semblait bêler dans les ténèbres, sonna minuit. Au douzième coup le vieux seigneur emboucha son cor d'ivoire une seconde fois, les valets délièrent la meute, les chiens lâchés partirent comme la poignée de pierres que lance la baliste, les cris et les hurlements redoublèrent, et tous les chasseurs, et tous les piqueurs, et tous les veneurs, et le vieillard, et Pécopin, s'élancèrent au galop. Galop rude, violent, rapide, étincelant, vertigineux, surnaturel, qui saisit Pécopin, qui l'entraîna, qui l'emporta, qui faisait résonner dans son cerveau tous les pas du cheval comme si son crâne eût été le pavé du chemin, qui l'éblouissait comme un éclair, qui l'enivrait comme une orgie, qui l'exaspérait comme une bataille; galop qui par moments devenait tourbillon, tourbillon qui parfois devenait ouragan. La forêt était immense, les chasseurs étaient innombrables, les clairières succédaient aux clairières, le vent se lamentait, les broussailles sifflaient, les chiens aboyaient, la colossale silhouette noire d'un énorme cerf à seize andouillers apparaissait par instants à travers les branchages et fuyait dans les pénombres et dans les clartés, le cheval de Pécopin soufflait d'une façon terrible, les arbres se penchaient pour voir passer cette chasse et se renversaient en arrière après l'avoir vue, des fanfares épouvantables éclataient par intervalles, puis elles se taisaient tout à coup, et l'on entendait au loin le cor du vieux chasseur. Pécopin ne savait où il était. En galopant près d'une ruine ombragée de sapins, parmi lesquels une cascade se précipitait du haut d'un grand mur de porphyre, il crut retrouver le château de Nideck. Puis il vit courir rapidement à sa gauche des montagnes qui lui parurent être les Basses-Vosges; il reconnut successivement à la forme de leurs quatre sommets le Ban-de-la-Roche, le Champ-du-Feu, le Climont et l'Ungersberg. Un moment après il était dans les Hautes-Vosges. En moins d'un quart d'heure son cheval eut traversé le Giromagny, le Rotabac, le Sultz, le Barenkopf, le Graisson, le Bressoir, le Haut-de-Honce, le mont de Lure, la Tête-de-l'Ours, le grand Donon et le grand Ventron. Ces vastes cimes lui apparaissaient pêle-mêle dans les ténèbres, sans ordre et sans lien; on eût dit qu'un géant avait bouleversé la grande chaîne d'Alsace. Il lui semblait par moment distinguer au-dessous de lui les lacs que les Vosges portent sur leurs sommets, comme si ces montagnes eussent passé sous le ventre de son cheval. C'est ainsi qu'il vit son ombre se réfléchir dans le Bain-des-Païens et dans le Saut-des-Cuves, dans le lac Blanc et dans le lac Noir. Mais il la vit comme les hirondelles voient la leur en rasant le miroir des étangs, aussitôt disparue qu'apparue. Cependant, si étrange et si effrénée que fût cette course, il se rassurait en portant la main à son talisman et en songeant qu'après tout il ne s'éloignait pas du Rhin. Tout à coup une brume épaisse l'enveloppa, les arbres s'y effacèrent, puis s'y perdirent; le bruit de la chasse redoubla dans cette ombre, et son genet d'Espagne se mit à galoper avec une nouvelle furie. Le brouillard était si épais, que Pécopin y distinguait à peine les oreilles de son cheval dressées devant lui. Dans des moments si terribles, ce doit être un grand effort, et c'est à coup sûr un grand mérite que de jeter son âme jusqu'à Dieu et son cœur jusqu'à sa maîtresse. C'est ce que faisait dévotement le brave chevalier. Il songeait donc au bon Dieu et à Bauldour, plus encore peut-être à Bauldour qu'au bon Dieu, quand il lui sembla que la lamentation du vent devenait comme une voix et prononçait distinctement ce mot: _Heimburg_; en ce moment une grosse torche portée par quelque piqueur traversa le brouillard, et, à la clarté de cette torche, Pécopin vit passer au-dessus de sa tête un milan qui était percé d'une flèche et qui volait pourtant. Il voulut regarder cet oiseau, mais son cheval fit un bond, le milan donna un coup d'aile, la torche s'enfonça dans le bois et Pécopin retomba dans la nuit. Quelques instants après le vent parla encore et dit: _Vaugtsberg_; une nouvelle lueur illumina le brouillard, et Pécopin aperçut dans l'ombre un vautour dont l'aile était traversée par un javelot et qui volait pourtant. Il ouvrit les yeux pour voir, il ouvrit la bouche pour crier; mais avant qu'il eût lancé son regard, avant qu'il eût jeté son cri, la lueur, le vautour et le javelot avaient disparu. Son cheval ne s'était pas ralenti une minute et donnait tête baissée dans tous ces fantômes, comme s'il eût été le cheval aveugle du démon Paphos ou le cheval sourd du roi Sisymordachus. Le vent cria une troisième fois, et Pécopin entendit cette voix lugubre de l'air qui disait: _Rheinstein_; un troisième éclair empourpra les arbres dans la brume, et un troisième oiseau passa. C'était un aigle qui avait une sagette dans le ventre et qui volait pourtant. Alors Pécopin se souvint de la chasse du pfalzgraf, où il s'était laissé entraîner, et il frissonna. Mais le galop du genet était si éperdu, les arbres et les objets vagues du paysage nocturne fuyaient si promptement, la vitesse de tout était si prodigieuse autour de Pécopin, que, même en lui, rien ne pouvait s'arrêter. Les apparences et les visions se succédaient si confusément, qu'il ne pouvait même fixer sa pensée à ses tristes souvenirs. Les idées passaient dans sa tête comme le vent. On entendait toujours au loin le bruit de la chasse, et par instant le monstrueux cerf de la nuit bramait dans les halliers. Peu à peu le brouillard s'était levé. Soudain l'air devint tiède, les arbres changèrent de forme; des chênes-liéges, des pistachiers et des pins d'Alep apparurent dans les rochers; une large lune blanche entourée d'un immense halo éclairait lugubrement les bruyères. Pourtant ce n'était pas jour de lune. En courant au fond d'un chemin creux, Pécopin se pencha et arracha à la berge une poignée d'herbes. A la lueur de la lune il examina ces plantes et reconnut avec angoisse l'anthylle vulnéraire des Cévennes, la véronique filiforme et la férule commune dont les feuilles hideuses se terminent par des griffes. Une demi-heure après le vent était encore plus chaud; je ne sais quels mirages de la mer remplissaient à de certains moments les intervalles des futaies; il se courba encore une fois sur la berge du chemin et arracha de nouveau les premières plantes que sa main rencontra. Cette fois c'était le cytise argenté de Cette, l'anémone étoilée de Nice, la lavatère maritime de Toulon, le géranium sanguineum des Basses-Pyrénées, si reconnaissable à sa feuille cinq fois palmée, et l'astrantia major dont la fleur est un soleil qui rayonne à travers un anneau comme la planète Saturne. Pécopin vit qu'il s'éloignait du Rhin avec une effroyable rapidité; il avait fait plus de cent lieues entre les deux poignées d'herbes. Il avait traversé les Vosges, il avait traversé les Cévennes, il traversait en ce moment les Pyrénées.--Plutôt la mort, pensa-t-il, et il voulut se jeter en bas de son cheval. Au mouvement qu'il fit pour se désarçonner, il se sentit étreindre les pieds comme par deux mains de fer. Il regarda. Ses étriers l'avaient saisi et le tenaient. C'étaient des étriers vivants. Les cris lointains, les hennissements et les aboiements faisaient rage; le cor du vieux chasseur, précédant la chasse à une distance effrayante, sonnait des mélodies sinistres; et à travers de grands branchages bleuâtres que le vent secouait, Pécopin voyait les chiens traverser à la nage des étangs pleins de reflets magiques. Le pauvre chevalier se résigna, ferma les yeux et se laissa emporter. Une fois il les rouvrit; la chaleur de fournaise d'une nuit tropicale lui frappait le visage; de vagues rugissements de tigres et de chacals arrivaient jusqu'à lui: il entrevit des ruines de pagodes sur le faîte desquelles se tenaient gravement debout, rangés par longues files, des vautours, des philosophes et des cigognes; des arbres d'une forme bizarre prenaient dans les vallées mille attitudes étranges; il reconnut le banyan et le baobab; l'oüé-nonbouyh sifflait, l'oyra-rameum fredonnait, le petit gonambuch chantait. Pécopin était dans une forêt de l'Inde. Il ferma les yeux. Puis il les rouvrit encore. En un quart d'heure aux souffles de l'équateur avait succédé un vent de glace. Le froid était terrible. Le sabot du cheval faisait crier le givre. Les rangifères, les alses et les satyres couraient comme des ombres à travers la brume. L'âpreté des bois et des montagnes était affreuse. Il n'y avait à l'horizon que deux ou trois rochers d'une hauteur immense autour desquels volaient les mouettes et les stercoraires, et à travers d'horribles verdures noires on entrevoyait de grandes vagues blanches auxquelles le ciel jetait des flocons de neige et qui jetaient au ciel des flocons d'écume. Pécopin traversait les mélèzes de la Biarmie, qui sont au cap Nord. Un moment après la nuit s'épaissit. Pécopin ne vit plus rien, mais il entendit un bruit épouvantable et il reconnut qu'il passait près du gouffre Maelstron, qui est le Tartare des anciens et le nombril de la mer. Qu'était-ce donc que cette effroyable forêt, qui faisait le tour de la terre? Le cerf à seize andouillers reparaissait par intervalles, toujours fuyant et toujours poursuivi. Les ombres et les rumeurs se précipitaient pêle-mêle sur sa trace, et le cor du vieux chasseur dominait tout, même le bruit du gouffre Maelstron. Tout à coup le genet s'arrêta court. Les aboiements cessèrent, tout se tut autour de Pécopin. Le pauvre chevalier, qui depuis plus d'une heure avait refermé les yeux, les rouvrit. Il était devant la façade d'un sombre et colossal édifice dont les fenêtres éclairées semblaient jeter des regards. Cette façade était noire comme un masque et vivante comme un visage. XII Description d'un mauvais gîte. Ce qu'était cet édifice, il serait malaisé de le dire. C'était une maison forte comme une citadelle, une citadelle magnifique comme un palais, un palais menaçant comme une caverne, une caverne muette comme un tombeau. On n'y entendait aucune voix, on n'y voyait aucune ombre. Autour de ce château, dont l'immensité avait je ne sais quoi de surnaturel, la forêt s'étendait à perte de vue. Il n'y avait plus de lune sur l'horizon. On n'apercevait au ciel que quelques étoiles qui étaient rouges comme du sang. Le cheval s'était arrêté au pied d'un perron qui aboutissait à une grande porte fermée. Pécopin regarda à droite et à gauche, et il lui sembla distinguer tout le long de la façade d'autres perrons au bas desquels se tenaient immobiles d'autres cavaliers arrêtés comme lui et qui semblaient attendre en silence. Pécopin tira son poignard; et il allait heurter du pommeau la balustrade de marbre du perron, quand le cor du vieux chasseur éclata subitement près du château, probablement derrière la façade, puissant, énorme, sonore, assourdissant comme le clairon plein d'orage où souffle le mauvais ange. Ce cor, dont le bruit courbait visiblement les arbres, chantait dans les ténèbres un effroyable hallali. Le cor se tut. A peine eut-il fini, que les portes du château s'ouvrirent en dehors à deux battants, comme si un vent intérieur les eût violemment poussées toutes à la fois. Un flot de lumière en sortit. Le genet monta les degrés du perron, et Pécopin entra dans une vaste salle splendidement illuminée. Les murailles de cette salle étaient couvertes de tapisseries figurant des sujets tirés de l'histoire romaine. Les entre-deux des lambris étaient revêtus de cyprès et d'ivoire. En haut régnait une galerie pleine de fleurs et d'arbres, et dans un angle, sous une rotonde, on voyait un lieu pour les femmes pavé d'agate. Le reste du pavé était une mosaïque représentant la guerre de Troie. Du reste, personne; la salle était déserte. Rien de plus sinistre que cette grande clarté dans cette grande solitude. Le cheval, qui allait de lui-même et dont le pas sonnait gravement sur le pavé, traversa lentement cette première salle et entra dans une seconde chambre, qui était de même illuminée, immense et déserte. De larges panneaux de cèdre sculpté se développaient autour de cette chambre, et dans ces panneaux un mystérieux artiste avait encadré des tableaux merveilleux incrustés de nacre et d'or. C'étaient des batailles, des chasses, des fêtes représentant des châteaux pleins d'artifices à feu assiégés et pris par des faunes et des sauvages, des joutes et des guerres navales avec toutes sortes de vaisseaux courant sur un océan de turquoises, d'émeraudes et de saphirs, qui imitait admirablement la rondeur de l'eau salée et la tumeur de la mer. Au-dessous de ces tableaux une frise fouillée du ciseau le plus fin et le plus magistral figurait, dans les innombrables rapports qu'elles ont entre elles, les trois espèces de créatures terrestres qui contiennent des esprits: les géants, les hommes et les nains; et partout, dans cette œuvre, les géants et les nains humiliaient l'homme, plus petit que les géants et plus bête que les nains. Le plafond pourtant semblait rendre je ne sais quel malicieux hommage au génie humain. Il était entièrement composé de médaillons accostés dans lesquels brillaient, éclairés d'un feu sombre et coiffés de couronnes de Pluton, les portraits de tous les hommes à qui la terre doit des découvertes réputées utiles, et qui, pour ce motif, sont appelés les _bienfaiteurs de l'humanité_. Chacun était là pour l'invention qu'il a faite. Arabus y était pour la médecine, Dédalus pour les labyrinthes, Pisistrate pour les livres, Aristote pour les bibliothèques, Tubalcaïn pour les enclumes, Architas pour les machines de guerre, Noé pour la navigation, Abraham pour la géométrie, Moïse pour la trompette, Amphictyon pour la divination des songes, Frédéric Barberousse pour la chasse au faucon, et le sieur Bachou, Lyonnais, pour la quadrature du cercle. Dans les angles de la voûte et dans les pendentifs se groupaient, comme des maîtresses-constellations de ce ciel d'étoiles humaines, force visages illustres: Flavius, qui a trouvé la boussole; Christophe Colomb, qui a découvert l'Amérique; Botargus, qui a imaginé les sauces de cuisine; Mars, qui a inventé la guerre; Faustus, qui a inventé l'imprimerie; le moine Schwartz, qui a inventé la poudre; et le pape Pontian, qui a inventé les cardinaux. Plusieurs de ces fameux personnages étaient inconnus à Pécopin, par la grande raison qu'ils n'étaient pas encore nés à l'époque où se passe cette histoire. Le chevalier pénétra ainsi, marchant où le menait le pas de son cheval, dans une longue enfilade de salles magnifiques. En l'une d'elles il remarqua sur le mur oriental cette inscription en lettres d'or: «Le caoué des Arabes, autrement dit cavé, est une herbe qui croît en abondance dans l'empire du Turc, et qu'on appelle dans l'Inde l'herbe miraculeuse, étant préparée comme il s'ensuit: prenez demi-once de cette herbe que vous mettrez en poudre et ferez infuser dans une pinte d'eau commune trois ou quatre heures; puis vous la faites bouillir de sorte qu'il y ait un tiers de consommé. Buvez-la peu à peu, quasi comme en humant. Les personnes de condition l'adoucissent avec le sucre et l'aromatisent avec l'ambre gris.» En face, sur le mur occidental, brillait cette autre légende: «Le feu grégeois se fait et excite dans l'eau avec du charbon de saule, du sel, de l'eau-de-vie, du soufre, de la poix, de l'encens et du camphre, lequel même brûle seul dans l'eau sans autre mixtion et consume toute matière.» Dans une autre salle il n'y avait pour tout ornement que le portrait fort ressemblant de ce laquais qui, au festin de Trimalcion, faisait le tour de la table en chantant d'une voix délicate les sauces où il entre du benjoin. Partout des torchères, des lustres, des chandelles et des girandoles, reflétés par d'immenses miroirs de cuivre et d'acier, étincelaient dans ces chambres démesurées et opulentes où Pécopin ne rencontra pas un être vivant, et à travers lesquelles il s'avançait, l'œil hagard et l'esprit trouble, seul, inquiet, effaré, plein de ces idées inexprimables et confuses qui viennent aux rêveurs dans le sombre des bois. Enfin il arriva devant une porte de métail rougeâtre au-dessus de laquelle s'arrondissait, dans un feuillage de pierreries, une grosse pomme d'or, et sur cette pomme il lut ces deux lignes: ADAM A INVENTÉ LE REPAS, ÈVE A INVENTÉ LE DESSERT. XIII Telle auberge, telle table d'hôte. Comme il cherchait à approfondir le sens lugubrement ironique de cette inscription, la porte s'ouvrit lentement, le cheval entra, et Pécopin fut comme un homme qui passe brusquement du plein soleil de midi dans une cave. La porte s'était refermée derrière lui, et le lieu dans lequel il venait d'entrer était si ténébreux, qu'au premier moment il se crut aveuglé. Il apercevait seulement à quelque distance une large lueur blême. Peu à peu ses yeux, éblouis par la lumière surnaturelle des antichambres qu'ils venaient de traverser, s'accoutumèrent à l'obscurité, et il commença à distinguer, comme dans une vapeur, les mille piliers monstrueux d'une prodigieuse salle babylonienne. La lueur qui était au milieu de cette salle prit des contours, des formes s'y dessinèrent, et au bout de quelques instants le chevalier vit se développer dans l'ombre, au centre d'une forêt de colonnes torses, une grande table lividement éclairée par un chandelier à sept branches, à la pointe desquelles tremblaient et vacillaient sept flammes bleues. Au haut bout de cette table, sur un trône d'or vert, était assis un géant d'airain qui était vivant. Ce géant était Nemrod. A sa droite et à sa gauche siégeaient sur des fauteuils de fer une foule de convives pâles et silencieux, les uns coiffés du bonnet à la mauresque, les autres plus couverts de perles que le roi de Bisnagar. Pécopin reconnut là tous les fameux chasseurs qui ont laissé trace dans les histoires: le roi Mithrobuzane, le tyran Machanidas, le consul romain Æmilius Barbula II; Rollo, roi de la mer; Zuentibold, l'indigne fils du grand Arnolphe, roi de Lorraine; Haganon, favori de Charles de France; Herbert, comte de Vermandois; Guillaume Tête-d'Etoupe, comte de Poitiers, auteur de l'illustre maison de Rechignevoisin; le pape Vitalianus; Fardulfus, abbé de Saint-Denis; Athelstan, roi d'Angleterre, et Aigrold, roi de Danemark. A côté de Nemrod se tenait accoudé le grand Cyrus, qui fonda l'empire persan deux mille ans avant Jésus-Christ, et qui portait sur sa poitrine ses armoiries, lesquelles sont, comme on sait, de sinople à un lion d'argent sans vilenie, couronné de laurier d'or à une bordure crénelée d'or et de gueules chargée de huit tierces-feuilles à queue d'argent. Cette table était servie selon l'étiquette impériale, et aux quatre angles il y avait quatre chasseresses distinguées et illustres: la reine Emma, la reine Ogive, mère de Louis d'Outre-mer, la reine Gerberge, et Diane, laquelle, en sa qualité de déesse, avait un dais et un cadenas comme les trois reines. Aucun de ces convives ne mangeait, aucun ne parlait, aucun ne regardait. Une large place vide au milieu de la nappe semblait attendre qu'on servît le repas, et il n'y avait sur la table que des flacons où étincelaient mille boissons des pays les plus variés, le vin de palme de l'Inde, le vin de riz de Bengala, l'eau distillée de Sumatra, l'arak du Japon, le pamplis des Chinois et le pechmez des Turcs. Çà et là, dans de vastes cruches de terre richement émaillée, écumait ce breuvage que les Norwégiens appellent wel, les Goths buska, les Carinthiens vo, les Sclavons oll, les Dalmates bieu, les Hongrois ser, les Bohêmes piva, les Polonais pwo, et que nous nommons bière. Des nègres qui ressemblaient à des démons ou des démons qui ressemblaient à des nègres entouraient la table, debout, muets, la serviette au bras et l'aiguière à la main. Chaque convive avait, comme il convient, son nain à côté de lui. Madame Diane avait son lévrier. En regardant attentivement dans les profondeurs les plus brumeuses de ce lieu extraordinaire, Pécopin vit que dans l'immensité peut-être sans fond de la salle, sous la forêt de colonnes, il y avait une multitude de spectateurs; tous à cheval comme lui, tous en habit de chasse: ombres par l'obscurité, statues par l'immobilité, spectres par le silence. Parmi les plus rapprochés, il crut reconnaître les cavaliers qui accompagnaient le vieux chasseur dans le bois des Pas-Perdus. Comme je viens de le dire, convives, valets, assistants, gardaient un silence effrayant, et plutôt que d'entendre un souffle sortir de cette foule, on eût entendu chuchoter les pierres d'un tombeau. Il faisait très-froid dans ces ténèbres. Pécopin était glacé jusque dans les os; cependant il sentait la sueur ruisseler sur tous ses membres. Tout à coup des jappements retentirent, d'abord lointains, bientôt violents, joyeux et sauvages; puis le cor du vieux chasseur s'y mêla brusquement et se mit à exécuter, avec une splendeur triomphale, un admirable hallali parfaitement étrange et nouveau, qui, retrouvé plusieurs siècles plus tard par Roland de Lattre dans une inspiration nocturne, valut à ce grand musicien, le 6 avril 1574, l'honneur d'être créé par le pape Grégoire XIII chevalier de Saint-Pierre à l'éperon d'or _de numero participantium_. A ce bruit, Nemrod leva la tête, l'abbé Fardulfus se détourna à demi, et Cyrus, qui s'appuyait sur le coude droit, s'appuya sur le coude gauche. XIV Nouvelle manière de tomber de cheval. Les aboiements et le cor se rapprochèrent; une grande porte, faisant face à celle par où Pécopin était entré, s'ouvrit à deux battants, et le chevalier vit venir dans une longue galerie obscure les deux cents valets porte-flambeaux soutenant sur leurs épaules un immense plat d'or vert dans lequel gisait, au milieu d'une vaste sauce, le cerf aux seize andouillers, rôti, noirâtre et fumant. En avant des valets, dont les deux cents torches étaient rouges comme braise, marchait le vieux chasseur, son cor de buffle à la main, à cheval sur le coureur tartare inondé d'écume. Il ne soufflait plus dans sa trompe; mais il souriait courtoisement au milieu des hurlements inouïs de la meute qui escortait le cerf, toujours conduite par le piqueur masqué. Au moment où ce cortége déboucha de la galerie et rentra dans la salle, les torches des valets devinrent bleues et les chiens se turent subitement. Ces effroyables dogues aux gueules de lions et aux rugissements de tigres s'avancèrent à la suite de leur maître, à pas lents, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, les reins frissonnants d'une profonde terreur, les yeux suppliants, vers la table où siégeaient les mystérieux convives toujours blêmes, impassibles et mornes comme des faces de marbre. Arrivé près de la table, le vieux regarda en face les lugubres soupeurs et éclata de rire: «Hombres y mugeres, or çà, vosotros, belle signore, domini et dominæ, amigos mios, comment va la besogne? --Tu viens bien tard, dit l'homme d'airain. --C'est que j'avais un ami à qui je voulais faire voir la chasse, répondit le vieillard. --Oui, répliqua Nemrod, mais regarde.» En même temps, étendant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule de bronze, il désignait derrière lui le fond de la salle. L'œil de Pécopin suivit machinalement l'indication du géant, et il vit au loin se dessiner sur les murailles noires des ogives blanchâtres, comme s'il y eût eu là des fenêtres vaguement frappées par les premières lueurs de l'aube. «Eh bien! reprit le chasseur, il faut dépêcher.» Et, sur un signe qu'il leur fit, les deux cents porte-flambeaux, aidés par les nègres, se disposèrent à placer le cerf rôti sur la table, au pied du chandelier à sept branches. Alors, Pécopin enfonça les éperons dans les flancs du genet, qui lui obéit, chose étrange, peut-être à cause de l'approche du jour, qui affaiblit les sortiléges; il poussa son cheval entre les valets et la table, se dressa debout sur les étriers, mit l'épée à la main, regarda fixement tour à tour les sinistres visages de la grande table et le vieux chasseur et s'écria d'une voix tonnante: «Pardieu! qui que vous soyez, spectres, larves, apparences et visions, empereurs ou démons, je vous défends de faire un pas, ou, par la mort et que Dieu m'aide! je vous apprendrai à tous, même à toi, l'homme de bronze, ce que pèse sur la tête d'un fantôme le soulier de fer d'un chevalier vivant! Je suis dans la caverne des ombres, mais je prétends y faire à ma fantaisie et à ma guise des choses réelles et terribles! ne vous en mêlez pas, mes maîtres! Et toi qui m'as menti, vieux misérable, tu peux bien dégainer en jeune homme, puisque tu souffles dans ta trompe avec plus de rage qu'un taureau. Mets-toi donc en garde, ou, par la messe! je te coupe les reins à travers le ventre, fusses-tu le roi Pluto en personne! --Ah! vous voilà, mon cher! dit le vieux. Eh bien! vous allez souper avec nous.» Le sourire qui accompagnait cette gracieuse invitation exaspéra Pécopin: «En garde, vieux drôle! Ah! tu m'avais fait une promesse et tu m'as trompé! --Hijo! attends la fin! qu'en sais-tu? --En garde, te dis-je! --Ouais! mon bon ami, vous prenez mal les choses. --Rends-moi Bauldour, tu me l'as promis! --Qui vous dit que je ne vous la rendrai pas? Mais qu'en ferez-vous quand vous la reverrez? --Elle est ma fiancée, tu le sais bien, misérable, et je l'épouserai, dit Pécopin. --Et ce sera probablement avant peu un triste et malheureux couple de plus, répondit le vieux chasseur en hochant la tête. Après tout, bah! qu'est-ce que cela me fait? Il faut que les choses soient ainsi. Le mauvais exemple est donné aux mâles et aux femelles d'ici-bas par le mâle et la femelle de là-haut, le soleil et la lune, qui font un détestable ménage et ne sont jamais ensemble. --Holà! trêve à la raillerie, cria le chevalier, ou je t'extermine, et j'extermine ces démons et leurs déesses, et j'en purge cette caverne.» Le vieux répondit avec un rire de bateleur: «Purge, mon ami! voici la formule: séné, rhubarbe, sel d'Epsom. Le séné balaye l'estomac, la rhubarbe nettoie le duodénum, le sel d'Epsom ramone les intestins.» Pécopin furieux s'élança sur lui l'épée haute; mais à peine son cheval avait-il fait un pas qu'il le sentit trembler et s'affaisser. Il regarda. Un froid et blanc rayon de jour pénétrait dans l'antre et glissait sur les dalles bleuies. Excepté le vieux chasseur toujours souriant et immobile, tous les assistants commençaient à s'effacer. Le chandelier et les torches se mouraient; la prunelle des spectres, que la brusque incartade de Pécopin avait un moment ranimée, n'avait plus de regard; et à travers l'énorme torse d'airain du géant Nemrod, comme à travers une jarre de verre, Pécopin distinguait nettement les piliers du fond de la salle. Son cheval devenait impalpable et fondait lentement sous lui. Les pieds de Pécopin étaient près de toucher la terre. Tout à coup un coq chanta. Il y avait je ne sais quoi de terrible dans ce chant clair, métallique et vibrant, qui traversa l'oreille de Pécopin comme une lame d'acier. Au même instant un vent frais passa, son cheval s'évanouit sous lui, il chancela et faillit tomber. Quand il se redressa, tout avait disparu. Il se trouvait seul, debout sur le sol, l'épée à la main, dans un ravin obstrué de bruyères, à quelques pas d'une eau qui écumait dans des rochers, à la porte d'un vieux château. Le jour naissait. Il leva les yeux et poussa un cri de joie. Ce château, c'était le Falkenburg. XV Où l'on voit quelle est la figure de rhétorique dont le bon Dieu use le plus volontiers. Le coq chanta une seconde fois. Son chant partait de la basse-cour du château. Ce coq, dont la voix venait de faire écrouler autour de Pécopin le palais plein de vertiges des chasseurs nocturnes, avait peut-être cette nuit même becqueté les miettes qui tombaient chaque soir des mains bénies de Bauldour. O puissance de l'amour! force généreuse du cœur! chaud rayonnement des belles passions et des belles années! A peine Pécopin eut-il revu ces tours bien-aimées que la fraîche et éblouissante image de sa fiancée lui apparut et le remplit de lumière, et qu'il sentit se dissoudre en lui comme une fumée toutes les misères du passé, et les ambassades, et les rois, et les voyages, et les spectres, et l'effrayant gouffre de visions dont il sortait. Certes, ce n'est pas ainsi, avec la tête haute et le regard enflammé, que le prêtre couronné dont parle le _Speculum historiale_ émergea du milieu des fantômes après qu'il eut visité le sombre et splendide intérieur du dragon d'airain. Et puisque cette figure redoutable vient d'apparaître à celui qui raconte ces histoires, il convient de lui jeter une malédiction et d'imposer ici un stigmate à ce faux sage qui avait deux faces, tournées l'une vers la clarté, l'autre vers l'ombre, et qui était à la fois pour Dieu le pape Sylvestre II et pour le diable le magicien Gerbert. Vis-à-vis les traîtres et les personnages doubles la haine est devoir. Tout Parisien doit en passant une pierre à Périnet Leclerq, tout Espagnol au comte Julien, tout chrétien à Judas, et tout homme à Satan. Du reste, ne l'oublions pas, Dieu met invariablement le jour à côté de la nuit, le bien auprès du mal, l'ange en face du démon. L'enseignement austère de la Providence résulte de cette éternelle et sublime antithèse. Il semble que Dieu dise sans cesse: Choisissez. Au onzième siècle, en regard du prêtre cabaliste Gerbert, il plaça le chaste et savant Emuldus. Le magicien fut pape, le saint docteur fut médecin. En sorte que les hommes purent voir sous le même ciel, parmi les mêmes événements et à la même époque, la science blanche dans la robe noire et la science noire dans la robe blanche. Pécopin avait remis son épée au fourreau et marchait à grands pas vers le manoir dont les fenêtres, déjà égayées d'un rayon de soleil, semblaient rendre à l'aube son sourire. Comme il approchait du pont, duquel il ne reste qu'une arche aujourd'hui, il entendit derrière lui une voix qui disait: «Eh bien, chevalier de Sonneck, ai-je tenu ma promesse?» XVI Où est traitée la question de savoir si l'on peut reconnaître quelqu'un qu'on ne connaît pas. Il se retourna. Deux hommes étaient debout dans la bruyère. L'un était le piqueur masqué, et Pécopin frissonna en l'apercevant. Il portait sous son bras un grand portefeuille rouge. L'autre était un vieux petit homme bossu, boiteux et fort laid. C'était lui qui avait parlé à Pécopin, et Pécopin cherchait à se rappeler où il avait vu ce visage. --Mon gentilhomme, reprit le bossu, tu ne me reconnais donc pas? --Si fait, dit Pécopin. --A la bonne heure! --Vous êtes l'esclave des bords de la mer Rouge. --Je suis le chasseur du bois des Pas-Perdus, répondit le petit homme. C'était le diable. --Sur ma foi, repartit Pécopin, soyez ce qu'il vous plaît d'être; mais, puisqu'en somme vous m'avez tenu parole, puisque me voilà à Falkenburg, puisque je vais revoir Bauldour, je suis vôtre, messire, et en toute loyauté je vous remercie. --Cette nuit tu m'accusais. Que t'ai-je dit? --Vous m'avez dit: Attends la fin. --Eh bien, maintenant tu me remercies; et je te dis encore: Attends la fin! Tu te pressais peut-être trop de m'accuser, tu te hâtes peut-être trop de me remercier. En parlant ainsi, le petit bossu avait un air inexprimable. L'ironie, c'est le visage même du diable. Pécopin tressaillit. --Que voulez-vous dire? Le diable lui montra le piqueur masqué:--Reconnais-tu cet homme? --Oui. --Le connais-tu? --Non. Le piqueur se démasqua: c'était Erilangus. Pécopin se sentit trembler. Le diable continua: --Pécopin, tu étais mon créancier. Je te devais deux choses: cette bosse et ce pied-bot. Or je suis bon débiteur. Je suis allé trouver ton ancien valet Erilangus pour m'informer de tes goûts. Il m'a conté que tu aimais la chasse. Alors j'ai dit: Ce serait dommage de ne pas faire chasser la chasse noire à ce beau chasseur. Comme le soleil baissait je t'ai rencontré dans une clairière. Tu étais dans le bois des Pas-Perdus. J'arrivais à temps; le nain Roulon t'allait prendre pour lui, je t'ai pris pour moi. Voilà. Pécopin frémissait involontairement. Le diable ajouta: --Si tu n'avais eu ton talisman, je t'aurais gardé. Mais j'aime autant que les choses soient comme elles sont. La vengeance se doit assaisonner à diverses sauces. --Mais enfin que veux-tu dire, démon? reprit Pécopin avec effort. Le diable poursuivit: --Pour récompenser Erilangus de ses renseignements, je l'ai fait mon portefeuille. Il a de bons bénéfices. --Mauvais drôle, me diras-tu enfin ce que cela signifie? répéta Pécopin. --Que t'avais-je promis? --Qu'après cette nuit passée en chasse avec toi, au soleil levant, tu me ramènerais au Falkenburg. --T'y voici. --Dis-moi donc, démon, est-ce que Bauldour est morte? --Non. --Est-ce qu'elle est mariée? --Non. --Est-ce qu'elle a pris le voile? --Non. --Est-ce qu'elle n'est plus au Falkenburg? --Si. --Est-ce qu'elle ne m'aime plus? --Toujours. --En ce cas et si tu dis vrai, s'écria Pécopin respirant comme s'il eût été délivré du poids d'une montagne, qui que tu sois et quoi qu'il arrive, je te remercie. --Va donc! dit le diable, tu es content et moi aussi. Cela dit, il saisit Erilangus dans ses bras, quoiqu'il fût petit et qu'Erilangus fut grand; puis, tordant sa jambe difforme autour de l'autre et se dressant sur la pointe du pied, il fit une pirouette, et Pécopin le vit s'enfoncer en terre comme une vrille. Une seconde après il avait disparu. La terre, en se refermant sur le diable, laissa échapper une jolie petite lueur violette semée d'étincelles vertes, qui s'en alla gaiement, avec force gambades et cabrioles, jusqu'à la forêt, où elle resta quelque temps arrêtée et comme accrochée dans les arbres, les colorant de mille nuances lumineuses, ainsi que fait l'arc-en-ciel lorsqu'il se mêle à des feuillages. XVII Les bagatelles de la porte. Pécopin haussa les épaules.--Bauldour est vivante, Bauldour est libre, pensa-t-il, et Bauldour m'aime! Que puis-je craindre? Il y avait hier au soir, avant que je rencontrasse ce démon, cinq ans précisément que je l'avais quittée. Eh bien, il y aura cinq ans et un jour! je vais la revoir plus belle que jamais. La femme, c'est le beau sexe; et vingt ans, c'est le bel âge. Dans ces temps de fidélités robustes, on ne s'étonnait pas de cinq ans. Tout en monologuant de la sorte, il approchait du château et il reconnaissait avec joie chaque bossage du portail, chaque dent de la herse et chaque clou du pont-levis. Il se sentait heureux et bienvenu. Le seuil de la maison qui nous a vus enfants sourit en nous revoyant hommes comme le visage satisfait d'une mère. Comme il traversait le pont, il remarqua près de la troisième arche un fort beau chêne dont la tête dépassait de très-haut le parapet.--C'est singulier! se dit-il, il n'y avait point d'arbre là. Puis il se souvint que deux ou trois semaines avant le jour où il avait rencontré la chasse du palatin il avait joué avec Bauldour au jeu des glands et des osselets, en s'accoudant au parapet du pont, et que, précisément à cet endroit, il avait laissé tomber un gland dans le fossé.--Diable! pensa-t-il, le gland s'est fait chêne en cinq ans. Voilà un bon terrain. Quatre oiseaux perchés dans ce chêne y jasaient à qui mieux mieux; c'étaient un geai, un merle, une pie et un corbeau. Pécopin y fit à peine attention, non plus qu'à un pigeon qui roucoulait dans un colombier et à une poule qui gloussait dans la basse-cour. Il ne songeait qu'à Bauldour et il se hâtait. Le soleil étant sur l'horizon, les valets de conciergerie venaient de baisser le pont-levis. Au moment où Pécopin entra sous la porte, il entendit derrière lui un éclat de rire qui semblait venir de très-loin, quoique parfaitement distinct et fort prolongé. Il regarda partout au dehors et ne vit personne. C'était le diable qui riait dans sa caverne. Il y avait sous la voûte un réservoir d'eau que l'ombre et la réverbération changeaient en miroir. Le chevalier s'y pencha. Après les fatigues de ce long voyage qui lui avait à peine laissé sur le corps quelques haillons, surtout après les secousses de cette nuit de chasse surnaturelle, il s'attendait à avoir effroi de lui-même. Pas du tout. Etait-ce vertu du talisman que lui avait donné la sultane, était-ce effet de l'élixir que le diable lui avait fait boire, il était plus charmant, plus frais, plus jeune et plus reposé que jamais. Ce qui l'étonna surtout, ce fut de se voir couvert de vêtements tout neufs et très-magnifiques. Les idées étaient tellement brouillées dans son cerveau, qu'il ne put se rappeler à quel instant de la nuit on l'avait équipé de la sorte. Il était fort beau ainsi. Il avait l'habit d'un prince et l'air d'un génie. Tandis qu'il se mirait, un peu surpris, mais fort satisfait et se trouvant à son goût, il entendit un second éclat de rire plus joyeux encore que le premier. Il se retourna et ne vit personne. C'était le diable qui riait dans sa caverne. Il traversa la cour d'honneur. Les hommes d'armes se penchèrent aux créneaux des murailles; aucun ne le reconnut, et il n'en reconnut aucun. Les servantes à jupons courts qui battaient le linge au bord des lavoirs se retournèrent; aucune ne le reconnut, et il n'en reconnut aucune. Mais il avait si bonne figure, qu'on le laissa passer. Grande mine suppose grand nom. Il savait son chemin et se dirigea vers la petite tourelle-escalier qui conduisait à la chambre de Bauldour. Tout en franchissant la cour, il lui sembla que les façades du château étaient un peu bien assombries et ridées, et que les lierres qui étaient aux murailles du nord s'étaient démesurément épaissis, et que les vignes qui étaient aux murailles du midi avaient singulièrement grossi. Mais un cœur amoureux s'émerveille-t-il pour quelques pierres noires et quelques feuilles de plus ou de moins? Quand il arriva à la tourelle, il eut quelque peine à en reconnaître la porte. La voûte de cet escalier était une voûte-quartier de vis suspendue en tour ronde, et au moment où Pécopin était parti du pays, le père de Bauldour venait d'en faire reconstruire l'entrée à neuf avec du beau grès blanc de Heidelberg. Or cette entrée, qui, selon le calcul de Pécopin, était bâtie depuis cinq ans à peine, était maintenant fort brunie et toute refendue et rongée par les herbes, et elle abritait sous sa voussure trois ou quatre nids d'hirondelles. Mais un cœur amoureux s'étonne-t-il pour quelques nids d'hirondelles? Si les éclairs avaient coutume de monter les escaliers, je leur comparerais Pécopin. En un clin d'œil il fut au cinquième étage, devant la porte du retrait de Bauldour. Cette porte-là du moins n'était ni noircie ni changée; elle était toujours propre, gaie, nette et sans tache, avec ses ferrures luisantes comme l'argent, avec les nœuds de son bois clairs comme la prunelle d'une belle fille, et l'on voyait que c'était bien cette même porte virginale que la jeune châtelaine n'avait jamais manqué de faire laver par ses femmes chaque matin. La clef était à la serrure, comme si Bauldour eût attendu Pécopin. Il n'avait qu'à poser la main sur cette clef et à entrer. Il s'arrêta. Il était haletant de joie, de tendresse et de bonheur, et un peu aussi d'avoir monté cinq étages. De grandes flammes roses passaient devant ses yeux, et il lui semblait qu'elles rafraîchissaient son front. Un bourdonnement lui remplissait la tête, son cœur battait dans ses tempes. Quand ce premier moment fut calmé, quand le silence commença à se faire en lui, il écouta. Comment dire ce qui s'émut dans cette pauvre âme ivre d'amour? Il entendit à travers la porte le bruit d'un rouet dans la chambre. XVIII Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores. A la rigueur, ce pouvait bien ne pas être le rouet de Bauldour; ce n'était peut-être que le rouet d'une de ses femmes: car auprès de sa chambre Bauldour avait son oratoire, où souvent elle passait ses journées. Si elle filait beaucoup, elle priait plus encore. Pécopin se dit bien un peu tout cela; mais il n'en écouta pas moins le rouet avec ravissement. Ce sont là de ces bêtises d'homme qui aime, qu'on fait surtout quand on a un grand esprit et un grand cœur. Les moments comme celui où se trouvait Pécopin se composent d'extase qui veut attendre et d'impatience qui veut entrer; l'équilibre dure quelques minutes, puis il vient un instant où l'impatience l'emporte. Pécopin tremblant posa enfin la main sur la clef, elle tourna dans la serrure; le pêne céda, la porte s'ouvrit; il entra. --Ah! pensa-t-il, je me suis trompé, ce n'était pas le rouet de Bauldour. En effet, il y avait bien dans la chambre quelqu'un qui filait, mais c'était une vieille femme. Une vieille femme, c'est trop peu dire; c'était une vieille fée, car les fées seules atteignent à ces âges fabuleux et à ces décrépitudes séculaires. Or cette duègne paraissait avoir et avait nécessairement plus de cent ans. Figurez-vous, si vous pouvez, une pauvre petite créature humaine ou surhumaine courbée, pliée, cassée, tannée, rouillée, éraillée, écaillée, renfrognée, ratatinée et rechignée; blanche de sourcils et de cheveux, noire de dents et de lèvres, jaune du reste, maigre, chauve, glabre, terreuse, branlante et hideuse. Et si vous voulez avoir quelque idée de ce visage, où mille rides venaient aboutir à la bouche comme les raies d'une roue au moyeu, imaginez que vous voyez vivre l'insolente métaphore des Latins, _anus_. Cet être vénérable et horrible était assis ou accroupi près de la fenêtre, les yeux baissés sur son rouet et le fuseau à la main comme une Parque. La bonne dame était probablement fort sourde; car au bruit que firent la porte en s'ouvrant et Pécopin en entrant elle ne bougea pas. Cependant le chevalier ôta son infule et son bicoquet, comme il sied devant des personnes d'un si grand âge, et dit en faisant un pas:--Madame la duègne, où est Bauldour? La dame centenaire leva les yeux, laissa tomber son fil, trembla de tous ses petits membres, poussa un petit cri, se souleva à demi sur sa chaise, étendit vers Pécopin ses longues mains de squelette, fixa sur lui son œil de larve, et dit avec une voix faible et osseuse qui semblait sortir d'un sépulcre:--O ciel! chevalier Pécopin, que voulez-vous? vous faut-il des messes? O mon Dieu Seigneur! Chevalier Pécopin, vous êtes donc mort, que voilà votre ombre qui revient? --Pardieu! ma bonne dame,--répondit Pécopin éclatant de rire et parlant très-haut pour que Bauldour l'entendit si elle était dans son oratoire, un peu surpris pourtant que cette duègne sût son nom,--je ne suis pas mort. Ce n'est pas mon ombre qui apparaît; c'est moi qui reviens, s'il vous plaît, moi Pécopin, un bon revenant de chair et d'os. Et je ne veux pas de messes, je veux un baiser de ma fiancée, de Bauldour, que j'aime plus que jamais. Entendez-vous, ma bonne dame! Comme il achevait ces mots, la vieille se jeta à son cou. C'était Bauldour. Hélas, la nuit de chasse du diable avait duré cent ans. Bauldour n'était pas morte, grâce à Dieu ou au démon; mais, au moment où Pécopin, aussi jeune et plus beau peut-être qu'autrefois, la retrouvait et la revoyait, la pauvre fille avait cent vingt ans et un jour. XIX Belles et sages paroles de quatre philosophes à deux pieds ornés de plumes. Pécopin éperdu s'enfuit. Il se précipita au bas de l'escalier, traversa la cour, poussa la porte, passa le pont, gravit l'escarpement, franchit le ravin, sauta le torrent, troua la broussaille, escalada la montagne et se réfugia dans la forêt de Sonneck. Il courut tout le jour, effaré, épouvanté, désespéré, fou. Il aimait toujours Bauldour, mais il avait horreur de ce spectre. Il ne savait plus où en était son esprit, où en était sa mémoire, où en était son cœur. Le soir venu, voyant qu'il approchait des tours de son château natal, il déchira ses riches vêtements ironiques qui lui venaient du diable, et les jeta dans le profond torrent de Sonneck. Puis il s'arracha les cheveux, et tout à coup il s'aperçut qu'il tenait à la main une poignée de cheveux blancs. Puis voilà que subitement ses genoux tremblèrent, ses reins fléchirent; il fut obligé de s'appuyer à un arbre, ses mains étaient affreusement ridées. Dans l'égarement de sa douleur, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, il avait saisi le talisman suspendu à son cou, en avait brisé la chaîne et l'avait jeté au torrent avec ses habits. Et les paroles de l'esclave de la sultane s'étaient sur-le-champ accomplies. Il venait de vieillir de cent ans en une minute. Le matin il avait perdu ses amours, le soir il perdait sa jeunesse. En ce moment-là, pour la troisième fois dans cette fatale journée, quelqu'un éclata de rire quelque part derrière lui. Il se retourna et ne vit personne. Le diable riait dans sa caverne. Que faire après ce dernier accablement? il ramassa à terre un cotret oublié par quelque fagotier; et, appuyé sur ce bâton, il marcha péniblement vers son château, qui par bonheur était fort proche. Comme il y arrivait, il vit aux derniers rayons du crépuscule un geai, une pie, un merle et un corbeau qui étaient perchés sur le toit de la porte entre les girouettes et qui semblaient l'attendre. Il entendit une poule qu'il ne voyait pas et qui disait: _Pécopin! Pécopin!_ Et il entendit un pigeon qu'il ne voyait pas et qui disait: _Bauldour! Bauldour! Bauldour!_ Alors il se souvint de son rêve de Bacharach et des paroles que lui avait adressées jadis--hélas! il y avait cent cinq ans de cela!--le vieillard qui rangeait des souches le long d'un mur: _Sire, pour le jeune homme, le merle siffle, le geai garrule, la pie glapit, le corbeau croasse, le pigeon roucoule, la poule glousse; pour le vieillard, les oiseaux parlent_. Il prêta donc l'oreille, et voici le dialogue qu'il entendit: LE MERLE. Enfin, mon beau chasseur, te voilà de retour! LE GEAI. Tel qui part pour un an croit partir pour un jour. LE CORBEAU. Tu fis la chasse à l'aigle, au milan, au vautour. LA PIE. Mieux eût valu la faire au doux oiseau d'amour! LA POULE. Pécopin! Pécopin! LE PIGEON. Bauldour! Bauldour! Bauldour! LETTRE XXII BINGEN. Un souvenir au peintre Poterlet.--Bingen.--Un peu d'histoire.--Comment les villes se font dans les confluents.--Paysage.--Le Johannisberg.--Le Niederwald.--L'Ehrenfels.--Le Ruppertsberg.--Les ruines de Disibodenberg.--Toutes sortes d'antithèses que le bon Dieu se plaît à faire.--L'auteur dénonce à l'indignation publique l'abominable _restauration_ de l'abbaye de Saint-Denis.--Bingen à vol d'oiseau.--Le couplet de Barberousse.--Les poëtes sont des empereurs; il faut bien que de temps en temps les empereurs soient des poëtes.--Chant de Quasimodo chanté sur le Rhin.--Rudesheim.--Eloge senti et littéraire du vent du sud.--Comment on mange à Bingen.--Un gros major et un savant chétif.--Monographie de la table d'hôte.--Monsieur Chose et monsieur Machin.--Le poëte et l'avocat.--Les sagres bleues.--L'auteur défie qui que ce soit de comprendre quoi que ce soit aux vingt dernières lignes de cette lettre. Mayence, 15 septembre. Vous me grondez dans votre dernière lettre, mon ami, et vous avez un peu tort et un peu raison. Vous avez tort pour ce qui est de l'église d'Epernay, car je n'ai pas réellement écrit ce que vous croyez avoir lu. Et puis en même temps vous avez raison, car il paraît que je n'ai pas été clair. Vous m'écrivez que vous avez pris des renseignements au sujet de l'église d'Epernay, «que je me suis trompé en l'attribuant à monsieur Poterlet-Galichet,» que «monsieur Poterlet-Galichet, brave, digne et honorable bourgeois d'Epernay, est parfaitement étranger à la construction de l'église, et qu'en outre il y a dans la ville deux hommes fort distingués du nom de Poterlet: un ingénieur de rare mérite et un jeune peintre plein d'avenir.» Je souscris à tout cela; et j'ai connu moi-même il y a dix ans un jeune et charmant peintre qui s'appelait _Poterlet_, et qui, si la mort ne l'avait enlevé à vingt-cinq ans, serait aujourd'hui un grand talent pour le public, comme il était en 1829 un grand talent pour ses amis. Mais je n'ai pas dit ce que vous me faites dire. Relisez ma lettre, la seconde, je crois; je n'y attribue pas le moins du monde l'église d'Epernay à monsieur Galichet. Je dis seulement: «Cette église _me fait l'effet_ d'avoir été bâtie,» etc. Plaisanterie quelconque qui ne tombe que sur l'église. Ce petit compte réglé, je reviens d'Epernay à Bingen. La transition est brusque et le pas est large; mais vous êtes de ces écouteurs intelligents et doux, pénétrés de la nécessité des choses et de la loi des natures, qui accordent aux poëtes les enjambements et aux rêveurs les enjambées. Bingen est une jolie et belle ville, à la fois blanche et noire, grave comme une ville antique et gaie comme une ville neuve, qui, depuis le consul Drusus jusqu'à l'empereur Charlemagne, depuis l'empereur Charlemagne jusqu'à l'archevêque Willigis, depuis l'archevêque Willigis jusqu'au marchand Montemagno, depuis le marchand Montemagno jusqu'au visionnaire Holzhausen, depuis le visionnaire Holzhausen jusqu'au notaire Fabre, actuellement régnant dans le château de Drusus, s'est peu à peu agglomérée et amoncelée, maison à maison, dans l'Y du Rhin et de la Nâhe, comme la rosée s'amasse goutte à goutte dans le calice d'un lis. Passez-moi cette comparaison, qui a le tort d'être fleurie, mais qui a le mérite d'être vraie et qui représente fidèlement, et pour tous les cas possibles, le mode de formation d'une ville dans un confluent. Tout contribue à faire de Bingen une sorte d'antithèse bâtie au milieu d'un paysage qui est lui-même une antithèse vivante. La ville, pressée à gauche par la rivière, à droite par le fleuve, se développe en forme de triangle autour d'une église gothique adossée à une citadelle romaine. Dans la citadelle, qui date du premier siècle et qui a longtemps servi de repaire aux chevaliers bandits, il y a un jardin de curé; dans l'église, qui est du quinzième siècle, il y a le tombeau d'un docteur quasi-sorcier, ce Barthélemy de Holzhausen, que l'électeur de Mayence eût probablement fait brûler comme devin s'il ne l'avait payé comme astrologue. Du côté de Mayence rayonne, étincelle et verdoie la fameuse plaine-paradis qui ouvre le Rhingau. Du côté de Coblenz les sombres montagnes de Leyen froncent le sourcil. Ici la nature rit comme une belle nymphe étendue toute nue sur l'herbe; là elle menace comme un géant couché. Mille souvenirs, représentés l'un par une forêt, l'autre par un rocher, l'autre par un édifice, se mêlent et se heurtent dans ce coin du Rhingau. Là-bas ce coteau vert, c'est le joyeux Johannisberg; au pied du Johannisberg, ce redoutable donjon carré qui flanque l'angle de la forte ville de Rudesheim, a servi de tête de pont aux Romains. Au sommet du Niederwald, qui fait face à Bingen, au bord d'une admirable forêt, sur la montagne qui commence maintenant l'encaissement du Rhin, et qui avant les temps historiques en barrait l'entrée, un petit temple à colonnes blanches, pareil à une rotonde de café parisien, se dresse au-dessus du morose et superbe Ehrenfels, construit au douzième siècle par l'archevêque Siegfried, mornes tours qui ont été jadis une formidable citadelle et qui sont aujourd'hui une ruine magnifique. Le joujou domine et humilie la forteresse. De l'autre côté du Rhin, sur le Ruppertsberg, qui regarde le Niederwald, dans les ruines du couvent de Disibodenberg, le puits béni creusé par sainte Hildegarde avoisine l'infâme tour bâtie par Hatto. Les vignes entourent le couvent, les gouffres environnent la tour. Des forgerons se sont établis dans la tour, le bureau des douanes prussiennes s'est installé dans le couvent. Le spectre de Hatto écoute sonner l'enclume, et l'ombre de Hildegarde assiste au plombage des colis. Par un contraste bizarre, l'émeute de Civilis qui détruisit le pont de Drusus, la guerre du Palatinat qui détruisit le pont de Willigis, les légions de Tutor, les querelles des gaugraves Adolphe de Nassau et Didier d'Isembourg, les Normands en 890, les bourgeois de Creuznach en 1279, l'archevêque Baudouin de Trèves en 1334, la peste en 1349, l'inondation en 1458, le bailli palatin Goler de Ravensberg en 1496, le landgrave Guillaume de Hesse en 1504, la guerre de trente ans, les armées de la Révolution et de l'Empire, toutes les dévastations ont successivement traversé cette plaine heureuse et sereine, tandis que les plus ravissantes figures de la liturgie et de la légende, Gela, Jutta, Liba, Guda; Gisèle, la douce fille de Brœmser; Hildegarde, l'amie de saint Bernard; Hiltrude, la pénitente du pape Eugène, ont habité tour à tour ces sinistres rochers. L'odeur du sang est encore dans la plaine, le parfum des saintes et des belles remplit encore la montagne. Plus vous examinez ce beau lieu, plus l'antithèse se multiplie sous le regard et sous la pensée. Elle se continue sous mille formes. Au moment où la Nâhe débouche à travers les arches du pont de pierre sur le parapet duquel le lion de Hesse tourne le dos à l'aigle de Prusse, ce qui fait dire aux Hessois qu'il dédaigne et aux Prussiens qu'il a peur, au moment, dis-je, où la Nâhe, qui arrive tranquille et lente du mont Tonnerre, sort de dessous ce pont-limite, le bras vert de bronze du Rhin saisit brusquement la blonde et indolente rivière et la plonge dans le Bingerloch. Ce qui se fait dans le gouffre est l'affaire des dieux. Mais il est certain que jamais Jupiter ne livra naïade plus endormie à fleuve plus violent. L'église de Bingen est badigeonnée en gris au dehors comme au dedans. Cela est absurde. Pourtant je vous déclare que les abominables restaurations qui se font maintenant en France finiront par me réconcilier avec le badigeon. Pour le dire en passant, je ne connais rien en ce genre de plus déplorable que la restauration de l'abbaye de Saint-Denis, achevée à cette heure, hélas! et la restauration de Notre-Dame de Paris, ébauchée en ce moment. Je reviendrai quelque jour, soyez-en certain, sur ces deux opérations barbares. Je ne puis me défendre d'un sentiment de honte personnelle quand je songe que la première s'est accomplie à nos portes et que la seconde se fait au centre même de Paris. Nous sommes tous coupables de ce double crime architectural, par notre silence, par notre tolérance, par notre inertie, et c'est sur nous tous contemporains que la postérité fera un jour justement retomber son blâme et son indignation, lorsqu'en présence de deux édifices défigurés, abâtardis, parodiés, mutilés, travestis, déshonorés, méconnaissables, elle nous demandera compte de ces deux admirables basiliques, belles entre les belles églises, illustres entre les illustres monuments, l'une qui était la métropole de la royauté, l'autre qui est la métropole de la France. Baissons la tête d'avance. De pareilles restaurations équivalent à des démolitions. Le badigeonnage, lui, se contente d'être stupide. Il n'est pas dévastateur. Il salit, il englue, il souille, il enfarine, il tatoue, il ridiculise, il enlaidit; il ne détruit pas. Il accommode la pensée de César Césariano ou de Herwyn de Steinbach comme la face de Gautier Garguille; il lui met un masque de plâtre. Rien de plus. Débarbouillez cette pauvre façade empâtée de blanc, de jaune, ou de rose, ou de gris, vous retrouverez vivant et pur le vénérable visage de l'église. S'asseoir au haut du Klopp, vers l'heure où le soleil décline, et de là regarder la ville à ses pieds et autour de soi l'immense horizon; voir les monts se rembrunir, les toits fumer, les ombres s'allonger et les vers de Virgile vivre dans le paysage; aspirer dans un même souffle le vent des arbres, l'haleine du fleuve, la brise des montagnes et la respiration de la ville, quand l'air est tiède, quand la saison est douce, quand le jour est beau, c'est une sensation intime, exquise, inexprimable, pleine de petites jouissances secrètes voilées par la grandeur du spectacle et la profondeur de la contemplation. Aux fenêtres des mansardes, de jeunes filles chantent les yeux baissés sur leur ouvrage; les oiseaux babillent gaiement dans les lierres de la ruine, les rues fourmillent de peuple, et ce peuple fait un bruit de travail et de bonheur; des barques se croisent sur le Rhin, on entend les rames couper la vague, on voit frissonner les voiles; les colombes volent autour de l'église; le fleuve miroite, le ciel pâlit; un rayon de soleil horizontal empourpre au loin la poussière sur la route ducale de Rudesheim à Biberich et fait étinceler de rapides calèches, qui semblent fuir dans un nuage d'or, portées par quatre étoiles. Les laveuses du Rhin étendent leur toile sur les buissons; les laveuses de la Nâhe battent leur linge, vont et viennent, jambes nues et les pieds mouillés, sur des radeaux formés de troncs de sapins amarrés au bord de l'eau, et rient de quelque touriste qui dessine l'Ehrenfels. La tour des Rats, présente et debout au milieu de cette joie, fume dans l'ombre des montagnes. Le soleil se couche, le soir vient, la nuit tombe, les toits de la ville ne font plus qu'un seul toit, les monts se massent en un seul tas de ténèbres où s'enfonce et se perd la grande clarté blanche du Rhin. Des brumes de crêpe montent lentement de l'horizon au zénith; le petit dampschiff de Mayence à Bingen vient prendre sa place de nuit le long du quai, vis-à-vis de l'hôtel Victoria; les laveuses, leurs paquets sur la tête, s'en retournent chez elles par les chemins creux; les bruits s'éteignent, les voix se taisent; une dernière lueur rose, qui ressemble au reflet de l'autre monde sur le visage blême d'un mourant, colore encore quelque temps, au faîte de son rocher, l'Ehrenfels, pâle, décrépit et décharné.--Puis elle s'efface,--et alors il semble que la tour de Hatto, presque inaperçue deux heures auparavant, grandit tout à coup et s'empare du paysage. Sa fumée, qui était sombre pendant que le jour rayonnait, rougit maintenant peu à peu aux réverbérations de la forge, et, comme l'âme d'un méchant qui se venge, devient lumineuse à mesure que le ciel devient noir. J'étais, il y a quelques jours, sur la plate-forme du Klopp, et, pendant que toute cette rêverie s'accomplissait autour de moi, j'avais laissé mon esprit aller je ne sais où, quand une petite croisée s'est subitement ouverte sur un toit au-dessous de mes pieds, une chandelle a brillé, une jeune fille s'est accoudée à la fenêtre, et j'ai entendu une voix claire, fraîche, pure,--la voix de la jeune fille,--chanter ce couplet sur un air lent, plaintif et triste: Plas mi cavalier frances, E la dona catalana, E l'onraz del ginoes, E la court de castelana, Lou contaz provencales, E la danza trevizana, E lou corps aragones, La mans a kara d'angles, E lou donzel de Toscana. J'ai reconnu les joyeux vers de Frédéric Barberousse, et je ne saurais vous dire quel effet m'a fait, dans cette ruine romaine métamorphosée en villa de notaire, au milieu de l'obscurité, à la lueur de cette chandelle, à deux cents toises de la tour des Rats, changée en serrurerie, à quatre pas de l'hôtel Victoria, à dix pas d'un bateau à vapeur omnibus, cette poésie d'empereur devenue poésie populaire, ce chant de chevalier devenu chanson de jeune fille, ces rimes romanes accentuées par une bouche allemande, cette gaieté du temps passé transformée en mélancolie, ce vif rayon des croisades perçant l'ombre d'à présent et jetant brusquement sa lumière jusqu'à moi, pauvre rêveur effaré. Au reste, puisque je vous parle ici des musiques qu'il m'est arrivé d'entendre sur les bords du Rhin, pourquoi ne vous dirais-je pas qu'à Braubach, au moment où notre dampschiff stationnait devant le port pour le débarquement des voyageurs, des étudiants, assis sur le tronc d'un sapin détaché de quelque radeau de la Murg, chantaient en chœur, avec des paroles allemandes, cet admirable air de Quasimodo, qui est une des beautés les plus vives et les plus originales de l'opéra de mademoiselle Bertin? L'avenir, n'en doutez pas, mon ami, remettra à sa place ce sévère et remarquable opéra, déchiré à son apparition avec tant de violence et proscrit avec tant d'injustice. Le public, trop souvent abusé par les tumultes haineux qui se font autour de toutes les grandes œuvres, voudra enfin reviser le jugement passionné fulminé unanimement par les partis politiques, les rivalités musicales et les coteries littéraires, et saura admirer un jour cette douce et profonde musique, si pathétique et si forte, si gracieuse par endroits, si douloureuse par moments; création où se mêlent, pour ainsi dire dans chaque note, ce qu'il y a de plus tendre et ce qu'il y a de plus grave, le cœur d'une femme et l'esprit d'un penseur. L'Allemagne lui rend déjà justice, la France la lui rendra bientôt. Comme je me défie un peu des curiosités locales exploitées, je n'ai pas été voir, je vous l'avoue, la miraculeuse corne de bœuf, ni le lit nuptial, ni la chaîne de fer du vieux Brœmser. En revanche j'ai visité le donjon carré de Rudesheim, habité à cette heure par un maître intelligent qui a compris que cette ruine devait garder son air de masure pour garder son air de palais. Les logis sont comme les gentilshommes, d'autant plus nobles qu'ils sont plus anciens. L'admirable manoir que ce donjon carré! Des caves romaines, des murailles romanes, une salle des Chevaliers, dont la table est éclairée d'une lampe fleuronnée pareille à celle du tombeau de Charlemagne, des vitraux de la renaissance, des molosses presque homériques qui aboient dans la cour, des lanternes de fer du treizième siècle accrochées au mur, d'étroits escaliers à vis, des oubliettes dont l'abîme effraye, des urnes sépulcrales rangées dans une espèce d'ossuaire, tout un ensemble de choses noires et terribles, au sommet duquel s'épanouit une énorme touffe de verdure et de fleurs. Ce sont les mille végétations de la ruine que le propriétaire actuel, homme de vrai goût, entretient, épaissit et cultive. Cela forme une terrasse odorante et touffue, d'où l'on contemple les magnificences du Rhin. Il y a des allées dans ce monstrueux bouquet, et l'on s'y promène. De loin, c'est une couronne, de près, c'est un jardin. Les coteaux de Johannisberg abritent ce vénérable donjon et le protégent contre le nord. Le vent tiède du midi y entre par les fenêtres ouvertes sur le Rhin. Je ne connais pas de souffle plus charmant et de vent plus littéraire que le vent du sud. Il fait germer dans la tête des idées riantes, profondes, sérieuses et nobles. En réchauffant le corps il semble qu'il éclaire l'esprit. Les Athéniens, qui s'y connaissaient, ont exprimé cette pensée dans une de leurs plus ingénieuses sculptures. Dans les bas-reliefs de la tour des Vents, les vents glacés sont hideux et poilus, et ont l'air stupide, et sont vêtus comme des barbares; les vents doux et chauds sont habillés comme des philosophes grecs. A Bingen, je voyais quelquefois à l'extrémité de la salle où je dînais deux tables fort différemment servies. A l'une était assis, tout seul, un gros major bavarois, parlant un peu français, lequel regardait tous les jours passer devant lui, sans presque y toucher, un vrai dîner allemand complet à cinq services. A l'autre table s'accoudait mélancoliquement devant un plat de choucroute un pauvre diable, qui, après avoir mangé sa maigre pitance, achevait de dîner en dévorant des yeux le festin pantagruélique de son voisin. Je n'ai jamais mieux compris qu'en présence de cette vivante parabole le mot de d'Ablancourt: _La Providence met volontiers l'argent d'un côté et l'appétit de l'autre_. Le pauvre diable était un jeune savant, pâle, sérieux et chevelu, fort épris d'entomologie et un peu amoureux d'une servante de l'auberge, ce qui est un goût de savant. Du reste un savant amoureux est un problème pour moi. Comment se comporte la passion, avec ses soubresauts, ses colères, sa jalousie et son temps perdu, au milieu de ce calme enchaînement d'études exactes, d'expérimentations froides et d'observations minutieuses qui compose la vie du savant? Vous représentez-vous, par exemple, de quelle façon pouvait être amoureux le docte Huxham, qui dans son beau traité _de Aere et Morbis epidemicis_, a consigné, mois par mois, de 1724 à 1746, les quantités de pluie tombées à Plymouth pendant vingt-deux années consécutives? Vous figurez-vous Roméo, l'œil au microscope, comptant les dix-sept mille facettes de l'œil d'une mouche; don Juan, en tablier de serge, analysant le paratartrate d'antimoine et le paratartrovinate de potasse; et Othello, courbé sur une lentille de premier grossissement, cherchant des gaillonnelles et des gomphonèmes dans la farine fossile des Chinois? Quoi qu'il en soit, en dépit de toute théorie contraire, mon entomologiste était amoureux. Il causait parfois, parlait français mieux que le major, et avait un assez beau système du monde, mais il n'avait pas le sou. J'aime les systèmes, quoique j'y croie peu. Descartes rêve, Huyghens modifie les rêveries de Descartes, Mariotte modifie les modifications de Huyghens. Où Descartes voit des étoiles, Huyghens voit des globules et Mariotte voit des aiguilles. Qu'y a-t-il de prouvé dans tout cela? Rien que la brièveté de l'homme et la grandeur de Dieu. C'est quelque chose. Après tout, je le dis, j'aime les systèmes. Les systèmes sont les échelles au moyen desquelles on monte à la vérité. Quelquefois mon jeune savant venait boire une bouteille de bière à l'heure de la table d'hôte; je prenais un journal, je m'asseyais dans l'embrasure d'une croisée et je l'observais. La table d'hôte de l'hôtel Victoria était fort mêlée et fort peu harmonieuse, comme tout ce que le hasard fait par juxtaposition. Il y avait au haut bout une assez vieille dame anglaise avec trois jolis enfants. Une duègue plutôt qu'une nourrice; une tante plutôt qu'une mère. Je plaignais fort les pauvres petits. La main de la bonne dame était un magasin de tapes. Le major dînait quelquefois à côté de la dame pour se mettre en appétit. Il causait avec un avocat parisien en vacances, lequel allait à Bade _parce que_, disait-il, _il faut bien y aller, tout le monde y va_. Près de l'avocat s'asseyait un noble et digne gentilhomme à cheveux blancs, plus qu'octogénaire, qui avait cet air doux que donne l'approche de la tombe et qui citait volontiers des vers d'Horace. Comme il n'avait pas de dents, le mot _mors_ dans sa prononciation se changeait en _mox_: ce qui dans cette bouche de vieillard avait un sens mélancolique. En face du vieillard se posait un monsieur qui faisait des vers français et qui lut un jour à ses voisins, après boire, un dithyrambe en vers libres sur la Hollande, où il parlait pompeusement des harangues qui sortent de la mer. Des harangues dans la mer! J'avoue que, pour ma part, je n'y aurais guère trouvé que des harengs. Le tout était complété par deux gros marchands alsaciens, enrichis par la contrebande des peaux de belettes, qui sont aujourd'hui électeurs et jurés et qui fumaient leurs pipes tout en se racontant l'un à l'autre des histoires toujours les mêmes. Quand ils les avaient finies ils les recommençaient. Comme ils avaient invariablement oublié le nom des personnages dont ils parlaient, l'un disait _M. Chose_, et l'autre _M. Machine_. Ils se comprenaient. Le faiseur de vers,--le poëte, si vous voulez,--était un gaillard classique, philosophe, constitutionnel, ironique et voltairien, qui se plaisait à _saper_, comme il disait, _les préjugés_, c'est-à-dire à insulter, tout en répétant des lieux communs contre des vieilleries, beaucoup de choses graves, mystérieuses et saintes que les hommes respectent. Il aimait à _donner_, c'était son expression, _de grands coups de lance dans les erreurs humaines_; et, quoiqu'il ne lui arrivât jamais d'attaquer les véritables moulins à vent du siècle, il s'appelait lui-même dans ses gaietés _don Quichotte_. Je l'appelais _don Quichoque_. Quelquefois le poëte et l'avocat, bien que faits pour s'entendre, se querellaient. Le poëte, pour compléter son portrait, était une intelligence inintelligible, un esprit trouble en tout, un de ces hommes empêchés qui bredouillent en parlant et qui griffonnent en écrivant. L'avocat l'écrasait de sa supériorité. Parfois le poëte s'emportait et fâchait l'autre. Alors l'avocat irrité parlait deux heures durant avec une éloquence claire, limpide, coulante, transparente, intarissable, comme parle le robinet de ma fontaine quand il a mis son bonnet de travers. Sur ce, l'entomologiste, qui avait de l'esprit, s'amusait à son tour à écraser l'avocat. Il parlait sérieusement bien, se faisait admirer de la cantonnade, et regardait de temps en temps de côté si la jolie maritorne l'écoutait. Il avait un jour fort pertinemment péroré à propos de vertu, de résignation et de renoncement; mais il n'avait pas mangé. Or c'est un maigre souper que la philosophie quand on n'a rien à mettre dessus. Je l'invitai à dîner, et, quoiqu'il eût à peine pu deviner, aux deux ou trois mots que j'avais prononcés, de quel pays j'étais, il voulut bien accepter. Nous causâmes. Il me prit en amitié, et nous fîmes dans l'île des Rats et sur la rive droite du Rhin quelques excursions ensemble. Je payais le batelier. Un soir, comme nous revenions de la tour de Hatto, je le priai de souper avec moi. Le major était à table. Mon docte compagnon avait pris dans l'île un beau scarabée à cuirasse d'azur, et, tout en me le montrant, il s'avisa de me dire: _Rien n'est beau comme les sagres bleues_. Sur ce, le major, qui écoutait, ne put s'empêcher de l'interrompre:--_Pardieu, monsieur!_ fit-il, _les sacrebleu ont du bon parfois pour faire marcher les soldats et les chevaux, mais je ne vois pas ce qu'ils ont de beau_. Voilà toutes mes aventures à Bingen. Du reste, quoique cette ville ne soit pas grande, c'est une de celles où s'épanche le plus largement, du commissionnaire au batelier, du batelier au cicerone, du cicerone à la servante, de la servante au valet d'auberge, cette cascade de pourboires que je vous ai décrite ailleurs, et au bas de laquelle la bourse de l'infortuné voyageur arrive parfaitement exterminée, aplatie et vide. A propos, depuis Bacharach je suis sorti des thalers, des silbergrossen et des pfennings, et je suis entré dans les florins et les kreutzers. L'obscurité redouble. Voici, pour peu qu'on se hasarde dans une boutique, comment on dialogue avec les marchands: «Combien ceci?» Le marchand répond: «Monsieur, un florin cinquante-trois kreutzers.--Expliquez-vous plus clairement.--Monsieur, cela fait un thaler et deux gros et dix-huit pfennings de Prusse.--Pardon, je ne comprends pas encore. Et en argent de France?--Monsieur, un florin vaut deux francs trois sous et un centime; un thaler de Prusse vaut trois francs trois quarts; un silbergrossen vaut deux sous et demi; un kreutzer vaut les trois quarts d'un sou; un pfenning vaut les trois quarts d'un liard.» Alors je réponds comme le don César que vous savez: _C'est parfaitement clair_, et j'ouvre ma bourse au hasard, me fiant à la vieille honnêteté qui est probablement cet autel des Ubiens dont parle Tacite. _Ara Ubiorum._ Les ténèbres se compliquent de la prononciation. _Kreutzer_ se prononce chez les Hessois _creusse_, chez les Badois _criche_ et en Suisse _cruche_. TABLE. LETTRE XVIII. Bacharah. 1 LETTRE XIX. Feuer! Feuer! 8 LETTRE XX. De Lorch à Bingen. 17 LETTRE XXI. Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour. 66 LETTRE XXII. Bingen. 143 Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation, rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon. TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirard, 9